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littérature - Page 12

  • Le théâtre de Racine : le modèle le plus accompli de la tragédie française classique

    racine.jpgNé le 21 décembre 1639 à la Ferté-Milon (Aisne),  élevé en partie à Port-Royal, et destiné d’abord à la théologie, Jean Racine est le troisième monstre sacré du théâtre au dix-septième siècle, avec Molière et Corneille. Pourtant sa carrière commença bien mal puisqu’il fit représenter, en 1664, une première et médiocre tragédie, la Thébaïde, ou les Frères ennemis. La seconde, Alexandre (1665), fut déjà nettement meilleure. Puis Il faudra attendre Andromaque (1667) pour qu’enfin son génie se révèle dans toute sa splendeur. Ensuite viendront l’amusante comédie des Plaideurs (1668) ce qui témoigne de son éclectisme, et six tragédies qui sont autant de chefs d’œuvre : Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie en Aulide (1674), Phèdre (1677).

    A cette époque, lassé des attaques de ses adversaires, de plus en plus préoccupé de son salut et de ce qu’il doit à Dieu, se consacrant aussi aux devoirs  nouveaux que lui crée son mariage (1677) après une vie dissolue jusque-là, plus le cœur qu’il met dans sa charge d’historiographe du roi, l’accompagnant dans toutes ses campagnes, il renonce au théâtre. Toutefois, cédant aux supplications de Madame de Maintenon, il fait représenter à Saint-Cyr, Esther (1689), et dans les appartements du roi, Athalie (1691), la plus originale de ses productions. A ce propos, plus généralement, le théâtre de Racine nous offre le modèle le plus accompli de la tragédie française classique, et l’on chercherait vainement quelle sorte de mérite a manqué à ce grand homme. Tout y était : propriété du style, souplesse de la versification, juste ordonnance d’une intrigue naissant du choc même des passions, mais aussi naturel et profondeur dans la peinture des caractères les plus complexes.

    Les chœurs d’Esther et d’Athalie, ainsi que les quatre Cantiques spirituels qu’il publia en 1694, assurent encore à Racine  un rang élevé parmi les poètes lyriques de la France. Ses épigrammes, ainsi que quelques uns de ses écrits en prose, décèlent l’esprit le plus fin, le plus aiguisé, parfois aussi le plus mordant, notamment vis-à-vis des Messieurs de Port-Royal, ces derniers ne louant que leurs amis et n’ayant de cesse de critiquer leurs ennemis au mépris de la vérité, sans oublier ses railleries cruelles à l’égard des magistrats dans les Plaideurs.  Bref, Racine était un génie de la littérature et du théâtre, ce qui lui permit, avec Boileau, d’être nommé historiographe du roi  (1677) sur proposition de la marquise de Montespan (maîtresse du roi) et sa sœur, Madame de Thianges. Cette nomination lui valut de nombreuses inimitiés, dont celle de Madame de Sévigné qui soutenait plutôt son cousin pour accomplir cette mission.

    Dans ce cadre il  s’était occupé d’amasser pendant des années des matériaux pour écrire l’histoire du règne de Louis XIV. Hélas, à l’exception de quelques fragments, tout périt dans l’incendie de la maison que Valincour, son successeur comme historiographe, possédait à Saint-Cloud (1726). Cet accident était d’autant plus fâcheux que les travaux de Racine avaient une haute valeur historique, même si certains lui avaient reproché de faire la part trop belle à son grand roi, ce en quoi ils avaient tort, car Racine s’était aussi plu à faire ressortir les belles actions des simples soldats, éternels oubliés après les combats. Racine mourut le 22 avril 1699 et fut enterré à Port-Royal.

