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littérature romaine

  • Quintilien : la vie et l'oeuvre de cet enseignant de l'éloquence

    Histoire romaine, littérature romaine, quintilien, Vespasien, DomitienComme Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien était d’origine espagnole. Il naquit vers l’an 35, à Callaguris (aujourd’hui Calahorra), dans la grande province appelée à l’époque Tarraconaise (Aragon, Catalogne, Asturies). Son père qui fut rhéteur ou avocat, voulait certainement pousser son fils vers l’une de ces deux professions, car, amené de bonne heure à Rome, le jeune homme reçut d’abord les leçons du fameux grammairien Palémon et, plus tard, suivit Domitius Afer, un orateur qui prétendait alors soutenir la tradition classique. On a pensé que Quintilien, après ses études, ayant ouvert une école de rhétorique, ne connaîtrait pas la réussite, ce qui pouvait s’expliquer par le fait que le goût de Sénèque triomphait alors. Cela dit, il retourna en Espagne avec Galba, nommé par Néron gouverneur de la Tarraconaise (60). Au bout de huit ans, Galba, élevé à l’empire, ramenait avec lui Quintilien, qui commença sa carrière littéraire. Il débuta par des plaidoyers et obtint très vite un grand succès grâce à l’affaire d’un certain Naevius Arpinianus, mari trop violent, qui avait jeté sa femme par la fenêtre. Comme avocat, Quintilien nous apprend lui-même qu’il se distinguait par la méthode, disons plutôt sa méthode. Il excellait à établir la cause, à en tracer les grandes lignes, et, lorsque dans un procès il y avait plusieurs avocats, on le chargeait toujours de la narration, c’est-à-dire de l’exposé des faits.

    Au commencement du règne de Vespasien (69), sa réputation était faite : c’est alors que le nouvel empereur le nomma à la première chaire publique d’éloquence. Pour cela il recevait un traitement annuel de 100.000 sesterces, somme importante pour l’époque si l’on considère que cela pourrait représenter au moins autant d’euros de nos jours. Pendant vingt ans Quintilien, suivant le mot de Martial, « fut le guide éminent de la jeunesse romaine ». A peine avait-il pris sa retraite, comme nous dirions, que Domitien (empereur 81-96) lui confia l’éducation de deux de ses neveux. Ces enfants étaient les fils de Flavia Domitilla qui, accusée de superstition étrangère, sans doute de christianisme, ne tarda pas à être exilée. Pendant ce très court préceptorat, Quintilien fut comblé d’honneurs, Domitien lui accordant même les ornements consulaires. A ce propos on peut se demander pourquoi a-t-il fallu que le vieux maître ait cru devoir payer au prince sa dette de reconnaissance par les plus plates adulations ?

    Les dernières années de Quintilien connurent de douloureuses épreuves. Il perdit sa jeune femme, puis un fils et, peu de temps après, son dernier enfant, pour lequel il avait une tendresse particulière. « Ce fils, qui promettait tant, en qui j’avais placé toute l’espérance de ma vieillesse, ce fils m’a été ravi, et, avec lui, tout ce qui me consolait du passé ». Il poursuivit cependant la composition de son Institution oratoire commencée avant ce deuil cruel». Cet ouvrage, destiné d’abord à son fils et à celui de son ami Marcellus Victorius (sénateur) fut dès lors à l’adresse de toute la jeunesse studieuse. L’Institution oratoire, c’est-à-dire l’Education de l’orateur, est un cours complet d’enseignement oratoire.

    Quintilien lui-même a tracé les grandes divisions de son livre de façon à nous dispenser d’en faire l’analyse : « Mon premier livre, dit-il, contiendra tout ce qui précède les fonctions du rhéteur (c’est-à-dire l’éducation de la première enfance et l’enseignement donné par le grammairien). Dans le second, je traiterai des premiers éléments de la rhétorique, et des questions qui ont pour objet la nature même de la rhétorique. Je consacrerai les cinq livres suivants à l’invention et à la disposition, les quatre autres à l’élocution y compris la mémoire et l’action. Enfin dans un dernier livre, qui regardera la personne même de l’orateur, j’expliquerai… quelles doivent être ses mœurs, ce qu’il doit observer dans les causes qu’il entreprend… quel genre d’éloquence il y doit employer, quel doit être le terme de ses travaux oratoires et à quelles études il doit se livrer dans sa retraite ».

