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empire romain

  • Tacite, véritable historien du principat à Rome

    Tacite, Tite-Live, empire romain, NéronComme Tite-Live, et comme les anciens en général, Tacite a cru que l’histoire avait pour objet de donner un enseignement moral et politique : "Je suis persuadé, dit-il, que le principal objet de l’histoire est de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité". Il a écrit pour soulager sa conscience et celle de ses contemporains, pour témoigner contre les tyrans et en faveur des bons princes : « Je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée et le témoignage du bonheur présent ». Il a pensé que les exemples qu’on trouverait dans son livre aideraient les hommes à se guider dans la vie publique ou privée : « Peu de gens distinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit ; les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre ». Il n’y a donc rien de nouveau dans le dessein que forme Tacite en écrivant l’histoire.

     

    Mais, dans l’exécution, son œuvre diffère de celle de Tite-Live. Bien plus que son devancier, il sentit le besoin de l’exactitude, éprouva aussi une curiosité bien plus vive, bien plus large et exerça sur les faits une enquête plus étendue et plus attentive. Comme Tite-Live, il a consulté tous les historiens qui l’ont précédé et les cite souvent, soit en les nommant, soit en faisant allusion à leurs ouvrages. Les mémoires des grands personnages, les discours des hommes politiques, les pièces officielles ont été mis en œuvre par lui, mais la tradition orale ne lui a pas paru devoir être négligée. En fait, la curiosité de Tacite est dirigée par une critique qui peut parfois manquer de sûreté, mais qui ne cesse pas d’être en éveil. Chez lui, nulle complaisance pour les légendes, et il nous en avertit : «  Je ne donne rien à l’amour du merveilleux ». Chaque témoignage est soigneusement pesé, et s’il prend parti, il n’omet pas de nous prévenir que son affirmation n’a que la valeur d’une opinion personnelle.

     

    On aurait donc grand-peine à nier son effort pour être vrai, mais cela n’empêchera jamais qu’on discute son impartialité, malgré ses dénégations. En vain a-t-il déclaré qu’il n’apportait dans son œuvre « ni haine, ni faveur », qu’il voulait éviter la malignité « qui plaît par un certain air d’indépendance ». On a vu en lui un partisan entêté de l’ancienne aristocratie, un adversaire du régime impérial, « un fanatique pétillant d’esprit », comme disait Voltaire. Et pourtant, rien dans sa conduite ni dans son œuvre, ne justifie ces imputations. Nous savons certes qu’il exerça des charges publiques sous Domitien, mais sa conduite consista alors à chercher un milieu « entre l’opposition qui amène la ruine et la servilité qui cause la honte ». Dans son livre il ne laisse jamais échapper une parole de révolte.

     

    Pour lui, après Actium « l’établissement du pouvoir d’un seul fut une des conditions de la paix publique ». Il ne regrette ni le gouvernement du peuple, « qui désire et redoute à la fois les révolutions », ni celui de l’aristocratie, « car la domination du petit nombre ressemble au despotisme des rois ». Un Etat, où démocratie, aristocratie, monarchie pourraient se mêler et se tempérer, voilà, selon lui, l’idéal, mais il n’y croit pas : « Un pareil gouvernement est plus facile à louer qu’à établir, et, fût-il établi, il ne saurait durer ». Ajoutons que le ton de Tacite est toujours grave, qu’il ne sent jamais le pamphlet ni la déclamation, que parfois même, au lieu de s’indigner de certains actes qui provoqueraient une indignation bien naturelle, il en recherche froidement les causes. Pourquoi donc l’accuser de partialité ?

