Avant d’écrire les Bucoliques, il est vraisemblable que Virgile avait déjà fait ses armes dans des petites pièces que l’on met parfois dans le recueil de ses œuvres, comme la Cabaretière, l’Aigrette, sans parler des vers qu’il avait écrits dans sa prime jeunesse. Si je dis cela, c’est parce que dans les Bucoliques, rédigées en hexamètres dactyliques (Virgile fut le premier auteur latin à adopter cette forme poétique), la langue et la versification sont déjà pleines de sûreté, même si son génie ne ressort pas aussi nettement que dans l’Enéide. Le recueil des Bucoliques (poème sur les bouviers) ou des Eglogues se compose de dix morceaux d’inspiration très diverse, mais dont le sujet se déroule toujours dans un cadre emprunté à la vie pastorale. Entre les plus remarquables, sont la première et la neuvième églogue où, sous les noms supposés de Mélibée et de Tityre (première), de Ménalque, Lycidas et Méris (neuvième), Virgile rapporte ses angoisses et les bienfaits d’Octave, quand les vétérans ont envahi son domaine. La quatrième, assez mystérieuse, où le poète annonce la naissance d’un enfant qui doit donner la paix au monde, a fort intrigué et intriguera encore les commentateurs, surtout en raison de l’époque où elle fut écrite. La cinquième chante l’apothéose de Daphnis, l’Orphée de la poésie pastorale qui, par une allégorie un peu forcée, se trouve ici désigner Jules César. Dans la sixième, Silène chargé de liens par la jeune Eglé et les bergers Chromis et Mnasyle, est sommé de chanter, s’il veut recouvrer sa liberté, et il s’exécute en exposant en fort beaux verts une sorte de genèse épicurienne. La huitième dans sa partie la plus belle, nous fait assister aux cérémonies magiques, par lesquelles une bergère espère ramener un berger volage. Dans la dixième enfin, Virgile cherche à consoler Gallus, trahi par Lycoris qu’il aimait.
Les Georgiques (du grec "georgos": le paysan), poèmes sur les travaux de la terre, divisées en quatre chants, sont composées sur un plan très simple et où l’intérêt est habituellement gradué. Le premier chant traite du labourage, et il dit comment le laboureur doit étudier la nature du sol, celle du climat, quels sont les instruments dont il se servira, à quelles époques il convient de faire certains travaux, comment on doit observer l’état du ciel pour prévenir les accidents causés par le vent, la pluie, etc. Au chant deux, le cultivateur apprend les soins qu’il faut donner aux arbres et aux plantes utiles à l’homme, l’olivier surtout et la vigne. Le chant trois est un véritable traité sur l’élevage des bestiaux et l’art vétérinaire. Ce qui regarde les bœufs, les chevaux et les chiens, y tient la plus large place. Au chant quatre, enfin, sont décrits les travaux, les combats, les maladies des abeilles. On croirait lire un livre d’agriculture pour les jeunes préparant un brevet agricole !
D’ailleurs nombreux furent ce qui pensaient que Virgile avait étudié les traités d’agronomie composés par les Grecs et les Romains, notamment Xénophon, Varron, Caton, et Magon le Carthaginois, mais en réalité Virgile parle des choses de la terre, non comme un savant, mais tout simplement comme un paysan. Plus encore que l’exactitude des descriptions et la sûreté des enseignements, c’est ce sentiment profond de la nature qui a inspiré à Virgile des vers que tous les commentateurs jugeront immortels, au point qu’ils diront que nul poète n’a chanté avec plus de sincérité et de plénitude de cœur l’existence de l’homme des champs, qui vit proche de la nature, et qui serait heureux entre tous, « s’il pouvait connaître son bonheur ». En fait Virgile voulait inspirer de la sympathie pour les hommes, aussi rares à l’époque que de nos jours, qui restaient fidèles à la terre, loin de cette fièvre de luxe et de plaisir dont ses contemporains étaient déjà dévorés. Enfin c’était aussi une manière d’honorer un passé qui lui donnait à la fois de la fierté et des regrets : « Salut, terre de Saturne, Italie, mère des moissons, mère des héros, c’est pour toi que je chante l’art du labour, et sa gloire antique » !
Restait maintenant, après avoir chanté la mère des moissons, à chanter la mère des héros. Et c’est ainsi que Virgile, à peine achevées les Georgiques, commença à travailler à l’Enéide. L’entreprise était hardie, car jusque là les tentatives épiques n’avaient pas été heureuses à Rome, Névius et Ennius s’y étant essayé sans réel succès. Certains même s’imaginaient que l’épopée ne pouvait pas convenir à une civilisation aussi avancée que le siècle d’Auguste. Et pourtant personne aujourd’hui n’oserait dire qu’il ne faut voir dans l’Enéide que la glorification d’Auguste et de la famille Julia, car c’est un monument élevé à la gloire de Rome, ce qui est très différent. A ce propos Virgile avait un sentiment très vif de la grandeur de Rome qu’il appelait « la plus belle des choses », ce qui ne l’empêchait pas de rattacher la Rome moderne à l’Italie antique, comme si cette Rome devait constamment se rappeler d’où elle venait. A travers les aventures d’Enée après la ruine de Troie, les combats qu’il dut livrer avant d’avoir la chance de pouvoir s’établir en Italie, qui forment la matière de l’Enéide, Virgile a surtout voulu que le peuple romain se souvienne de son berceau et garde une tradition nationale.