    Outre l’Institution oratoire nous avons, sous le nom de Quintilien, un recueil de Déclamations qu’on ne saurait vraiment lui attribuer. Les anciens possédaient aussi un traité sur les Causes de la corruption de l’éloquence et un Manuel de rhétorique.

    Michel Escatafal

  • Suétone, l’historien de douze Césars

    Suetone.jpgSuétone a été le contemporain de Tacite et a écrit sur le même temps, ce qui signifie un voisinage compliqué compte tenu du génie de Tacite. C’est la raison pour laquelle il serait imprudent de comparer Suétone à Tacite. Il faut donc le juger en lui-même et reconnaître que son œuvre, très inférieure aux Annales, ne laisse pas d’être intéressante.

    Nous ignorons le lieu de naissance de Suétone qu’on place généralement entre les années 75 et 77, en pleine époque du règne de Vespasien (69-79). Fils d’un officier subalterne, il servit sans doute lui-même, suivant l’usage romain, et débuta assez jeune au barreau. Bientôt sa vocation littéraire se fit jour, car, en l’an 105, Pline le priait vivement de publier ses ouvrages. Son érudition le rendit vite célèbre, au point que ce même Pline, dans une lettre à Trajan, proclama Suétone « le plus savant de tous les Romains ».

    Cela étant la fortune ne lui vint pas avec la réputation. A ce propos nous savons, par une lettre de Pline encore, que ses ressources ne lui permettaient d’avoir qu’une fort modeste villa. Après la mort de Trajan (117), quand Hadrien monta sur le trône, Suétone devint son secrétaire, la nature de ses travaux le désignant à la faveur d’un prince, grand amateur d’archéologie. Mais un différent avec l’impératrice Sabine, très soucieuse de l’étiquette de la cour, fit rentrer Suétone dans une retraite d’où il ne sortit plus jusqu’à sa mort (130).

    Il avait donné des œuvres très nombreuses, toutes sur des sujets d’archéologie et d’histoire, des traités sur les jeux des Grecs, sur les jeux et les spectacles des Romains, sur l’armée romaine, des commentaires, des biographies sur les poètes et les rhéteurs célèbres, enfin son chef d’œuvre, les Vies des douze Césars, seul ouvrage qui, par chance, soit intégralement conservé. Dans un prochain article, j’évoquerai plus longuement la valeur de cette œuvre, et le vrai talent d’écrivain de Suétone.

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien : une vie assez courte, mais une oeuvre volumineuse

    histoire de rome,littérature romaine,pline l'ancien,pline le jeune,tibère,caligula,claude,titus,vespasien,herculanum,pompéiNé à Novum Comum (Côme aujourd’hui) en 23, sous Tibère, Pline l’Ancien fit ses études à Rome sous la direction du grammairien Apion qui, tout en enseignant les lettres et l’histoire, était aussi versé dans les diverses sciences. Ses études finies, Pline qui, en sa qualité de chevalier, était admis dans les grandes familles, vit de près la cour des empereurs Caligula (37-41) et Claude (41-54). Ensuite, après un court séjour en Afrique, il alla commander une aile de cavalerie en Germanie, où il fut le compagnon d’armes du futur empereur Titus (79-81). Très en faveur sous Vespasien (69-79), avec lequel il vécut dans une sorte d’intimité, il se vit chargé, avec le titre de procureur, de l’administration de plusieurs provinces. Enfin, c’est sous Titus, au moment de l’éruption du Vésuve qui engloutit Stabies, Herculanum et Pompéi, qu’il périt, à peine âgé de cinquante six ans, en observant le phénomène à Stabies (79). A cette époque il commandait une flotte rassemblée à Misène (près de Naples), pour défendre les côtes de l’Italie méridionale contre les pirates.