    Parmi les écrits en prose de Racine, il y en a un qui retient particulièrement l’attention, le Discours prononcé dans l’Académie française le 2 janvier 1685, dans lequel Racine répond en qualité de directeur de l’Académie française au discours de réception de Thomas Corneille, élu en remplacement de son frère, et lui-même auteur d’un grand nombre de tragédies, dont les plus connues sont Ariane et le Comte d’Essex. Dans ce discours,  Racine fait ressortir les grandes qualités de Corneille, notamment celle consistant pour les auteurs s’inspirant de l’espagnol, d’avoir su prêter à des personnages héroïques un langage et des sentiments naturels. Il en profitera aussi, à travers son compliment à l’auteur du Cid, pour flatter une nouvelle fois Louis XIV qu’il appelle Louis le Grand, par une phrase admirable dont il avait le secret : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes ».

    Un dernier mot enfin pour souligner la chance que j’ai eue d’avoir des professeurs de français qui aimaient Racine, et qui m’ont fait découvrir à travers les pièces que nous étudions la diversité de son théâtre. Dans Bérénice, nous sommes en présence d’une pièce qui est d’abord une élégie sentimentale et romanesque. La séparation forcée de deux amoureux est toujours triste, comme en témoignent les larmes des deux héros, mais ce n’est pas pour autant un spectacle tragique. Dans Andromaque et Iphigénie Racine apparaît comme le poète de la passion et de ses désordres, ce qui n’empêche pas ses héros d’exprimer avec une touchante délicatesse les plus nobles sentiments du cœur. Dans Phèdre, la passion va au-delà de l’entendement et devient une folie qui provoque les pires catastrophes. En fait le poète est remarquable parce qu’il est capable de pénétrer jusqu’aux dernières divisions de la conscience.

    Michel Escatafal

  • Molière, suite...

    Dans la suite de ce que j’écrivais sur Molière, j’ai voulu noter quelques remarques ou anecdotes qui m’ont particulièrement marqué en relisant  son œuvre, avec quelques pièces qui méritent davantage considération que celle qu’on leur accorde généralement. La première qui me vient à l’esprit est l’Ecole des Maris, peut-être parce que je suis un admirateur inconditionnel du théâtre espagnol. Cette pièce, écrite en 1661, présente en effet une ressemblance frappante entre la situation des deux frères de l’Ecole des Maris à l’égard des deux jeunes filles dont l’éducation leur est confiée, et celle des deux principaux héros d’une comédie espagnole d’Antonio de Mendoza, El marido hace mujer (1643), qui est sans nul doute l’une des principales sources de la pièce de Molière. Cela étant, l’idée de traduire sur la scène deux systèmes d’éducation opposés, a fourni matière à un grand nombre d’auteurs comiques depuis les Adelphes  de Térence, dont Molière s’est certainement souvenu, comme s’en était souvenu au seizième siècle, Pierre de Larivey dans sa comédie des Esprits.

    Dans cette pièce, comme dans d’autres, on voit souvent apparaître le nom de Sganarelle. Sganarelle est un nom traditionnel, à l’origine incertaine, que Molière a donné plusieurs fois dans ses comédies à un personnage comique dont il remplissait lui-même le rôle. Autre nom qui m’a interpellé, Ariste, mot grec francisé qui signifie « très bon », et qui n’est donné qu’aux personnages qui représentent le bon sens. Dans un tout autre ordre d’idées, on trouve dans  l’Ecole des Maris des renseignements intéressants sur la manière d’être des gens à l’époque.

    Ainsi dans une longue tirade de Sganarelle, on évoque des jeunes élégants qui se parfumaient avec de l’essence de muguet, d’où le nom de « jeunes muguets » donné par Molière. Ce dernier parle aussi de « blonds cheveux », ce qui permet de  découvrir que les jeunes gens qui avaient des cheveux naturellement abondants et bouclés les laissaient flotter sur leurs épaules, préparant ainsi l’arrivée en masse de la perruque (1661), laquelle ne l’oublions pas est devenue à la mode suite à la perte de cheveux de Louis XIV après la fièvre typhoïde qu’il contracta en 1658.