     

    Ne serait-ce point qu’on a trouvé quelque invraisemblance dans les tableaux qu’il trace de la servilité du peuple, de la lâcheté du Sénat, de la cruauté des empereurs ?   Mais à lire ses contemporains, Pline le Jeune, Suétone, on s’aperçoit qu’ils confirment ses témoignages, quelquefois les aggravent. Ne serait-ce point encore qu’on sent partout chez lui l’amertume, une résignation au fait accompli, qui ressemble à du désespoir, la haute et profonde mélancolie d’une âme honnête et virile blessée par l’abaissement moral de son époque ? Mais cela, c’est le génie même de Tacite, et c’est ce qui donne à son livre son accent et sa couleur propres, sa vérité aussi,  car la poignante impression qu’il nous laisse est bien celle qu’il faut garder d’un temps, où de grands progrès de civilisation s’accomplirent sans doute, mais qui oppresse la conscience d’une angoisse pesante.

     

    En parlant de vérité, il faut quand même noter dans son œuvre, non seulement des erreurs de détail que l’on pourrait presque considérer comme inévitables, mais aussi quelques préjugés surannés, comme sa haine pour les étrangers, sa dureté pour les esclaves, ses préventions contre les juifs et les chrétiens, mais cela n’empêche pas Tacite de demeurer  le véritable historien, sinon de l’empire romain, du moins du principat, à Rome. A ce propos, Tacite  a fait plus de portraits à lui seul que tous ses devanciers et sans doute de plus vrais. Si j’écris « sans doute », c’est une manière de dire que s’ils ne sont pas plus vrais que ceux de Tite-Live et de Salluste, en tout cas ils sont plus réels, projetant sur ses personnages un rayon de lumière éclairant toute leur âme et mettant à nu le secret de leur vie. Le meilleur exemple en est Néron. En effet, après nous l’avoir montré avec ses mauvais instincts qui l’ont conduit à l’orgie sanglante de la fin de son règne, Tacite ajoute ces mots : « Néron eut la passion de l’impossible », ce qui peut conduire à comprendre d’une certaine manière la destinée à la fois grotesque et terrible de cet histrion couronné.    

     

    Ceci nous permet de comprendre pourquoi, contrairement à d’autres auteurs de son époque connus ou inconnus, il avait dans l’esprit trop d’élévation et de gravité pour être dominé par la préoccupation de faire une œuvre d’art. Cependant il vivait à une époque trop cultivée, et il était trop cultivé lui-même, pour dépouiller toute ambition littéraire en écrivant son livre. Ainsi, sur la fin de sa vie, quand il composa ses Annales, jetant un coup d’œil sur les tableaux qu’il avait déjà tracés, sur ceux qui lui restaient à tracer encore, et les comparant aux peintures de ses prédécesseurs, il s’inquiéta craignant que sa matière n’offre trop peu d’intérêt au lecteur. Il est certain que cette histoire du principat, restreinte presque complètement aux intrigues du palais, aux persécutions des adversaires de l’empereur, pouvait aisément devenir monotone et mesquine, mais Tacite sut triompher de ces difficultés. Chez lui, point d’uniformité dans son livre, mais une unité puissante de couleur et de ton. En outre, sous l’apparente monotonie des actes du despotisme, il savait retrouver et traduire l’éternelle variété de la nature humaine, soutenant l’âme du lecteur, que pourrait lasser l’abjection des acteurs de son drame, en évoquant partout la conscience comme un juge invisible et présent.

     

    Il chercha surtout l’intérêt dans les luttes qui se livraient au fond des âmes. Nul historien, dans aucun temps, n’a possédé plus que lui la faculté de démêler les motifs secrets des actions humaines. Son observation est si délicate et si pénétrante, elle parcourt avec une telle exactitude les replis des cœurs, que parfois ses maximes surprennent et ressemblent à des paradoxes : « Il est dans la nature humaine, dira-t-il par exemple, de haïr ceux qu’on a offensés ». Beaucoup ont discuté la valeur historique de l’ouvrage de Tacite, mais personne n’a songé à nier qu’il fût entre tous un psychologue délié et profond.