     

    Si cette vie assez courte se déroula presque tout entière dans les charges militaires et politiques, sans se dérober un seul instant, comme les anciens Romains, à ses devoirs civiques, elle n’empêcha pas son œuvre d’être volumineuse. En effet, outre son vaste ouvrage sur l’Histoire naturelle, il laissa un grand nombre d’écrits sur les sujets les plus divers : un traité d’art militaire sur la Manière de lancer le javelot à cheval, une Histoire des guerres de Germanie, très consultée par Tacite, un ouvrage sur l’Homme de lettres, une Dissertation grammaticale sur l’équivoque, enfin une Histoire de son temps.

     

    On aurait peine à comprendre pareille fécondité sans les détails que son neveu et lui-même nous ont laissés sur son prodigieux labeur. Levé avant le jour, Pline travaillait même la nuit : c’est ce qu’il appelait ses « moments de loisirs ». Partout il était accompagné d’un secrétaire à qui il dictait des notes et des extraits, écoutant des lectures jusque dans son bain. C’est ainsi qu’il laissa à son neveu, Pline le Jeune (61-112), cent soixante cahiers de notes écrits d’une écriture très fine au recto et au verso.

     

    Rien que son Histoire naturelle, le seul de ses ouvrages que nous possédions encore, eût suffi à défrayer l’activité d’un homme laborieux. On en jugera par l’énumération des matières qui y sont contenues. Divisée en trente sept livres, elle s’ouvre par une préface, sous forme de lettre à Titus, et par l’indication des sources où l’auteur a puisé : il a fait dit-il, « vingt mille extraits d’environ deux mille volumes qui proviennent de cent auteurs de choix ». Le second livre est une description physique du monde. La géographie prend les livres III à VI. Le septième livre est consacré à l’étude de l’homme. Il examine ensuite les mammifères dans le huitième, les poissons dans le neuvième, les oiseaux dans le dixième, les insectes dans le onzième. Puis, passant à la botanique, il traita des arbres, des arbrisseaux exotiques dans les livres XII et XIII, des arbres fruitiers dans les quatorzième et quinzième, des plantes et arbres sauvages dans le livre XVI, de l’arboriculture dans le dix-septième, des grains dans les dix-huitième et dix-neuvième, de l’agriculture du vingt au vingt-septième. Il reprend ensuite au point de vue médical l’examen de la botanique (XXVIII, XXXII), et de la zoologie. Enfin la minéralogie, considérée surtout dans ses rapports avec la vie et avec l’art, occupe la partie de l’ouvrage qui s’étend des livres XXXIII à XXXVII. Le livre XXXIV, sorte d’histoire de l’art antique, offre un intérêt tout spécial. Bref, un monument imposant, même s’il n’a rien de véritablement savant, surtout vu de nos jours.

     

    Michel Escatafall

  • Sénèque, un stoïcien qui a toujours gardé son indépendance

    Dans la dernière phrase de mon précédent article, j’avais écrit à propos de Sénèque : « Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il donnait des grâces à la sagesse ». Mais qu’était-ce donc que cette sagesse qu’il parait de tellement d’arguments ? Elle consistait à « appeler uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et ne comptait la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l’âme, au nombre ni des biens, ni des maux ». C’est la morale stoïcienne. Mais il faut remarquer que Sénèque a toujours voulu garder son indépendance : « Je ne me suis pas fait une loi de ne rien hasarder contre le dire de Zénon et de Chrysippe ». Si bien que les leçons de l’école prennent chez lui un tour nouveau parfois et ont toujours un accent personnel. « Quelle que soit la valeur de mes lettres, je vous prie de les lire comme venant d’un homme qui cherche opiniâtrement la vérité qu’il n’a point encore trouvée ; car je ne suis assujetti à personne et je ne m’autorise du nom de personne ».