    Un peu plus loin, Sganarelle évoque aussi « ces cotillons appelés hauts-de-chausses », larges comme des jupes de femme, et qui étaient la partie du vêtement des hommes qui couvrait le corps de la ceinture aux genoux. Ce haut-de-chausses très large s’appelait en réalité rhingrave. Il faisait partie des vêtements favoris des hommes de la cour, la mode en ayant été introduite par un prince allemand ou rheingraf (comte du Rhin), que l’on croit être Frédéric, seigneur de Neuviller, gouverneur de Maëstricht pour la Hollande (mort en 1673), qui à plusieurs reprises séjourna longuement à Paris, et qu’on appelait particulièrement Monsieur le Rhingrave.

    Autre pièce qui a suscité mon intérêt, Mélicerte. La pastorale de Mélicerte (1666) avait été composée pour prendre place dans le Ballet des Muses (auteur Benserade 1612-1691),  dansé en présence de toute la cour et dans lequel le roi tenait un rôle. Dans l’acte 1, Lycarsis dit du roi de Thessalie : « Dans toute sa personne il a je ne sais quoi/ Qui d’abord fait juger que c’est un grand roi », ce qui en réalité est une manière de louer Louis XIV sans sortir du ton de la comédie, comme en témoigne la manière dont il égratigne au passage les courtisans : « Et l’on dirait d’un tas de mouches reluisantes/ Qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel ».

    Enfin comment ne pas parler d’une pièce écrite en prose, Les Précieuses Ridicules, qui vaut non seulement par ses éléments de comique, mais aussi par la manière dont Molière fait ressortir un mouvement  à la fois social, intellectuel et artistique qu’est la préciosité. A ce propos il faut savoir que ce mouvement avait dans un premier temps suscité l’admiration. Les habitués de l’hôtel de Rambouillet avaient été honorés, en signe précisément de l’admiration qu’ils inspiraient, du nom de « précieux » et « précieuses », c’est-à-dire hommes, femmes d’un grand prix. Mais lorsque les romans de Mademoiselle de Scudéry eurent mis à la mode, jusque dans la bourgeoisie  et dans les provinces, le langage raffiné et la délicatesse excessive des sentiments, le mot de « précieux »commença à être pris péjorativement.

    Au reste Molière, dans sa préface de la comédie (1659), écrivait : « Les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d’être bernés ; ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi, aussi les véritables Précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal ».

    Il est vrai que parler constamment par métaphores, et utiliser systématiquement les adverbes « furieusement », « terriblement », « épouvantablement », « horriblement », dans le sens de « très », « beaucoup » a effectivement de quoi être considéré comme autant de marque d’affectation. Cependant  je préfère encore cette affectation que cette manie que l’on a aujourd’hui d’employer à tout propos des mots anglais, notamment à la télévision, qui pourraient avantageusement être remplacés par des mots bien français. Dommage que Molière ne soit plus là pour se moquer de ces gens qui, à défaut d'être « précieux », sont « furieusement » ridicules.

    Michel Escatafal

  • La Fontaine : nul n'a mieux aimé, mieux compris la nature

    la Fontaine.jpgNé le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, mort à Paris le 13 avril 1695, Jean de la Fontaine qui hérita d’une charge de maître des eaux et forêts que son père avait exercée, et qui fut marié à vingt-six ans, dut renoncer bientôt à son emploi tout en se montrant époux aussi peu recommandable qu’incapable magistrat. Les anecdotes si abondantes que la tradition nous a conservées sur ses habitudes et ses distractions ne sont sans doute pas toutes vraies, mais l’impression que sa conduite avait laissée dans les esprits doit s’y refléter. Jusque dans sa vieillesse, sa vie manqua toujours de gravité, même s’il sut faire preuve de fidélité vis-à-vis de ses bienfaiteurs. Parmi ceux-ci le surintendant Fouquet qui en fit son protégé, au point de le faire vivre chez lui pendant sept ans. La Fontaine lui resta fidèle dans la disgrâce et écrivit en sa faveur l’Elégie aux nymphes de Vaux (1661) et une Ode au roi (1663).

