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néron

  • L'historien Suétone avait aussi un talent d’écrivain

    Pour chacune de ses principales biographies, Suétone a suivi un plan uniforme : il conte d’abord la vie du prince avant son avènement, puis énumère les faits de son règne, en rapportant ses vices et ses vertus, en donnant des détails sur son genre de vie, sur sa personne. Ensuite il passe aux présages qui ont annoncé sa mort, au tableau de ses funérailles, et aux évènements qui les ont suivies. Nulle considération générale, nulle vue d’ensemble, rien que des détails. Bien plus, Suétone ne se préoccupe pas de savoir si ces détails sont caractéristiques : le lecteur fera son choix. En tout cas pour lui, il est suffisant qu’ils soient vrais. Du reste, jamais de passion, pas même de préférences : il ne songe pas, comme Tacite, en faisant son enquête, à assurer l’immortalité à la vertu et à vouer le vice à l’infamie. Sa curiosité, très vive, n’a d’autre objet qu’elle-même. Il enregistre toutes choses avec une parfaite impassibilité. Ce serait l’idéal du désintéressement scientifique, si ce n’était le comble de la froideur.

    En fait Suétone n’a pas composé une histoire, mais il a laissé les matériaux les plus précieux aux historiens à venir. Son extraordinaire tranquillité d’âme nous assure qu’il ne songe jamais à tromper le lecteur. Sa curiosité minutieuse, patiente et exacte est une garantie qu’il ne s’est guère laissé tromper lui-même. Comme il n’a aucune préoccupation d’artiste, qu’il ne choisit pas, qu’il dit tout ce qu’il sait, il peut aider à reconstituer des physionomies complètes, sans aucun trait de fantaisie. Avec lui apparaît une nouvelle conception de l’histoire, que Quintilien formulait déjà en disant « l’histoire a pour but d’exposer, non de prouver ».

    Donner à des faits exacts une forme précise et nette, là se borne l’ambition littéraire de Suétone. Il lui est toutefois arrivé d’atteindre à l’éclat et, soutenu par son sujet, à tracer un grand tableau : c’est quand il a raconté la mort de Néron. La fuite du tyran dans la nuit, ses hésitations devant la mort, sa folie de métromane qui fait des citations d’Homère quand ses ennemis approchent, son attendrissement vaniteux sur le « grand artiste » que Rome va perdre en lui, puis ce cadavre « avec ces yeux ouverts et fixes, objet d’horreur et d’épouvante pour ceux qui le regardaient », ce mélange de grotesque et de terrible, tout cela forme une scène telle que Montesquieu a pu dire : « Deux chefs-d’œuvre : la mort de Pompée dans Plutarque, et celle de Néron dans Suétone ». Tout cela pour dire qu’une fois au moins Suétone a eu l’honneur de pouvoir suppléer à Tacite, car la fin du règne de Néron manque dans les Annales.

    Michel Escatafal

  • Tacite, véritable historien du principat à Rome

    Tacite, Tite-Live, empire romain, NéronComme Tite-Live, et comme les anciens en général, Tacite a cru que l’histoire avait pour objet de donner un enseignement moral et politique : "Je suis persuadé, dit-il, que le principal objet de l’histoire est de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité". Il a écrit pour soulager sa conscience et celle de ses contemporains, pour témoigner contre les tyrans et en faveur des bons princes : « Je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée et le témoignage du bonheur présent ». Il a pensé que les exemples qu’on trouverait dans son livre aideraient les hommes à se guider dans la vie publique ou privée : « Peu de gens distinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit ; les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre ». Il n’y a donc rien de nouveau dans le dessein que forme Tacite en écrivant l’histoire.

     

    Mais, dans l’exécution, son œuvre diffère de celle de Tite-Live. Bien plus que son devancier, il sentit le besoin de l’exactitude, éprouva aussi une curiosité bien plus vive, bien plus large et exerça sur les faits une enquête plus étendue et plus attentive. Comme Tite-Live, il a consulté tous les historiens qui l’ont précédé et les cite souvent, soit en les nommant, soit en faisant allusion à leurs ouvrages. Les mémoires des grands personnages, les discours des hommes politiques, les pièces officielles ont été mis en œuvre par lui, mais la tradition orale ne lui a pas paru devoir être négligée. En fait, la curiosité de Tacite est dirigée par une critique qui peut parfois manquer de sûreté, mais qui ne cesse pas d’être en éveil. Chez lui, nulle complaisance pour les légendes, et il nous en avertit : «  Je ne donne rien à l’amour du merveilleux ». Chaque témoignage est soigneusement pesé, et s’il prend parti, il n’omet pas de nous prévenir que son affirmation n’a que la valeur d’une opinion personnelle.

     

    On aurait donc grand-peine à nier son effort pour être vrai, mais cela n’empêchera jamais qu’on discute son impartialité, malgré ses dénégations. En vain a-t-il déclaré qu’il n’apportait dans son œuvre « ni haine, ni faveur », qu’il voulait éviter la malignité « qui plaît par un certain air d’indépendance ». On a vu en lui un partisan entêté de l’ancienne aristocratie, un adversaire du régime impérial, « un fanatique pétillant d’esprit », comme disait Voltaire. Et pourtant, rien dans sa conduite ni dans son œuvre, ne justifie ces imputations. Nous savons certes qu’il exerça des charges publiques sous Domitien, mais sa conduite consista alors à chercher un milieu « entre l’opposition qui amène la ruine et la servilité qui cause la honte ». Dans son livre il ne laisse jamais échapper une parole de révolte.