    Sénèque n’a jamais eu d’idée bien ferme sur la nature de Dieu. Quelquefois il le conçoit à la façon des stoïciens, c’est-à-dire qu’il le confond avec la nature même : « Voulez-vous l’appeler nature ? Le mot sera juste, il est le souffle qui nous anime. Voulez-vous voir en lui le monde lui-même , vous n’aurez pas tort ; il est tout ce que vous voyez ». Mais, parfois aussi, il se le figure comme un être personnel, exerçant une action bienfaisante sur chacun de nous : « Semblables à de bons pères qui sourient aux colères de leurs petits-enfants, les dieux ne cessent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui doutent de l’auteur des bienfaits ; d’une main toujours égale, ils répartissent les dons sur tous les peuples, n’ayant reçu en partage que le pouvoir de faire le bien ».

    A noter que Sénèque ne songe point à faire de la croyance à la divinité le fondement même de la morale : il est si loin de voir en Dieu (Sénèque n’était pas polythéiste même s’il écrivait ou disait les dieux), comme les modernes, le souverain juge qui récompense le bien et punit le mal, celui en qui la justice idéale trouve sa sanction. A ses yeux l’homme de bien ne relève que de sa conscience. D’ailleurs lui-même affirme « qu’il n’est pas le serviteur de Dieu, il s’associe à ses desseins ». Aussi Sénèque ne veut pas qu’on prie la divinité ni qu’on lui rende un culte : « Abolissons cette coutume d’aller saluer les images des dieux au matin et de s’asseoir aux portes de leurs temples…On honore Dieu en le connaissant…Le premier culte des dieux, c’est de croire qu’il y a des dieux. Voulez-vous avoir les dieux propices ? Soyez homme de bien ; c’est les honorer que les imiter ».

    Tout préoccupé de morale pratique, Sénèque, on le voit, n’a point approfondi la philosophie religieuse. Pourtant c’est sur la croyance en Dieu qu’il fonde le principe le plus important de sa morale, celui d’où il tirera tous les préceptes applicables aux rapports des hommes entre eux : je veux dire le principe de l’égalité originelle, d’où découlent les devoirs de justice et de fraternité : « Ce monde, qui enferme les choses humaines et les choses divines, n’est qu’un. Nous sommes les membres de ce vaste corps. La nature (c’est ici le nom que Sénèque donne à Dieu) nous a rendus tous parents en nous engendrant d’une même manière et pour une même loi…C’est elle qui a établi la justice et l’équité ; selon ses constitutions, c’est un plus grand mal de faire une injustice que d’en recevoir ; c’est par son ordre que les mains doivent  être toujours prêtes à porter secours ».

    C’est ainsi qu’il est amené à répudier l’esprit exclusif, qui avait animé les sociétés antiques et multiplié les guerres de nation à nation, de cité à cité. Plus de frontières : « Comme l’homme est mesquin avec ses frontières ! Le Dace ne franchira pas l’Ister ; le Strymon servira de limite à la Thrace ; l’Euphrate sera une barrière contre les Parthes…Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas ainsi un carré de jardin en cent provinces » ? Plus de castes ! « Nous avons tous un nombre égal de prédécesseurs, et il n’y a personne aujourd’hui dont l’origine ne soit hors de toute mémoire. Platon dit qu’il n’y a point de roi qui ne soit sorti d’un esclave, ni d’esclave qui ne soit issu d’un roi…Qu’est-ce qu’un chevalier romain ? Qu’est-ce qu’un affranchi et un esclave ? Ce sont des noms que l’injustice a introduits dans le monde ».