    Citons encore parmi ses œuvres, trois poèmes assez peu intéressants, Adonis (publié en 1669), la Captivité de saint Malc (1673), le Quinquina (1682), quelques comédies, un agréable récit en deux livres, prose et vers mêlés, des Aventures de Psyché (1669), de forts jolies lettres à sa femme écrites pendant un voyage au centre de la France (1663), cinq livres de Contes et Nouvelles, imités pour la plupart, de Boccace (1665-1695), et surtout ses incomparables et inimitables Fables (deux cent trente neuf au total), dont les trois premiers livres parurent en 1668, les trois suivants en 1669 ; les livres VII, VIII, et IX en 1678, les deux suivants en 1679, le douzième et dernier en 1694.

    Il est évidemment inutile de s’étendre sur ces fables, imitées des modèles antiques comme Phèdre ou Esope quant au déroulement des histoires, dont aucune n’est insignifiante, et dont plus de la moitié  sont de purs chefs d’œuvre. Tout le monde sait qu’elles sont également remarquables par la variété des sujets, la netteté de la composition, le pittoresque des descriptions, la vérité des caractères, le mouvement dramatique du récit, la sincérité du sentiment poétique, la richesse du vocabulaire, l’heureuse diversité des rythmes. Il n’est pas jusqu’à la morale qui y est jointe ou qui s’en dégage, encore qu’on ait pu, non sans raison, l’accuser de manquer souvent d’élévation, qui ne soit parfois aussi originale que le récit lui-même. En effet,  sans parler de pièces comme l’Animal dans la lune, les Deux rats, le Renard et l’œuf, où il s’est essayé et où il a réussi à traiter, dans le style aisé d’une conversation en vers, de quelques points de métaphysique, quelles plus belles et majestueuses leçons que celles qu’on peut retirer de fables comme le Chêne et le Roseau, l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, l’Homme et la Couleuvre, le Songe d’un habitant du Mogol, le Paysan du Danube ?

    Quelles leçons surtout, sont plus différentes de ces préceptes de morale familière et pratique que la fable jusque-là semblait seulement destinée à enseigner ? Ce qu’on trouverait plus rarement dans l’œuvre de La Fontaine, c’est l’expression de ces sérieux sentiments que fait naître dans les âmes d’élite la méditation de la vie, des devoirs qu’elle comporte, de la fin vers laquelle elle tend. C’est par là peut-être que ce virtuose  de la poésie qui, en dehors des joies de l’art et du travail, ne voulut connaître de la vie que les jouissances qu’elle peut procurer, reste en somme un moraliste incomplet. Cela dit, nul poète n’a mieux senti le prix du naturel, nul n’a mieux aimé et mieux compris la nature, nul n’a trouvé dans son génie, avec moins d’effort en apparence, plus de ressources pour le peindre.

    Parmi les fables qui valent la peine d’être détachées, je citerais l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, parce que La Fontaine n’a pas peur de discuter de questions de philosophie. Tout le monde a souligné dans cette fable son aisance, sa précision, vivifiée par l’abondance des images, dans l’exposition et la discussion des doctrines, mais aussi la souplesse expressive de sa versification. De même dans la fable intitulée Un animal dans la lune, toute philosophique, La Fontaine traite en vers la question de la « perception externe », pour parler comme les philosophes, désignant la faculté que nous avons de connaître le monde extérieur. Dans cette fable il y a aussi dans la dernière partie une allusion historique à la lutte que la France, aidée un temps par l’Angleterre, soutint contre la coalition de la Hollande, l’Espagne et l’Autriche entre 1672 et 1679.

    Dans le Serpent et la Lime, La Fontaine nous montre aussi un autre aspect de son art, en prenant la défense de Boileau, lequel après avoir publié en 1666 ses premières « Satires » fut en proie à de violentes attaques.  C’est ainsi qu’il écrivit ces vers admirables : « Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre, Qui n'étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.  Vous vous tourmentez vainement.
    Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages sur tant de beaux ouvrages ? Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant ». Boileau, qui pourtant fut un rival pour La Fontaine lors sa nomination à l’Académie, ne pouvait rêver meilleur défenseur !

