L’Histoire naturelle de Pline est un monument imposant, mais c’est la seule remarque que nous puissions faire sur son réel intérêt scientifique, avec un nombre considérable d’erreurs, parfois même d’une bizarrerie confondante quand il traite de la médecine. Sa thérapeutique en effet, ressemble très fort à celle des commères et des guérisseurs, considérant que la salive, les premiers cheveux et la première dent qui tombe aux enfants, pourvu qu’elle n’ait pas touché terre, sont en certains cas d’excellents remèdes. Où a-t-il pu chercher et trouver pareilles billevesées ? Cela étant, tous ceux qui ont étudié Pline l’Ancien affirment qu’il ne fut en aucune façon un observateur, même si sa mort fit illusion sur ce point, la grande expérience dont il fut la victime lors de l’irruption du Vésuve, en observant le phénomène à Stabies (79), étant sans doute la seule qu’il ait faite.
En fait, quand il étudiait l’histoire naturelle, c’était…dans sa bibliothèque, à travers les volumes qu’il lisait. Son œuvre est donc avant tout un inventaire, un répertoire, une compilation, ce qui transparaît à travers nombre d’erreurs qu’il aurait dû éviter. Parmi les plus énormes, je citerais celle relative aux lions, très nombreux à son époque de jeux dans l’amphithéâtre, quand il écrit : « Cet animal si puissant, si féroce…est effrayé par la crête du coq et plus encore par son chant ». Voilà un fait dont la fausseté n’était pourtant pas difficile à constater, et qui témoigne de son manque d’esprit scientifique.
Néanmoins on aurait quand même tort de faire trop bon marché de son œuvre, laquelle a permis de conserver quantité d’observations des premiers savants qui, sans lui, seraient perdues depuis longtemps. Il lui est même arrivé de voir avec justesse, quand il avait à faire à des objets familiers, notamment certains animaux tels que le rossignol, la fourmi, l’araignée, qui sont décrits avec vérité et vivacité. Il relève ces peintures par des réflexions morales qui viennent sans effort, avec un naturel supérieur à celui que l’on retrouve dans Buffon, même s’il y a moins d’art, ce même Buffon ayant pu dire de Pline qu’il avait la « facilité de penser en grand ». Bref, si Pline n’eut point le sens de la science, il en avait au moins le goût, et ses idées ne furent point celles d’un esprit médiocre.
La philosophie de Pline l’Ancien n’est guère plus systématique que sa science, car il y a chez lui des tendances plutôt que des opinions. Toutefois elle nous intéresse, dans la mesure où nous trouvons chez lui un nouveau et important témoignage sur l’état des esprits dans le monde ancien finissant. On peut, par exemple, mesurer le discrédit où était tombé le polythéisme dans la haute société, quand on voit sur quel ton parlait de ses croyances un homme qui fut l’ami de l’empereur, un personnage officiel comme nous dirions de nos jours : « Croire qu’il y a un nombre infini de dieux…, c’est passer les bornes de la stupidité…, s’imaginer que les uns sont âgés, toujours en cheveux blancs ; les autres jeunes, enfants, noirs, ailés, boiteux, issus d’un œuf…, ce sont là des rêveries presque puériles ». Pareilles phrases font apparaître plus qu’un doute sur l’existence de Dieu, que Pline assimilerait à la rigueur au soleil, pour finir par avouer qu’il n’y a pas de Providence, cette croyance n’étant bonne à retenir que dans un intérêt social, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter « qu’il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des affaires terrestres ».
Ce scepticisme a mêlé une singulière amertume à l’idée que Pline s’est faite de la vie. Il y a chez lui des pages où s’exhale toute la tristesse d’un monde qui avait perdu sa foi et ne concevait pas d’espérance nouvelle, l’homme étant à ses yeux le plus misérable de tous les êtres, le plus maltraité par la nature. La preuve, « seul, il ne sait rien sans l’apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ; en un mot, il ne sait rien spontanément, que pleurer ». En fait, nous ne tenons de la vie qu’un bienfait : la possibilité de mourir, ce qui explique que « beaucoup ont pensé que le mieux était de ne pas naître ou d’être anéanti au plus tôt ». Cette amertume est comme entretenue dans l’âme de Pline par le spectacle de la dépravation de ses contemporains, avec une folie du luxe et une frénésie du plaisir qui, à ses yeux, emporte la société romaine, confirmant et précisant les témoignages des satiriques, comme Juvénal, ou des historiens, comme Tacite. Pour toutes ces raisons, certains affirment ou ont affirmé que l’ouvrage de Pline est intéressant avant tout pour l’histoire des mœurs.
Si j’écris cela, c’est parce que son aversion pour la civilisation qui l’avait vu naître, l’a conduit à dénoncer la navigation, le travail des métaux, l’invention de la monnaie comme des « crimes envers l’humanité ». Néanmoins ce découragement n’est pas toujours de règle, car même si Pline, comme Pascal, a mesuré l’impuissance et l’orgueil de l’homme, il croit pourtant en dernière analyse « que c’est de la pensée qu’il doit se relever ». En outre, en dépit de ses déclarations chagrines sur l’industrie, l’art, la science, ce qui l’attriste plus que tout c’est l’arrêt du mouvement scientifique, n’hésitant pas à louer les grands inventeurs. Même si tout cela paraît confus, c’est aussi une manière de regretter que de son temps « on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites », soulignant un peu plus loin qu’on « ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens ». Au passage on notera qu’à travers ces deux phrases, Pline permet à son œuvre d’échapper à ce que son pessimisme eût pu avoir de desséchant et d’infécond.
Un dernier mot enfin, pour évoquer le style de Pline, dans ce vaste ouvrage qu’est son Histoire naturelle. Un style fort inégal, à propos duquel on peut aussi affirmer que par endroits il n’y en a point. En fait, quand la matière est rebelle, il semble que Pline se contente de rédiger des notes. En revanche, quand le sujet peut-être vivifié, le langage prend une couleur propre, imitant à sa manière le vieux Caton, qu’il admirait très fort. Chez Pline, comme chez l’ancien Romain, on retrouve cette qualité que les Latins appelaient « la gravité », c’est-à-dire une énergie un peu âpre, ou si l’on préfère un sérieux un peu triste.
De Caton il a aussi la plaisanterie caustique et dure, comme en témoigne la façon dont il parle des médecins : « Seuls, ils peuvent assassiner impunément ; bien plus, ils accusent leurs victimes, et ce sont les gens qu’ils ont tués qui ont tort…Aussi cupides qu’ignorants, ils marchandent le prix de leurs visites au lit d’un mourant et prennent des arrhes sur la mort ». Une telle diatribe rappelle en effet la saveur du vieux temps, sans échapper aux défauts à la mode à ce moment de l’empire, mais aussi à ceux de toutes les périodes de l’histoire : la recherche de l’effet, du trait, ou, comme nous dirions aujourd’hui, du « buzz ». N’importe, ce que l’on emporte surtout de la lecture de son livre, c’est l’impression d’une âme ardente, d’un talent vigoureux, qui sut donner du mouvement et de la vie à son énorme compilation.
Michel Escatafal