     

    Michel Escatafal

  • L'histoire après Tite-Live c'est d'abord l'oeuvre de Tacite

    Après Auguste, empereur tolérant par politique, vint l'époque des Tibère, Caligula, Claude et Néron, personnages soupçonneux ou affolés de pouvoir absolu. Une œuvre véritablement historique était alors impossible. Sous Tibère (14-37), Crémutius Cordus voyait son livre condamné à être brûlé par la main du bourreau, parce qu'il contenait l'éloge de Brutus et de Cassius. Aussi est-ce l'époque des abrégés, comme celui de Velléius Paterculus (sous Tibère), des recueils d'anecdotes morales ( Valère-Maxime, sous Tibère aussi), des compositions romanesques, comme l'Histoire d'Alexandre par Quinte-Curce, sous le règne de Claude (41-54). Avec Nerva (96-98) et Trajan (98-117) cesse le régime de la terreur, "on commence à respirer", et nous devons à cet heureux moment du principat un des plus beaux monuments de la littérature romaine, l'œuvre de Tacite.

    Dès son premier écrit, le Dialogue des orateurs, composé sous Titus (79-81) et au début du règne de Domitien (81-96), nous sommes face au morceau de critique le plus brillant et le plus profond que nous ait légué l'antiquité romaine. Plus tard, au commencement du règne de Trajan, Tacite fit paraître la Vie d'Agricola, livre souvenir de la tyrannie à l'époque de Domitien. Peu après suivit la Germanie, sorte d'étude de géographie et d'ethnographie, prémices des Histoires, comprenant les évènement allant de la mort de Néron (68) à celle de Domitien. Enfin les Annales sont l'œuvre de la vieillesse de l'historien, une œuvre où après avoir remonté dans le passé jusqu'à la mort d'Auguste (14), Tacite y racontait les règnes de Tibère, Claude et Néron (54-68). Hélas pour les Annales, comme pour les Histoires, le temps n'a épargné que quelques livres. Néanmoins ce qui nous reste des débris des Annales suffit à nous montrer qu'il s'agit du chef d'œuvre de Tacite et d'un des plus magnifiques témoignages attestant des évènements qui ont fait l'histoire de Rome. Je reviendrai plus longuement dans un prochain article sur la vie, les œuvres et l'art de cet auteur de génie.

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien, l’historien des mœurs de son époque

    Pline l'Ancien, Histoire naturelle, empire romain, Caton, irruption du Vésuve en 79 L’Histoire naturelle de Pline est un monument imposant, mais c’est la seule remarque que nous puissions faire sur son réel intérêt scientifique, avec un nombre considérable d’erreurs, parfois même d’une bizarrerie confondante quand il traite de la médecine. Sa thérapeutique en effet, ressemble très fort à celle des commères et des guérisseurs, considérant que la salive, les premiers cheveux et la première dent qui tombe aux enfants, pourvu qu’elle n’ait pas touché terre, sont en certains cas d’excellents remèdes. Où a-t-il pu chercher et trouver pareilles billevesées ? Cela étant, tous ceux qui ont étudié Pline l’Ancien affirment qu’il ne fut en aucune façon un observateur, même si sa mort fit illusion sur ce point, la grande expérience dont il fut la victime lors de l’irruption du Vésuve, en observant le phénomène à Stabies (79), étant sans doute la seule qu’il ait faite.

     

    En fait, quand il étudiait l’histoire naturelle, c’était…dans sa bibliothèque, à travers les volumes qu’il lisait. Son œuvre est donc avant tout un inventaire, un répertoire, une compilation, ce qui transparaît à travers nombre d’erreurs qu’il aurait dû éviter. Parmi les plus énormes, je citerais celle relative aux lions, très nombreux à son époque de jeux dans l’amphithéâtre, quand il écrit : «  Cet animal si puissant, si féroce…est effrayé par la crête du coq et plus encore par son chant ». Voilà un fait dont la fausseté n’était pourtant pas difficile à constater, et qui témoigne de son manque d’esprit scientifique.

