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  • Tacite, véritable historien du principat à Rome

    Tacite, Tite-Live, empire romain, NéronComme Tite-Live, et comme les anciens en général, Tacite a cru que l’histoire avait pour objet de donner un enseignement moral et politique : "Je suis persuadé, dit-il, que le principal objet de l’histoire est de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité". Il a écrit pour soulager sa conscience et celle de ses contemporains, pour témoigner contre les tyrans et en faveur des bons princes : « Je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée et le témoignage du bonheur présent ». Il a pensé que les exemples qu’on trouverait dans son livre aideraient les hommes à se guider dans la vie publique ou privée : « Peu de gens distinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit ; les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre ». Il n’y a donc rien de nouveau dans le dessein que forme Tacite en écrivant l’histoire.

     

    Mais, dans l’exécution, son œuvre diffère de celle de Tite-Live. Bien plus que son devancier, il sentit le besoin de l’exactitude, éprouva aussi une curiosité bien plus vive, bien plus large et exerça sur les faits une enquête plus étendue et plus attentive. Comme Tite-Live, il a consulté tous les historiens qui l’ont précédé et les cite souvent, soit en les nommant, soit en faisant allusion à leurs ouvrages. Les mémoires des grands personnages, les discours des hommes politiques, les pièces officielles ont été mis en œuvre par lui, mais la tradition orale ne lui a pas paru devoir être négligée. En fait, la curiosité de Tacite est dirigée par une critique qui peut parfois manquer de sûreté, mais qui ne cesse pas d’être en éveil. Chez lui, nulle complaisance pour les légendes, et il nous en avertit : «  Je ne donne rien à l’amour du merveilleux ». Chaque témoignage est soigneusement pesé, et s’il prend parti, il n’omet pas de nous prévenir que son affirmation n’a que la valeur d’une opinion personnelle.

     

    On aurait donc grand-peine à nier son effort pour être vrai, mais cela n’empêchera jamais qu’on discute son impartialité, malgré ses dénégations. En vain a-t-il déclaré qu’il n’apportait dans son œuvre « ni haine, ni faveur », qu’il voulait éviter la malignité « qui plaît par un certain air d’indépendance ». On a vu en lui un partisan entêté de l’ancienne aristocratie, un adversaire du régime impérial, « un fanatique pétillant d’esprit », comme disait Voltaire. Et pourtant, rien dans sa conduite ni dans son œuvre, ne justifie ces imputations. Nous savons certes qu’il exerça des charges publiques sous Domitien, mais sa conduite consista alors à chercher un milieu « entre l’opposition qui amène la ruine et la servilité qui cause la honte ». Dans son livre il ne laisse jamais échapper une parole de révolte.

     

    Pour lui, après Actium « l’établissement du pouvoir d’un seul fut une des conditions de la paix publique ». Il ne regrette ni le gouvernement du peuple, « qui désire et redoute à la fois les révolutions », ni celui de l’aristocratie, « car la domination du petit nombre ressemble au despotisme des rois ». Un Etat, où démocratie, aristocratie, monarchie pourraient se mêler et se tempérer, voilà, selon lui, l’idéal, mais il n’y croit pas : « Un pareil gouvernement est plus facile à louer qu’à établir, et, fût-il établi, il ne saurait durer ». Ajoutons que le ton de Tacite est toujours grave, qu’il ne sent jamais le pamphlet ni la déclamation, que parfois même, au lieu de s’indigner de certains actes qui provoqueraient une indignation bien naturelle, il en recherche froidement les causes. Pourquoi donc l’accuser de partialité ?

     

    Ne serait-ce point qu’on a trouvé quelque invraisemblance dans les tableaux qu’il trace de la servilité du peuple, de la lâcheté du Sénat, de la cruauté des empereurs ?   Mais à lire ses contemporains, Pline le Jeune, Suétone, on s’aperçoit qu’ils confirment ses témoignages, quelquefois les aggravent. Ne serait-ce point encore qu’on sent partout chez lui l’amertume, une résignation au fait accompli, qui ressemble à du désespoir, la haute et profonde mélancolie d’une âme honnête et virile blessée par l’abaissement moral de son époque ? Mais cela, c’est le génie même de Tacite, et c’est ce qui donne à son livre son accent et sa couleur propres, sa vérité aussi,  car la poignante impression qu’il nous laisse est bien celle qu’il faut garder d’un temps, où de grands progrès de civilisation s’accomplirent sans doute, mais qui oppresse la conscience d’une angoisse pesante.

     

    En parlant de vérité, il faut quand même noter dans son œuvre, non seulement des erreurs de détail que l’on pourrait presque considérer comme inévitables, mais aussi quelques préjugés surannés, comme sa haine pour les étrangers, sa dureté pour les esclaves, ses préventions contre les juifs et les chrétiens, mais cela n’empêche pas Tacite de demeurer  le véritable historien, sinon de l’empire romain, du moins du principat, à Rome. A ce propos, Tacite  a fait plus de portraits à lui seul que tous ses devanciers et sans doute de plus vrais. Si j’écris « sans doute », c’est une manière de dire que s’ils ne sont pas plus vrais que ceux de Tite-Live et de Salluste, en tout cas ils sont plus réels, projetant sur ses personnages un rayon de lumière éclairant toute leur âme et mettant à nu le secret de leur vie. Le meilleur exemple en est Néron. En effet, après nous l’avoir montré avec ses mauvais instincts qui l’ont conduit à l’orgie sanglante de la fin de son règne, Tacite ajoute ces mots : « Néron eut la passion de l’impossible », ce qui peut conduire à comprendre d’une certaine manière la destinée à la fois grotesque et terrible de cet histrion couronné.    

     

    Ceci nous permet de comprendre pourquoi, contrairement à d’autres auteurs de son époque connus ou inconnus, il avait dans l’esprit trop d’élévation et de gravité pour être dominé par la préoccupation de faire une œuvre d’art. Cependant il vivait à une époque trop cultivée, et il était trop cultivé lui-même, pour dépouiller toute ambition littéraire en écrivant son livre. Ainsi, sur la fin de sa vie, quand il composa ses Annales, jetant un coup d’œil sur les tableaux qu’il avait déjà tracés, sur ceux qui lui restaient à tracer encore, et les comparant aux peintures de ses prédécesseurs, il s’inquiéta craignant que sa matière n’offre trop peu d’intérêt au lecteur. Il est certain que cette histoire du principat, restreinte presque complètement aux intrigues du palais, aux persécutions des adversaires de l’empereur, pouvait aisément devenir monotone et mesquine, mais Tacite sut triompher de ces difficultés. Chez lui, point d’uniformité dans son livre, mais une unité puissante de couleur et de ton. En outre, sous l’apparente monotonie des actes du despotisme, il savait retrouver et traduire l’éternelle variété de la nature humaine, soutenant l’âme du lecteur, que pourrait lasser l’abjection des acteurs de son drame, en évoquant partout la conscience comme un juge invisible et présent.

     

    Il chercha surtout l’intérêt dans les luttes qui se livraient au fond des âmes. Nul historien, dans aucun temps, n’a possédé plus que lui la faculté de démêler les motifs secrets des actions humaines. Son observation est si délicate et si pénétrante, elle parcourt avec une telle exactitude les replis des cœurs, que parfois ses maximes surprennent et ressemblent à des paradoxes : « Il est dans la nature humaine, dira-t-il par exemple, de haïr ceux qu’on a offensés ». Beaucoup ont discuté la valeur historique de l’ouvrage de Tacite, mais personne n’a songé à nier qu’il fût entre tous un psychologue délié et profond.

     

    Michel Escatafal