    A propos de sa réception à l’Académie française (1684), j’ai été impressionné par le discours que lut La Fontaine à Madame de la Sablière, appelée Iris dans ce texte comme dans plusieurs autres. Il faut dire que cette dame (1636-1693) fut sa plus constante protectrice, chez laquelle il passa vingt ans. Il faut ajouter aussi à son propos, que cette femme qui avait épousé un financier à la fois homme d’esprit et poète, sut réunir dans son salon un grand nombre d’auteurs et de savants célèbres. Fermons la parenthèse pour noter que dans ce discours on évoque Térence, poète comique, mais aussi un poète pastoral et héroïque comme Virgile, que La Fontaine tenait en grande considération. D’ailleurs Boileau dans sa Dissertation sur Joconde (1663) rapprochait le talent de La Fontaine de celui de ces deux grands modèles.

    La Fontaine avait aussi des ennemis, notamment un certain Antoine Furetière (1620-1688), esprit satirique et auteur d’un Roman bourgeois et d’un Dictionnaire,  dont l’Académie redouta la concurrence au point de l’exclure de son sein. Furetière avait notamment reproché à La Fontaine de ne pas savoir, bien qu’il fût maître des eaux et forêts, ce que c’était que bois de grume et bois de marmenteau. La Fontaine répondit par une courte épigramme assez remarquable, se terminant par : « Le bâton, dis- le-nous, était-ce bois de grume, Ou bien du bois de marmenteau ? ». Cela étant, cette réponse ne dissipa nullement les interrogations que Furetière pouvait avoir sur les connaissances de La Fontaine en matière de bois de forêt. Au contraire il semble que cela ne fit que les renforcer. Malgré tout aujourd’hui à peu près personne ne connaît Furetière, alors que la Fontaine appartient au panthéon de notre littérature.

    Michel Escatafal

  • Jean Rotrou, poète aux sentiments généreux

    rotrou.jpgNé à Dreux (en 1609) d’une famille de magistrats, Jean Rotrou eut une vie assez échevelée. Avocat sans pratique, il fut en fait un professionnel de l’écriture, vivant du produit de ses pièces. Il n’avait pas 20 ans quand il fit représenter sa première comédie, l’Hypocondriaque, tragi-comédie dont s’inspirera Goethe pour son opérette Lila. Il fit partie de la Compagnie des  cinq auteurs chargés de développer les canevas dramatiques inventés par le cardinal de Richelieu : les quatre autres étaient Corneille, Boisrobert (1592-1662), Claude de l’Estoile (1597-1652) et Guillaume Collet (1598-1659). Rotrou a écrit des comédies, des tragi-comédies, et des tragédies.

    Les principales, imitées pour la plupart des poètes antiques ou espagnols, sont : Iphigénie en Aulide, Antigone, tragèdies, les Captifs, les deux Sosies, comédies imitées de Plaute, la Sœur (1645), comédie, le Véritable Saint Genest (1645), Venceslas (1647), tragédies, tout comme Cosroès (1649) qui marque la fin de son évolution vers le classicisme. La mort de Rotrou fut digne des sentiments généreux qui animent un grand nombre de ses personnages : lieutenant particulier du baillage de Dreux, il refusa de quitter la ville quand y éclata une épidémie de fièvre pourprée (1650) et fut lui-même emporté par le fléau.

    Parmi les tragédies, j’ai bien apprécié Venceslas et plus particulièrement l’acte V. Cette tragédie fut tirée d’une pièce de Francisco de Roxas, auteur espagnol contemporain, intitulée : Il n’y a pas à être père en étant roi. Le prince Ladislas, d’un caractère généreux mais emporté, a dans un mouvement de colère tué son frère, croyant tuer un seigneur de la cour, le duc de Courlande, qu’il croyait épris de la Comtesse Cassandre, qu’il aimait lui-même. Son père Venceslas, roi de Pologne, désespéré mais obéissant sans faiblesse à son devoir de roi, l’a condamné à mort et se charge de lui annoncer la sentence. On retrouve dans cette scène ce sentiment très cornélien où le devoir prime sur l’amour d’un père à son fils. Toutefois, vaincu par les supplications de la cour et du peuple, Venceslas finira par faire grâce de la vie à son fils. Cependant comme il ne veut pas qu’on puisse dire que le roi de Pologne a faibli et manqué à la justice, il abdique en pardonnant, et remet le trône à Ladislas.