     

    Néanmoins on aurait quand même tort de faire trop bon marché de son œuvre, laquelle a permis de conserver quantité d’observations des premiers savants qui, sans lui, seraient perdues depuis longtemps. Il lui est même arrivé de voir avec justesse, quand il avait à faire à des objets familiers, notamment certains animaux tels que le rossignol, la fourmi, l’araignée, qui sont décrits avec vérité  et vivacité. Il relève ces peintures par des réflexions morales qui viennent sans effort, avec un naturel supérieur à celui que l’on retrouve dans Buffon, même s’il y a moins d’art, ce même Buffon ayant pu dire de Pline qu’il avait la « facilité de penser en grand ». Bref, si Pline n’eut point le sens de la science, il en avait au moins le goût, et ses idées ne furent point celles d’un esprit médiocre.

     

    La philosophie de Pline l’Ancien n’est guère plus systématique que sa science, car il y a chez lui des tendances plutôt que des opinions. Toutefois elle nous intéresse, dans la mesure où nous trouvons chez lui un nouveau et important témoignage sur l’état des esprits dans le monde ancien finissant. On peut, par exemple, mesurer le discrédit où était tombé le polythéisme dans la haute société, quand on voit sur quel ton parlait de ses croyances un homme qui fut l’ami de l’empereur, un personnage officiel comme nous dirions de nos jours : « Croire qu’il y a un nombre infini de dieux…, c’est passer les bornes de la stupidité…, s’imaginer que les uns sont âgés, toujours en cheveux blancs ; les autres jeunes, enfants, noirs, ailés, boiteux, issus d’un œuf…, ce sont là des rêveries presque puériles ». Pareilles phrases font apparaître plus qu’un doute sur l’existence de Dieu, que Pline assimilerait à la rigueur au soleil, pour finir par avouer qu’il n’y a pas de Providence, cette croyance n’étant bonne à retenir que dans un intérêt social, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter « qu’il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des affaires terrestres ». 

     

    Ce scepticisme a mêlé une singulière amertume à l’idée que Pline s’est faite de la vie. Il y a chez lui des pages où s’exhale toute la tristesse d’un monde qui avait perdu sa foi et ne concevait pas d’espérance nouvelle, l’homme étant à ses yeux le plus misérable de tous les êtres, le plus maltraité par la nature. La preuve, «  seul, il ne sait rien sans l’apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ; en un mot, il ne sait rien spontanément, que pleurer ». En fait, nous ne tenons de la vie qu’un bienfait : la possibilité de mourir, ce qui explique que «  beaucoup ont pensé que le mieux était de ne pas naître ou d’être anéanti au plus tôt ». Cette amertume est comme entretenue dans l’âme de Pline par le spectacle de la dépravation de ses contemporains, avec une folie du luxe et une frénésie du plaisir qui, à ses yeux, emporte la société romaine, confirmant et précisant les témoignages des satiriques, comme Juvénal, ou des historiens, comme Tacite. Pour toutes ces raisons, certains affirment ou ont affirmé que l’ouvrage de Pline est intéressant avant tout pour l’histoire des mœurs.

     

    Si j’écris cela, c’est parce que son aversion pour la civilisation qui l’avait vu naître, l’a conduit à dénoncer la navigation, le travail des métaux, l’invention de la monnaie comme des « crimes envers l’humanité ». Néanmoins ce découragement n’est pas toujours de règle, car même si Pline, comme Pascal, a mesuré l’impuissance et l’orgueil de l’homme, il croit pourtant en dernière analyse « que c’est de la pensée qu’il doit se relever ». En outre, en dépit de ses déclarations chagrines sur l’industrie, l’art, la science, ce qui l’attriste plus que tout c’est l’arrêt du mouvement scientifique, n’hésitant pas à louer les grands inventeurs. Même si tout cela paraît confus, c’est aussi une manière de regretter que de son temps « on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites », soulignant un peu plus loin qu’on « ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens ». Au passage on notera qu’à travers ces deux phrases, Pline permet à son œuvre d’échapper à ce que son pessimisme eût pu avoir de desséchant et d’infécond.