Les représentants des vieilles familles trouvaient dans l’Enéide leurs pères aux côtés d’Enée : Mnesthée est l’aïeul des Memmius, Sergeste celui des Sergius, Gyas des Géganius, Cloanthe des Cluentius etc. Le peuple aussi voyait revivre ses obscurs ancêtres dans ces laboureurs, bergers et bûcherons, que Tyrrhée, l’intendant de Latinus, soulève contre l’envahisseur troyen. Tous accourent, « les uns armés de bâtons durcis au feu, les autres de lourdes et noueuses massues ». La terre même, qui avait nourri les générations du passé et bu le sang de tant de héros, était décrite avec amour et illustrée par de belles légendes. Mais l’Enéide n’est pas qu’une œuvre patriotique, tout le monde reconnaissant ses mérites littéraires. Certes on a pu reprocher à Virgile de manquer d’invention, comme dans les six premiers livres où le poète ne fait qu’accommoder à la légende de son héros les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée, et les six derniers chants sont un faible pastiche des combats de l’Iliade. En outre les caractères manquent de relief, de vigueur et de vie. En un mot, Virgile a peu créé.
Macrobe, écrivain et philosophe des quatrième et cinquième siècles, soulignait les multiples emprunts de Virgile faits non seulement à Homère, mais aussi aux poètes cycliques, à Appolonius de Rhodes, à Sophocle, à Euripide et même aux Latins, à Ennius et plus encore à Nervius, sans toutefois que ces emprunts ne soient blâmés par les anciens. Au contraire, ces derniers admiraient l’habileté avec laquelle Virgile avait su fondre tant d’imitations et leur donner une couleur propre. En outre, si les érudits peuvent reconnaître ces emprunts, le lecteur ordinaire éprouvera en lisant l’Enéide une véritable unité d’impression. De plus Virgile a renouvelé nombre de passages qu’il a imités, par exemple dans le sixième livre où Enée descend aux enfers, comme Ulysse dans l’Odyssée, mais avec une inspiration très différente. Dans Virgile, il y a toujours un effort ardent pour montrer aux hommes un idéal de moralité et de justice réalisé dans une autre vie, alors que dans Homère ce sont des croyances grossières sur l’état de l’âme après mort, l’idée morale de châtiments et de récompense apparaissant à peine.
En ce qui concerne les caractères, Virgile a voulu peindre avant tout avec Enée le fondateur d’un empire, prêtre et roi bien plus que guerrier, même si parfois il se laisse aller à prêter à Enée des attitudes et des paroles qui ne peuvent convenir qu’aux héros fougueux des poèmes homériques, notamment quand Enée dit au jeune Lausus qui, avec son père Mézence, combattait contre les Troyens, et qu’il vient de frapper : « Tu tombes sous les coups du grand Enée ». Cela dit, on retrouve généralement dans la figure d’Enée les traits du Romain idéal, avec une piété grave et formaliste, des vertus solides à l’abri des entraînements de la passion, la bravoure mesurée, bref un héros qui pleure sur les malheurs des mortels, et donc qui n’est pas sans humanité, à une époque où ce mot n’avait pas la valeur qu’il devrait avoir.
Les personnages de second plan, sur lesquels se projette moins la grande ombre de Rome, ont une empreinte plus nette. Les jeunes gens, par exemple, ont toutes les grâces de leur âge, ce qui ne les empêche pas d’être aussi des héros. J’ai déjà évoqué Lausus, mais il y aussi Pallas, Nisus et Euryale, ces deux derniers voulant percer les lignes rutules pour avertir Enée que son camp est investi. Cet héroïsme va leur coûter la vie, mais va offrir à Virgile l’occasion de nous livrer son émotion à travers des mots pleins de pitié qu’il ne peut retenir. On a même parfois l’impression qu’il vient de vivre ce qu’il nous décrit, tellement tout cela est bouleversant. Comme disait Sainte-Beuve, les deux figures de ces deux jeunes gens représentent « le délice des âmes pures ».
Virgile excelle aussi dans la peinture des femmes. Il y a de tout dans ces héroïnes, des mères emportées jusqu’à la folie par leur tendresse, comme Amata, touchantes de désespoir comme la mère d’Euryale, des amantes passionnées comme Didon, des jeunes filles chastes, timides et résignées comme Lavinie, ou gracieuses dans leur attitude héroïque comme Camille, sans oublier la plus virgilienne des figures, Andromaque, à la fois veuve d’Hector et mère d’Astyanax, mais qui est surtout remarquable par le fait qu’avec elle « l’amour est plus fort que la mort ». Certains diront que Virgile a fait de cette femme « le type des affections impérissables ».
La supériorité du style de Virgile se caractérise d’abord par ce mélange de piété et d’indépendance avec lequel le poète latin imite et renouvelle les beautés d’expression des poètes grecs. On peut faire ressortir l’élégance soutenue qui donne à son langage la convenance, l’unité de ton et de couleur. Il y a surtout un grand respect de la langue, avec le souci de l’enrichir par des emprunts discrets. Il y a aussi une grande sobriété dans le choix des détails, mais aussi une variété sans désordre. Les qualificatifs manquent pour bien analyser la qualité de l’écriture de Virgile, ce qui fait penser à la phrase de Vauvenargues jugeant Racine : « Personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur », une douceur qui se goûte comme quelque chose d’indéfinissable et de mystérieux.
Michel Escatafal