    Autre pièce digne d’intérêt, le Véritable Saint-Genest, qui nous replonge dans l’univers romain à l’époque de Dioclétien (245-313), quand l’Empire romain est devenu une tétrarchie. Dans cette tragédie, l’acteur Genest représente avec sa troupe devant l’empereur Dioclétien et la cour une tragédie qui met en scène le martyre du chrétien Adrien. Mais en jouant le rôle d’Adrien, Genest s’est senti lui-même touché de la grâce, et, négligeant son rôle, il a commencé à parler pour lui-même. Ses camarades, étonnés, se troublent et Dioclétien irrité prend alors la parole en exprimant son incompréhension devant le trouble du comédien, lequel jouant son propre rôle s’écrie avec ferveur : « C’est leur Dieu que j’adore ; enfin je suis chrétien », ajoutant un peu plus loin : « Si je l’ai mérité qu’on me mène au martyre : Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire ». Consummatum est !

    Michel Escatafal

  • Pierre Corneille, le créateur de la tragédie française

    corneille.jpgNé à Rouen le 6 juin 1606, Pierre Corneille qui mourut doyen de l’Académie le 1er octobre 1684 à Paris, donna au théâtre trente-trois pièces, tragédies mais aussi comédies, dont les sujets sont empruntés aux époques et aux histoires les plus diverses, ce qui lui valut d’être surnommé « le Grand Corneille » et « le Père de la Tragédie ». Pour certains il est même le créateur de la tragédie française, car avant lui celle-ci était un poème sans vie ou une œuvre désordonnée. Il fut aussi le premier à avoir enfermé un drame humain et vivant dans un cadre régulier.

     Etant donné que nombre d’entre elles ne sont pas connues ou peu étudiées, je vais donner la liste de ses oeuvres de la première, Mélite ou les Fausses Lettres, comédie sortie en 1929, à la dernière, Suréna général des Parthes, tragédie datant de 1674. Entre temps, il y eut Clitandre ou l’Innocence délivrée, Tragédie (1632) ; la Veuve ou le Traître puni, comédie (1633) ; la Galerie du palais ou l’Amie rivale, comédie (1634) ; la Suivante, comédie (1634) ; la Place Royale ou l’Amoureux extravagant, comédie (1635) ; Médée, tragédie (1633) ; l’Illusion comique, comédie (1636) ; le Cid, tragédie traduite dans la quasi-totalité des langues européennes (1636 ou 1637) ; Horace, tragédie (1640) ; Cinna ou la Clémence d’Auguste, tragédie (1640) ; Polyeucte, tragédie (1643) ; Pompée, tragédie (1643) ; le Menteur, comédie (1643); la Suite du Menteur, comédie (1644) ; Rodogune, tragédie (1644) ; Théodore, vierge et martyre, tragédie (1645) ; Héraclius, tragédie (1647) ; Andromède, tragédie-ballet (1650) ; Don Sanche d’Aragon, comédie héroïque (1650) ; Nicomède, tragédie (1651) ; Pertharite, rois des lombards, tragédie (1652) ; Œdipe, tragédie (1659) ; la Toison d’Or, tragédie à machines (1660) ; Sertorius, tragédie (1662) ; Sophonisbe, tragédie (1663) ; Othon, tragédie (1664) ; Agésilas, tragédie en vers libres (1666) ; Attila, tragédie (1667) ; Tite et Bérénice, comédie héroïque écrite à la demande de la duchesse d’Orléans (1670) ; Psyché, tragédie-ballet (1671) ; Pulchérie, tragédie (1672). A cette énumération il faut ajouter que la date de toutes ces pièces est controversée, et qu’il est seulement certain que Horace, Cinna, Polyeucte, le Menteur, la Suite du Menteur, Rodogune et Théodore ont été représentées dans cet ordre, entre les années 1640 et 1646.

