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  • Sénèque, un stoïcien qui a toujours gardé son indépendance

    Dans la dernière phrase de mon précédent article, j’avais écrit à propos de Sénèque : « Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il donnait des grâces à la sagesse ». Mais qu’était-ce donc que cette sagesse qu’il parait de tellement d’arguments ? Elle consistait à « appeler uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et ne comptait la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l’âme, au nombre ni des biens, ni des maux ». C’est la morale stoïcienne. Mais il faut remarquer que Sénèque a toujours voulu garder son indépendance : « Je ne me suis pas fait une loi de ne rien hasarder contre le dire de Zénon et de Chrysippe ». Si bien que les leçons de l’école prennent chez lui un tour nouveau parfois et ont toujours un accent personnel. « Quelle que soit la valeur de mes lettres, je vous prie de les lire comme venant d’un homme qui cherche opiniâtrement la vérité qu’il n’a point encore trouvée ; car je ne suis assujetti à personne et je ne m’autorise du nom de personne ».

    Sénèque n’a jamais eu d’idée bien ferme sur la nature de Dieu. Quelquefois il le conçoit à la façon des stoïciens, c’est-à-dire qu’il le confond avec la nature même : « Voulez-vous l’appeler nature ? Le mot sera juste, il est le souffle qui nous anime. Voulez-vous voir en lui le monde lui-même , vous n’aurez pas tort ; il est tout ce que vous voyez ». Mais, parfois aussi, il se le figure comme un être personnel, exerçant une action bienfaisante sur chacun de nous : « Semblables à de bons pères qui sourient aux colères de leurs petits-enfants, les dieux ne cessent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui doutent de l’auteur des bienfaits ; d’une main toujours égale, ils répartissent les dons sur tous les peuples, n’ayant reçu en partage que le pouvoir de faire le bien ».

    A noter que Sénèque ne songe point à faire de la croyance à la divinité le fondement même de la morale : il est si loin de voir en Dieu (Sénèque n’était pas polythéiste même s’il écrivait ou disait les dieux), comme les modernes, le souverain juge qui récompense le bien et punit le mal, celui en qui la justice idéale trouve sa sanction. A ses yeux l’homme de bien ne relève que de sa conscience. D’ailleurs lui-même affirme « qu’il n’est pas le serviteur de Dieu, il s’associe à ses desseins ». Aussi Sénèque ne veut pas qu’on prie la divinité ni qu’on lui rende un culte : « Abolissons cette coutume d’aller saluer les images des dieux au matin et de s’asseoir aux portes de leurs temples…On honore Dieu en le connaissant…Le premier culte des dieux, c’est de croire qu’il y a des dieux. Voulez-vous avoir les dieux propices ? Soyez homme de bien ; c’est les honorer que les imiter ».

    Tout préoccupé de morale pratique, Sénèque, on le voit, n’a point approfondi la philosophie religieuse. Pourtant c’est sur la croyance en Dieu qu’il fonde le principe le plus important de sa morale, celui d’où il tirera tous les préceptes applicables aux rapports des hommes entre eux : je veux dire le principe de l’égalité originelle, d’où découlent les devoirs de justice et de fraternité : « Ce monde, qui enferme les choses humaines et les choses divines, n’est qu’un. Nous sommes les membres de ce vaste corps. La nature (c’est ici le nom que Sénèque donne à Dieu) nous a rendus tous parents en nous engendrant d’une même manière et pour une même loi…C’est elle qui a établi la justice et l’équité ; selon ses constitutions, c’est un plus grand mal de faire une injustice que d’en recevoir ; c’est par son ordre que les mains doivent  être toujours prêtes à porter secours ».

