Né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, mort à Paris le 13 avril 1695, Jean de la Fontaine qui hérita d’une charge de maître des eaux et forêts que son père avait exercée, et qui fut marié à vingt-six ans, dut renoncer bientôt à son emploi tout en se montrant époux aussi peu recommandable qu’incapable magistrat. Les anecdotes si abondantes que la tradition nous a conservées sur ses habitudes et ses distractions ne sont sans doute pas toutes vraies, mais l’impression que sa conduite avait laissée dans les esprits doit s’y refléter. Jusque dans sa vieillesse, sa vie manqua toujours de gravité, même s’il sut faire preuve de fidélité vis-à-vis de ses bienfaiteurs. Parmi ceux-ci le surintendant Fouquet qui en fit son protégé, au point de le faire vivre chez lui pendant sept ans. La Fontaine lui resta fidèle dans la disgrâce et écrivit en sa faveur l’Elégie aux nymphes de Vaux (1661) et une Ode au roi (1663).
Citons encore parmi ses œuvres, trois poèmes assez peu intéressants, Adonis (publié en 1669), la Captivité de saint Malc (1673), le Quinquina (1682), quelques comédies, un agréable récit en deux livres, prose et vers mêlés, des Aventures de Psyché (1669), de forts jolies lettres à sa femme écrites pendant un voyage au centre de la France (1663), cinq livres de Contes et Nouvelles, imités pour la plupart, de Boccace (1665-1695), et surtout ses incomparables et inimitables Fables (deux cent trente neuf au total), dont les trois premiers livres parurent en 1668, les trois suivants en 1669 ; les livres VII, VIII, et IX en 1678, les deux suivants en 1679, le douzième et dernier en 1694.
Il est évidemment inutile de s’étendre sur ces fables, imitées des modèles antiques comme Phèdre ou Esope quant au déroulement des histoires, dont aucune n’est insignifiante, et dont plus de la moitié sont de purs chefs d’œuvre. Tout le monde sait qu’elles sont également remarquables par la variété des sujets, la netteté de la composition, le pittoresque des descriptions, la vérité des caractères, le mouvement dramatique du récit, la sincérité du sentiment poétique, la richesse du vocabulaire, l’heureuse diversité des rythmes. Il n’est pas jusqu’à la morale qui y est jointe ou qui s’en dégage, encore qu’on ait pu, non sans raison, l’accuser de manquer souvent d’élévation, qui ne soit parfois aussi originale que le récit lui-même. En effet, sans parler de pièces comme l’Animal dans la lune, les Deux rats, le Renard et l’œuf, où il s’est essayé et où il a réussi à traiter, dans le style aisé d’une conversation en vers, de quelques points de métaphysique, quelles plus belles et majestueuses leçons que celles qu’on peut retirer de fables comme le Chêne et le Roseau, l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, l’Homme et la Couleuvre, le Songe d’un habitant du Mogol, le Paysan du Danube ?
Quelles leçons surtout, sont plus différentes de ces préceptes de morale familière et pratique que la fable jusque-là semblait seulement destinée à enseigner ? Ce qu’on trouverait plus rarement dans l’œuvre de La Fontaine, c’est l’expression de ces sérieux sentiments que fait naître dans les âmes d’élite la méditation de la vie, des devoirs qu’elle comporte, de la fin vers laquelle elle tend. C’est par là peut-être que ce virtuose de la poésie qui, en dehors des joies de l’art et du travail, ne voulut connaître de la vie que les jouissances qu’elle peut procurer, reste en somme un moraliste incomplet. Cela dit, nul poète n’a mieux senti le prix du naturel, nul n’a mieux aimé et mieux compris la nature, nul n’a trouvé dans son génie, avec moins d’effort en apparence, plus de ressources pour le peindre.
Parmi les fables qui valent la peine d’être détachées, je citerais l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, parce que La Fontaine n’a pas peur de discuter de questions de philosophie. Tout le monde a souligné dans cette fable son aisance, sa précision, vivifiée par l’abondance des images, dans l’exposition et la discussion des doctrines, mais aussi la souplesse expressive de sa versification. De même dans la fable intitulée Un animal dans la lune, toute philosophique, La Fontaine traite en vers la question de la « perception externe », pour parler comme les philosophes, désignant la faculté que nous avons de connaître le monde extérieur. Dans cette fable il y a aussi dans la dernière partie une allusion historique à la lutte que la France, aidée un temps par l’Angleterre, soutint contre la coalition de la Hollande, l’Espagne et l’Autriche entre 1672 et 1679.
Dans le Serpent et la Lime, La Fontaine nous montre aussi un autre aspect de son art, en prenant la défense de Boileau, lequel après avoir publié en 1666 ses premières « Satires » fut en proie à de violentes attaques. C’est ainsi qu’il écrivit ces vers admirables : « Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre, Qui n'étant bons à rien cherchez sur tout à mordre. Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages sur tant de beaux ouvrages ? Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant ». Boileau, qui pourtant fut un rival pour La Fontaine lors sa nomination à l’Académie, ne pouvait rêver meilleur défenseur !
A propos de sa réception à l’Académie française (1684), j’ai été impressionné par le discours que lut La Fontaine à Madame de la Sablière, appelée Iris dans ce texte comme dans plusieurs autres. Il faut dire que cette dame (1636-1693) fut sa plus constante protectrice, chez laquelle il passa vingt ans. Il faut ajouter aussi à son propos, que cette femme qui avait épousé un financier à la fois homme d’esprit et poète, sut réunir dans son salon un grand nombre d’auteurs et de savants célèbres. Fermons la parenthèse pour noter que dans ce discours on évoque Térence, poète comique, mais aussi un poète pastoral et héroïque comme Virgile, que La Fontaine tenait en grande considération. D’ailleurs Boileau dans sa Dissertation sur Joconde (1663) rapprochait le talent de La Fontaine de celui de ces deux grands modèles.
La Fontaine avait aussi des ennemis, notamment un certain Antoine Furetière (1620-1688), esprit satirique et auteur d’un Roman bourgeois et d’un Dictionnaire, dont l’Académie redouta la concurrence au point de l’exclure de son sein. Furetière avait notamment reproché à La Fontaine de ne pas savoir, bien qu’il fût maître des eaux et forêts, ce que c’était que bois de grume et bois de marmenteau. La Fontaine répondit par une courte épigramme assez remarquable, se terminant par : « Le bâton, dis- le-nous, était-ce bois de grume, Ou bien du bois de marmenteau ? ». Cela étant, cette réponse ne dissipa nullement les interrogations que Furetière pouvait avoir sur les connaissances de La Fontaine en matière de bois de forêt. Au contraire il semble que cela ne fit que les renforcer. Malgré tout aujourd’hui à peu près personne ne connaît Furetière, alors que la Fontaine appartient au panthéon de notre littérature.
Michel Escatafal