    Aucune de ces œuvres n’est indigne d’attention. Les plus faibles, parmi les premières ou les dernières, contiennent au moins une scène, quelques vers, quelques indications, qui font pressentir ou qui rappellent le poète du Cid, son œuvre majeure, ou encore de Cinna, Horace ou Polyeucte. Mais seules ces quatre tragédies ont été louées quasiment sans restriction, parce qu’il n’y a que dans ces pièces que Corneille, dont l’esprit était naturellement porté au grand, au sublime, à l’emphase, comme tous les poètes de sa génération élevés à l’école des poètes espagnols et des imitateurs de Sénèque, a su tempérer par la représentation des passions ordinaires de la faible humanité, la peinture des sentiments héroïques et sans nuances, à l’expression desquels il s’est complu le plus souvent.

    Seules dans tout son théâtre, ces quatre tragédies sont à peu près exemptes de complication dans l’intrigue, de négligence, d’obscurité dans le style, de déclamation, de fade galanterie. Seules aussi, elles suffiraient à assurer à Corneille une très grande place dans l’histoire de notre littérature dramatique, quand bien même on refuserait d’ouvrir les yeux à tous les mérites qui distinguent encore ses autres œuvres, à savoir la variété des desseins, la noblesse des sentiments, sans oublier un sens assez juste de la vérité historique. En 1660, Corneille, publiant son théâtre, enrichit ce recueil de l’examen de chacune de ses pièces et des trois Discours sur l’art dramatique.

    Ces examens et discours sont remarquables non seulement par l’originalité de certaines théories qui y sont exposées, mais encore par la candeur avec laquelle Corneille critique plusieurs de ses propres œuvres, et tout ensemble l’humeur combattive qui l’anime contre ses adversaires, défenseurs trop zélés des règles d’Aristote. Enfin on n’oubliera pas qu’il écrivit des Poésies diverses d’excellente facture, avec  notamment une petite pièce adressée à Mademoiselle Du Parc, actrice de la troupe de Molière dont Corneille était épris (en vain), tout comme sa traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ (1651-1656) qui contient plusieurs morceaux jugés estimables par la postérité, même s’il s’agit surtout d’une paraphrase qui n’égale pas toujours le texte.

    Pour terminer, après avoir relu ces derniers jours plusieurs pièces de cet immense auteur que fut Corneille, au point qu’Isaac Vossius, érudit hollandais et parmi les plus brillants esprits de l’époque, le préférait à Sophocle et à Euripide, j’ai peut-être compris pourquoi la tragédie que Corneille « aimait le mieux » était Rodogune. Dans cette pièce en effet, on découvre en Cléopâtre une femme certes perverse et cruelle, mais aussi héroïque dans sa perversité et sa cruauté, ce qui suffit à en faire une vraie figure cornélienne, très différente de celles beaucoup plus emblématiques de l’auteur que sont Chimène, Rodrigue ou Polyeucte.

    Cela dit, la scène où Polyeucte retrouve Pauline après avoir brisé les idoles, ce qui lui vaut d'attendre le martyre dans sa prison, est aussi extrêmement  émouvante. En effet, courant vers Dieu de tout son élan, il brise tous les obstacles qui le retiennent, mais il en est un plus difficile que les autres à franchir, Pauline qu’il aime. Aussi il redoute l’entrevue qu’il ne peut lui refuser, ce qui devient la lutte dramatique entre l’amour divin qui s’élève bien au-dessus de l’amour humain, et l’amour humain dans ce qu’il a de plus délicat et de plus haut, résumé dans cette phrase : « Je vous aime beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même ». Cela n’empêche pas les deux personnages, même l’héroïque Polyeucte, de rester profondément humains. Leur cœur est certes déchiré, mais la volonté reste la plus forte. Du grand art !

    Michel Escatafal