     

    Un dernier mot enfin, pour évoquer le style de Pline, dans ce vaste ouvrage qu’est son Histoire naturelle. Un style fort inégal, à propos duquel on peut aussi affirmer que par endroits il n’y en a point. En fait, quand la matière est rebelle, il semble que Pline se contente de rédiger des notes. En revanche, quand le sujet peut-être vivifié, le langage prend une couleur propre, imitant à sa manière le vieux Caton, qu’il admirait très fort. Chez Pline, comme chez l’ancien Romain, on retrouve cette qualité que les Latins appelaient « la gravité », c’est-à-dire une énergie un peu âpre, ou si l’on préfère un sérieux un peu triste.

     

    De Caton il a aussi la plaisanterie caustique et dure, comme en témoigne la façon dont il parle des médecins : « Seuls, ils peuvent assassiner impunément ; bien plus, ils accusent leurs victimes, et ce sont les gens qu’ils ont tués qui ont tort…Aussi cupides qu’ignorants, ils marchandent le prix de leurs visites au lit d’un mourant et prennent des arrhes sur la mort ». Une telle diatribe rappelle en effet la saveur du vieux temps, sans échapper aux défauts à la mode à ce moment de l’empire, mais aussi à ceux de toutes les périodes de l’histoire : la recherche de l’effet, du trait, ou, comme nous dirions aujourd’hui, du « buzz ». N’importe, ce que l’on emporte surtout de la lecture de son livre, c’est l’impression d’une âme ardente, d’un talent vigoureux, qui sut donner du mouvement et de la vie à son énorme compilation.

     

    Michel Escatafal

  • Sénèque, à la fois historien, philosophe, scientifique et moraliste

    sénèque,empire romain,néron,caligula,pison,empereur claudeNé à Cordoue tout à la fin du premier siècle avant notre ère, le Sénèque que nous connaissons le mieux était le second fils de Sénèque le rhéteur. Il fut, nous dit-il, apporté à Rome dans les bras de sa tante, sœur d’Helvia, sa mère, et élevé par cette femme de grand mérite. Son père aurait voulu faire de lui un orateur, c’est-à-dire un rhéteur, mais Sénèque avait un goût déjà très vif pour la philosophie. Il suivit avec enthousiasme les leçons de Fabianus, du pythagoricien Sotion, et se laissa si bien prendre par l’enseignement de ce dernier maître, qu’il s’abstint de toute nourriture animale pendant quelque temps. Cependant l’ambition de son père le poussait au barreau, et il y fit des débuts si éclatants que Caligula, qui n’aimait pas les gens supérieurs au niveau intellectuel, songeait à le faire périr. Il ne le fit pas, parce qu’on fit comprendre à Caligula que Sénèque était fort chétif, et qu’il ne valait pas un arrêt de mort.

    Grâce à cette faiblesse physique, la philosophie romaine allait garder celui que la postérité considère souvent comme le plus brillant et le plus actif des philosophes de son siècle. Cela ne l’empêcha pas d’avoir des ennemis une bonne partie de sa vie. Ainsi, au début de règne de Claude (empereur de 41 à 54), nous le voyons exilé en Corse par une intrigue de cour. Il resta longtemps dans cette île, alors à moitié sauvage, résigné d’abord, comme il en témoigne dans l’ouvrage qu’il adressa à sa mère, puis lassé, ennuyé jusqu’à s’abaisser platement devant un certain Polybe, affranchi et favori de Claude (Consolation à Polybe). Au bout de huit ans, Sénèque est enfin rappelé à Rome et il songe à partir pour Athènes, quand Agrippine, qui a discerné son mérite et sait qu’il peut donner quelque popularité au nouveau prince, le fait nommer prêteur et lui confie l’éducation de Néron. Ce sera  l’époque la moins honorable de la vie de Sénèque.