    La vie de l’homme doit être sacrée à l’homme, donc plus de batailles, et dans son Traité de la Colère, Sénèque trace un tableau émouvant des horreurs que la guerre déchaîne. Surtout, plus de ces jeux sanglants où de malheureux gladiateurs s’égorgent pour le plaisir d’une foule brutale : « Mais, dit-on, ces combattants sont des criminels. Celui-ci est un bandit. Eh bien ! Il a mérité d’être pendu. Celui-là, un assassin. Qu’on le tue. Mais toi, qui es assis sur ces gradins, qu’as-tu fait pour être condamné à un pareil spectacle ?» Le sage réprouve nécessairement toutes ces violences. La pensée toujours présente à son esprit, c’est que partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. « Il essuiera les larmes de celui qui pleure…Il offrira la main au naufragé ; à l’exilé, l’hospitalité ; à l’indigent, l’aumône; non cette aumône humiliante que la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants jettent avec dédain aux malheureux qu’ils secourent, et dont le contact les dégoûte ; mais il donnera comme un homme à un homme sur le patrimoine commun. Il rendra le fils aux larmes d’une mère, il fera tomber les chaînes de l’esclave, il retirera de l’arène le gladiateur, il ensevelira même le criminel ». Bien plus, ce n’est pas assez d’être bon pour les malheureux, il faut être indulgent avec les coupables : « Pourquoi haïr ceux qui font mal, puisque c’est l’erreur qui les entraîne ? » En effet, il n’est pas possible à un homme sage de haïr ceux qui s’égarent, et il y a bien plus d’humanité à témoigner à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, à les ramener, non à les poursuivre. Quel est le médecin qui se fâche contre ses malades ?

    On est étonné, après tant de belles paroles, si pleines d’humanité, d’entendre Sénèque déclarer que « si le sage doit être secourable, il ne doit pas être compatissant…qu’il doit faire le bien dans le calme de son cœur et d’un visage inaltérable ». Nous sommes ici dans une forme de prétention qui faisait de l’insensibilité un idéal et voulait, ne distinguant pas entre les passions généreuses ou basses, que l’homme ne dépendit d’aucune d’elles. Nous éprouvons aussi de la surprise à voir un philosophe qui prescrit aux hommes le respect de la vie d’autrui, demander que chacun fasse si bon marché de sa propre existence. Partout dans ses traités et dans ses lettres reviennent des encouragements passionnés à nous détacher de la vie. Mais ce n’est point comme un disciple fanatique que Sénèque accueille ces exagérations de la doctrine stoïcienne, car il reste pratique et ne répète pas une leçon apprise dans les livres des maîtres, donnant des conseils utiles pour l’époque où il vit. Face à la servitude imposée par les Césars, ne fallait-il pas inspirer un amour ardent et exclusif  de la liberté intérieure ?

    N’y avait-il pas une âpre consolation pour les hommes qui, au temps de Néron, vivaient, comme dit Sénèque, « le cou sous la hache », à penser que l’empereur étaient moins qu’eux-mêmes maître de leur existence ? En fait Sénèque « a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations », pour parler comme le philosophe Garat, lequel vécut à l’époque de la Terreur sous la Révolution…ce qui donne à cette pensée tout son poids. Plus généralement, nous dirons que Sénèque a su s’accommoder à son temps.

    Michel Escatafal

  • Des idées morales dans les Satires et le style de Juvénal

    Des idées morales

    Longtemps on a voulu voir dans Juvénal un Romain de la vieille roche qui pleure sur la liberté perdue et sur l’asservissement du temps présent, un implacable justicier qui flétrit la corruption de l’époque impériale. On le considère comme un stoïcien rigide, comme un républicain obstiné. Il est vrai qu’il a, dans certaines pages fait de grands et beaux tableaux de la tyrannie des princes, de la servilité des grands, de l’abaissement de la plèbe. L’histoire du césarisme est comme illustrée par sa quatrième satire où il nous transporte dans le palais de Domitien et où il nous montre les sénateurs délibérant sur la sauce à laquelle on accommodera le fameux turbot. C’est lui qui a trouvé la formule de la dégradation de la plèbe romaine dans ces vers si souvent cités : « Depuis longtemps…ce peuple ne s’inquiète plus de rien, et lui qui, jadis, distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n’a plus de prétentions si hautes, son ambition s’est réduite à ces deux choses : du pain et des jeux au cirque ».