    C’est ainsi qu’il est amené à répudier l’esprit exclusif, qui avait animé les sociétés antiques et multiplié les guerres de nation à nation, de cité à cité. Plus de frontières : « Comme l’homme est mesquin avec ses frontières ! Le Dace ne franchira pas l’Ister ; le Strymon servira de limite à la Thrace ; l’Euphrate sera une barrière contre les Parthes…Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas ainsi un carré de jardin en cent provinces » ? Plus de castes ! « Nous avons tous un nombre égal de prédécesseurs, et il n’y a personne aujourd’hui dont l’origine ne soit hors de toute mémoire. Platon dit qu’il n’y a point de roi qui ne soit sorti d’un esclave, ni d’esclave qui ne soit issu d’un roi…Qu’est-ce qu’un chevalier romain ? Qu’est-ce qu’un affranchi et un esclave ? Ce sont des noms que l’injustice a introduits dans le monde ».

    La vie de l’homme doit être sacrée à l’homme, donc plus de batailles, et dans son Traité de la Colère, Sénèque trace un tableau émouvant des horreurs que la guerre déchaîne. Surtout, plus de ces jeux sanglants où de malheureux gladiateurs s’égorgent pour le plaisir d’une foule brutale : « Mais, dit-on, ces combattants sont des criminels. Celui-ci est un bandit. Eh bien ! Il a mérité d’être pendu. Celui-là, un assassin. Qu’on le tue. Mais toi, qui es assis sur ces gradins, qu’as-tu fait pour être condamné à un pareil spectacle ?» Le sage réprouve nécessairement toutes ces violences. La pensée toujours présente à son esprit, c’est que partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. « Il essuiera les larmes de celui qui pleure…Il offrira la main au naufragé ; à l’exilé, l’hospitalité ; à l’indigent, l’aumône; non cette aumône humiliante que la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants jettent avec dédain aux malheureux qu’ils secourent, et dont le contact les dégoûte ; mais il donnera comme un homme à un homme sur le patrimoine commun. Il rendra le fils aux larmes d’une mère, il fera tomber les chaînes de l’esclave, il retirera de l’arène le gladiateur, il ensevelira même le criminel ». Bien plus, ce n’est pas assez d’être bon pour les malheureux, il faut être indulgent avec les coupables : « Pourquoi haïr ceux qui font mal, puisque c’est l’erreur qui les entraîne ? » En effet, il n’est pas possible à un homme sage de haïr ceux qui s’égarent, et il y a bien plus d’humanité à témoigner à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, à les ramener, non à les poursuivre. Quel est le médecin qui se fâche contre ses malades ?

    On est étonné, après tant de belles paroles, si pleines d’humanité, d’entendre Sénèque déclarer que « si le sage doit être secourable, il ne doit pas être compatissant…qu’il doit faire le bien dans le calme de son cœur et d’un visage inaltérable ». Nous sommes ici dans une forme de prétention qui faisait de l’insensibilité un idéal et voulait, ne distinguant pas entre les passions généreuses ou basses, que l’homme ne dépendit d’aucune d’elles. Nous éprouvons aussi de la surprise à voir un philosophe qui prescrit aux hommes le respect de la vie d’autrui, demander que chacun fasse si bon marché de sa propre existence. Partout dans ses traités et dans ses lettres reviennent des encouragements passionnés à nous détacher de la vie. Mais ce n’est point comme un disciple fanatique que Sénèque accueille ces exagérations de la doctrine stoïcienne, car il reste pratique et ne répète pas une leçon apprise dans les livres des maîtres, donnant des conseils utiles pour l’époque où il vit. Face à la servitude imposée par les Césars, ne fallait-il pas inspirer un amour ardent et exclusif  de la liberté intérieure ?

    N’y avait-il pas une âpre consolation pour les hommes qui, au temps de Néron, vivaient, comme dit Sénèque, « le cou sous la hache », à penser que l’empereur étaient moins qu’eux-mêmes maître de leur existence ? En fait Sénèque « a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations », pour parler comme le philosophe Garat, lequel vécut à l’époque de la Terreur sous la Révolution…ce qui donne à cette pensée tout son poids. Plus généralement, nous dirons que Sénèque a su s’accommoder à son temps.

    Michel Escatafal