    Tandis qu’il compose pour l’empereur l’éloge officiel du César défunt, il satisfait ses rancunes personnelles en écrivant l’Apocolocynthose (métamorphose de Claude en citrouille), pamphlet très spirituel, pas assez pourtant pour faire oublier que l’auteur  commettait une mauvaise action. Durant cinq ans il fit tout pour « emmuseler la bête féroce » qu’il y avait en Néron, sans toutefois quitter la cour à temps, sans doute parce qu’il s’était trop engagé pour le pouvoir. Ainsi, il n’empêcha ni le meurtre de Britannicus, ni celui d’Agrippine, faisant en plus l’apologie du parricide. Néanmoins il finit par vouloir partir, offrant à l’empereur de lui rendre tous ses biens qui étaient immenses. Néron refusa, craignant que Sénèque, en se dépouillant de sa fortune, ne se rendit modeste et donc moins docile. En fait il ne se fera jamais réellement oublier, et quand la conspiration de Pison éclata, on le dénonça comme un des complices, bien qu’il soit douteux qu’il eût trempé dans le complot, et il dut mourir.

    Il était alors près de Rome. Quand le centurion lui notifia la sentence fatale, « il demande son testament, sans se troubler, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis et déclare que, puisqu’on le réduit à l’impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, l’image de sa vie ». Puis il s’ouvre les veines, appelle ses secrétaires, leur dicte un long discours, et, comme la mort tardait, il se fait porter dans un bain, et en y entrant il répand de l’eau sur les esclaves qui l’entouraient : « J’offre cette libation, dit-il, à Jupiter libérateur ». Il avait soixante-cinq ans. Sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui, s’ouvrant aussi les veines. Elle était prête à expirer quand Néron, par crainte de l’odieux, ordonna qu’on lui bandât les bras et qu’on arrêtât son sang. On la sauva finalement, mais toute sa vie elle garda sur son visage une pâleur mortelle et, dit Tacite, conserva une honorable fidélité à la mémoire de son mari.

    Malgré l’agitation de sa vie, Sénèque a beaucoup écrit, et dans des genres très divers. Les anciens avaient de lui des ouvrages, aujourd’hui perdus, sur l’histoire (Biographie de son père), sur la philosophie (Exhortations, des devoirs, sur la superstition, sur le mariage, sur l’amitié, sur la pauvreté), sur les sciences naturelles (Sur le mouvement de la terre, sur la forme du monde, sur les pierres, sur les poissons, sur la géographie de l’Inde, sur la géographie et la religion de l’Egypte). En dehors de son livre des Questions naturelles, il ne nous reste aujourd’hui que des traités de morale.

    Sous Caligula, il composa la Consolation à Marcia. Fille de l’historien Crémutius Cordus, persécuté par Tibère pour ses sentiments républicains, Marcia avait perdu un fils. Sénèque lui rappelle comment la philosophie a consolé Octavie, Livie, de pertes semblables. Il lui montre ainsi l’inutilité de la douleur, l’incertitude des évènements, la nécessité qui lie la vie à la mort, les dangers qu’eût courus son fils s’il eût vécu. Il lui affirme enfin que le jeune homme a été reçu au ciel par son aïeul Crémutius Cordus dans l’immortalité. En outre, de son exil, il adressa aussi une Consolation à sa mère Helvia pour l’engager à ne pas souffrir d’un sort auquel il se résigne, et à trouver un soulagement à sa peine dans la sagesse et aussi dans l’affection de ses enfants  qui restent auprès d’elle.