    Mais il n’en faut point conclure que Juvénal soit un écrivain d’opposition. Connu sous Trajan seulement, son livre n’attaque point l’empire, mais seulement les mauvais empereurs, les Tibère, les Domitien, et à ce moment ces attaques étaient non seulement permises, mais recommandées, comme on peut le voir à travers le panégyrique de Pline le Jeune. En vain chercherait-on chez lui une profonde foi républicaine : nulle part une parole de regret sur la ruine de l’ancienne constitution, car  la République n’est à ses yeux que le temps «  où les citoyens vendaient leurs suffrages ».

    N’ayant pas de principes politiques, on ne voit pas non plus qu’il se soit attaché à un système de philosophie. Stoïcien ? Difficile à dire, parce que sa seconde satire est dirigée contre ces philosophes hypocrites « dont la chevelure est plus courte que les sourcils : qui jouent les Curius (censeur en 272 av. J.C. célèbre par son désintéressement) et dont la vie est une éternelle bacchanale ». Sans doute il condamne les mœurs de son temps avec âpreté, mais il ne prononce pas ses arrêts au nom d’une doctrine. Son imagination a été frappée par le contraste entre les mœurs simples et fortes du passé et la perversion raffinée de ses contemporains, et il tire de ce contraste tous les effets qu’il peut fournir à un artiste de son tempérament. Il a aussi gardé la tradition des anciens orateurs, si prompts à faire l’éloge des mœurs du vieux temps, et à citer en exemple la rude moralité des premiers Romains.

    D’ailleurs, il nous l’a dit lui-même, ce qu’il se plaît à noter sur ses tablettes, ce sont « les monstruosités qui passent ». Qu’est-ce à dire, sinon qu’il a surtout à faire des exceptions ? Par une tendance commune à tous les satiriques et que ses habitudes de déclamateur accentuaient encore chez lui, ces exceptions il les a généralisées, ce qui explique ses indignations et ses colères. C’est ainsi que son pessimisme littéraire l’a amené à penser et à dire que son siècle est le pire de tous : « Tout vice est à son comble et ne peut que baisser ».

    Les délicats, épris avant tout de mesure et de justesse, ont été impatientés par ces exagérations. Remarquant « qu’il s’emporte avec une égale violence contre les vices les plus affreux et contre de simples travers qu’il suffisait de combattre par le ridicule », qu’il flétrit du même ton le patricien épris de la manie des chevaux et le fils qui empoisonne son père, ils ont mis en doute la sincérité de Juvénal. A leur sens, il serait indifférent en morale et n’aurait cure que des occasions de faire de beaux vers pleins « de mordantes hyperboles ». A penser ainsi on commet une erreur et une injustice. Il faut reconnaître qu’il y a du mauvais goût dans Juvénal et que parfois il déclame, mais c’est un homme de bonne foi qui, comme bien d’autres, n’a pas toujours su rendre par une expression vraie des sentiments vrais.

    Son âme à coup sûr était généreuse, et quand il parle du passé historique de Rome, son langage a un accent où l’émotion éclate : ce n’est plus ici le rhéteur qui traite un lieu commun. « Un petit champ nourrissait le père, la famille nombreuse qui s’entassait dans la cabane ; sous ce toit où reposait la femme près d’accoucher jouaient quatre enfants, dont trois étaient ses fils, l’autre enfant de sa servante ; puis quand le soir, leurs aînés revenait de la vigne ou du champ, on servait alors le grand repas du jour, la soupe qui fumait dans de vastes chaudrons ». Il s’enchante vraiment aux souvenirs de cette époque de rusticité et de pauvreté. Elle lui est si chère qu’il en garde les préjugés et que, dans un siècle où s’accomplissent la fusion et la confusion des classes et des hommes  venus de partout, il a, comme Caton, du mépris pour les étrangers et du dédain pour les hommes actifs et intelligents qui arrivent à la fortune par la spéculation et le négoce, peu soucieux de l’antique idéal du soldat laboureur.