    Des années qui suivirent son rappel de Corse, et pendant lesquelles il fut précepteur de Néron, datent les traités sur la Tranquillité de l’âme, sur la Colère, sur la Brièveté de la vie. Le premier de ces ouvrages est adressé à un jeune courtisan, Sérénus, qui souffre d’un ennui vague, qui « sans être malade, ne se porte pas bien ». Sénèque essaie de l’arracher au spleen antique, qu’on appelle de nos jours dépression. Avec lui il recherche ce qu’est la tranquillité de l’âme, comment on la perd, comment on peut la recouvrer. Dans l’éloquent traité de la Colère, on voit une peinture de cette passion, une étude des causes qui la déchaînent, de ses conséquences et de ses effets. Les considérations morales y sont relevées par une foule d’anecdotes sur les contemporains de Tibère et de Caligula. C’est l’emploi et le prix du temps que nous enseigne l’opuscule sur la Brièveté de la vie.  Il peut se résumer en ces lignes : « Nous n’avons pas trop peu de temps ; nous en perdons trop… La vie serait assez longue et suffirait pour les plus grandes entreprises, si nous savions en bien placer les instants ».

    Pendant qu’il dirigeait les affaires de l’empire, l’activité philosophique de Sénèque ne fut point interrompue. Il donna alors le livre sur la Clémence, dédié à Néron. C’était une haute leçon offerte à un prince qui n’en profita guère. Dans ce livre l’empereur aurait pu apprendre ce qu’est la clémence, ses motifs, son utilité pour tous les hommes, sa nécessité pour les souverains. C’est là qu’on lit le beau récit où l’on voit Auguste pardonner à Cinna sa conspiration : Sénèque a fourni à notre Corneille la donnée d’un de ses chefs-d’œuvre. Très attaqué par les envieux, le ministre philosophe présente une sorte d’apologie de sa conduite dans le traité de la Vie heureuse. Dans les Bienfaits, il enseigne comment il faut savoir accorder et recevoir les services, ce que sont la reconnaissance et l’ingratitude. Très étendu, cet ouvrage est surtout riche en récits et en exemples. Les calomnies dont on harcelait Sénèque furent sans doute l’occasion des pages qu’il écrivit sur la Fermeté du sage : injure, outrage, vengeance, violence, le sage doit s’attendre et se résigner à tout. « Quel médecin se met en colère contre un frénétique ? Le sage est dans les mêmes dispositions envers tous, que le médecin envers les malades… et la même indifférence qu’il oppose aux hommages, il l’oppose aux insultes ». C’est aussi sans doute à ce moment de sa vie que Sénèque composa ses Tragédies.

    Quand l’heure de la disgrâce eût sonné et qu’il vécut dans la solitude, son ardeur intellectuelle ne se ralentit pas. Il entretenait alors Sérénus de la Retraite du philosophe. Zénon voulait que le sage prenne part aux affaires publiques, à moins d’en être empêché par quelque obstacle. Ces obstacles, Sénèque les énumère longuement et semble conclure en faveur de l’abstention politique. « Si je veux passer tous les gouvernements en revue, je n’en trouverai aucun qui puisse tolèrer le sage ou que le sage puisse tolérer… qu’un homme dise qu’il est fort bon de naviguer, et ensuite nie qu’il faille naviguer sur cette mer où l’on voit tant de naufrages… cet homme, je crois, me défend de lever l’ancre bien qu’il me prône la navigation ». Le traité de la Providence porte aussi la marque des préoccupations personnelles de Sénèque à cette heure de sa vie : il y a une Providence, les désordres de la nature, les vices de l’âme ne prouvent rien contre elle. Si le mal nous fait trop souffrir, la religion nous a donné le suprême remède. « Regardez, mortels, et vous verrez combien est courte et facile la voie qui conduit à la liberté… La mort est sous la main, et toutes les routes sont ouvertes… Eh quoi ! Balancez-vous ? Craindrez-vous si longtemps ce qui dure si peu ? » Dans ses dernières années, en même temps que Sénèque revenait aux études de sa jeunesse sur la nature (Questions naturelles) il écrivait pour son ami Lucilius ses admirables Epîtres qui restent son chef d’œuvre, où il a mis toute sa science, tout son esprit, toute son âme, et dont on s’est beaucoup servi surtout pour faire connaître son caractère et son enseignement. 

    Michel Escatafal