    Et pourtant ce fervent admirateur des générations antiques, ce détracteur de son siècle n’a point fermé son esprit et son âme au progrès des idées morales qui s’accomplissait. Sa misanthropie, comme celle de Molière et de tant d’autres, prenait sa source dans une grande tendresse pour l’humanité. Aussi, lui qui n’avait point de doctrines, n’est pourtant pas resté sourd aux enseignements des stoïciens qui prêchaient la fraternité parmi les hommes : « Oui, la nature le veut, il faut que l’homme pleure quand il voit paraître devant les juges un ami éperdu…oui, la nature gémit en nous, quand nous rencontrons le convoi d’une jeune fille, quand nous voyons mettre dans la terre un petit enfant trop jeune pour être brûlé sur le bucher ; où est-il donc l’homme vraiment honnête, l’homme vraiment digne d’être choisi par la prêtresse de Cérès pour porter le flambeau aux fêtes d’Eleusis, qui ne se sente atteint lui-même par le malheur d’un de ses semblables, quel qu’il soit ».

    Il condamne le plaisir de la vengeance, dont on faisait jadis la joie des dieux mêmes. « C’est la jouissance de la faiblesse, le fait d’une âme pusillanime ». Il défend les serviteurs contre la cruauté de leurs maîtres et proclame « que l’âme et le corps des esclaves sont de même nature que les nôtres et composés des mêmes éléments ». Cette générosité de sentiments va parfois jusqu’à la délicatesse : dans Platon même on ne saurait trouver rien qui soit d’une moralité plus exquise que les vers où Juvénal prescrit aux parents le respect de l’enfance : « Abstiens-toi de toute action coupable ; pour t’en préserver, un motif doit suffire à ton cœur, c’est la crainte de voir tes enfants imiter tes fautes…On ne saurait trop respecter l’enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l’innocence de ton fils et qu’au moment de faillir la vue de ton enfant vienne te préserver ».

    Qu’on n’accorde point à Juvénal l’autorité d’un moraliste impeccable, qu’on refuse de voir en lui l’inébranlable et l’infaillible défenseur de la vertu, cela ne fait aucun doute. Cela dit, il  nous paraît avoir été surtout un peintre qui mit quelque complaisance à étaler la misère et la laideur parce que sa palette est riche en couleurs brutales. Mais il a beau avoir cédé aux violences d’un tempérament et d’un esprit excessifs, on sent dans ses vers la sincérité de l’indignation : ils rendent le son d’une âme, chagrine sans doute, mais honnête et généreuse qui eut le sentiment des simples vertus du passé et l’intelligence des délicatesses morales révélées par les progrès de la philosophie.

    Le style

    Après avoir parlé des idées morales, il reste à étudier le style de Juvénal, en notant tout d’abord que peu d’écrivains latins ont eu une forme plus originale que celle de Juvénal.  Il connaissait et goûtait les grands poètes classiques Virgile et Horace, et il fut très familier, comme l’attestent de nombreuses allusions, avec la littérature de son temps. Pourtant il n’a rien emprunté au présent ni au passé et s’est fait un style qui ne peut convenir qu’à son talent. Sa qualité dominante est sans contredit la précision historique. En effet, rarement l’image, qui donne aux idées un corps et un contour, lui fait défaut. Veut-il peindre l’ambition démesurée d’Alexandre, il dira : « Le malheureux ! il étouffe dans les limites du monde trop étroites pour lui ». Veut-il faire rougir les indignes descendants de l’antique patriciat, qu’il fait se dresser devant eux le fantôme de la gloire des ancêtres : « La noblesse de tes pères surgit soudain devant toi : leur gloire est le flambeau qui illumine toutes tes hontes ».

    Chez lui la métaphore n’est plus seulement comparaison, mais évocation. Sans doute on peut lui reprocher l’abus des antithèses, des apostrophes, mais il faut avouer que son effort pour mettre tout en saillie trahit parfois le labeur, ne va pas sans monotonie, au point que le lecteur sent la fatigue du poète. On voudrait que cette force se détendit parfois, que l’éclat de ces couleurs fût tempéré par quelques nuances. Mais malgré ces défauts, Juvénal reste le dernier grand poète de la Rome païenne par la vigueur et le relief plastique qu’il a su donner à sa langue.

    Michel Escatafal