     

    Pour lui, après Actium « l’établissement du pouvoir d’un seul fut une des conditions de la paix publique ». Il ne regrette ni le gouvernement du peuple, « qui désire et redoute à la fois les révolutions », ni celui de l’aristocratie, « car la domination du petit nombre ressemble au despotisme des rois ». Un Etat, où démocratie, aristocratie, monarchie pourraient se mêler et se tempérer, voilà, selon lui, l’idéal, mais il n’y croit pas : « Un pareil gouvernement est plus facile à louer qu’à établir, et, fût-il établi, il ne saurait durer ». Ajoutons que le ton de Tacite est toujours grave, qu’il ne sent jamais le pamphlet ni la déclamation, que parfois même, au lieu de s’indigner de certains actes qui provoqueraient une indignation bien naturelle, il en recherche froidement les causes. Pourquoi donc l’accuser de partialité ?

     

    Ne serait-ce point qu’on a trouvé quelque invraisemblance dans les tableaux qu’il trace de la servilité du peuple, de la lâcheté du Sénat, de la cruauté des empereurs ?   Mais à lire ses contemporains, Pline le Jeune, Suétone, on s’aperçoit qu’ils confirment ses témoignages, quelquefois les aggravent. Ne serait-ce point encore qu’on sent partout chez lui l’amertume, une résignation au fait accompli, qui ressemble à du désespoir, la haute et profonde mélancolie d’une âme honnête et virile blessée par l’abaissement moral de son époque ? Mais cela, c’est le génie même de Tacite, et c’est ce qui donne à son livre son accent et sa couleur propres, sa vérité aussi,  car la poignante impression qu’il nous laisse est bien celle qu’il faut garder d’un temps, où de grands progrès de civilisation s’accomplirent sans doute, mais qui oppresse la conscience d’une angoisse pesante.

     

    En parlant de vérité, il faut quand même noter dans son œuvre, non seulement des erreurs de détail que l’on pourrait presque considérer comme inévitables, mais aussi quelques préjugés surannés, comme sa haine pour les étrangers, sa dureté pour les esclaves, ses préventions contre les juifs et les chrétiens, mais cela n’empêche pas Tacite de demeurer  le véritable historien, sinon de l’empire romain, du moins du principat, à Rome. A ce propos, Tacite  a fait plus de portraits à lui seul que tous ses devanciers et sans doute de plus vrais. Si j’écris « sans doute », c’est une manière de dire que s’ils ne sont pas plus vrais que ceux de Tite-Live et de Salluste, en tout cas ils sont plus réels, projetant sur ses personnages un rayon de lumière éclairant toute leur âme et mettant à nu le secret de leur vie. Le meilleur exemple en est Néron. En effet, après nous l’avoir montré avec ses mauvais instincts qui l’ont conduit à l’orgie sanglante de la fin de son règne, Tacite ajoute ces mots : « Néron eut la passion de l’impossible », ce qui peut conduire à comprendre d’une certaine manière la destinée à la fois grotesque et terrible de cet histrion couronné.    

     

    Ceci nous permet de comprendre pourquoi, contrairement à d’autres auteurs de son époque connus ou inconnus, il avait dans l’esprit trop d’élévation et de gravité pour être dominé par la préoccupation de faire une œuvre d’art. Cependant il vivait à une époque trop cultivée, et il était trop cultivé lui-même, pour dépouiller toute ambition littéraire en écrivant son livre. Ainsi, sur la fin de sa vie, quand il composa ses Annales, jetant un coup d’œil sur les tableaux qu’il avait déjà tracés, sur ceux qui lui restaient à tracer encore, et les comparant aux peintures de ses prédécesseurs, il s’inquiéta craignant que sa matière n’offre trop peu d’intérêt au lecteur. Il est certain que cette histoire du principat, restreinte presque complètement aux intrigues du palais, aux persécutions des adversaires de l’empereur, pouvait aisément devenir monotone et mesquine, mais Tacite sut triompher de ces difficultés. Chez lui, point d’uniformité dans son livre, mais une unité puissante de couleur et de ton. En outre, sous l’apparente monotonie des actes du despotisme, il savait retrouver et traduire l’éternelle variété de la nature humaine, soutenant l’âme du lecteur, que pourrait lasser l’abjection des acteurs de son drame, en évoquant partout la conscience comme un juge invisible et présent.

     

    Il chercha surtout l’intérêt dans les luttes qui se livraient au fond des âmes. Nul historien, dans aucun temps, n’a possédé plus que lui la faculté de démêler les motifs secrets des actions humaines. Son observation est si délicate et si pénétrante, elle parcourt avec une telle exactitude les replis des cœurs, que parfois ses maximes surprennent et ressemblent à des paradoxes : « Il est dans la nature humaine, dira-t-il par exemple, de haïr ceux qu’on a offensés ». Beaucoup ont discuté la valeur historique de l’ouvrage de Tacite, mais personne n’a songé à nier qu’il fût entre tous un psychologue délié et profond.

     

    Michel Escatafal

  • L'histoire après Tite-Live c'est d'abord l'oeuvre de Tacite

    Après Auguste, empereur tolérant par politique, vint l'époque des Tibère, Caligula, Claude et Néron, personnages soupçonneux ou affolés de pouvoir absolu. Une œuvre véritablement historique était alors impossible. Sous Tibère (14-37), Crémutius Cordus voyait son livre condamné à être brûlé par la main du bourreau, parce qu'il contenait l'éloge de Brutus et de Cassius. Aussi est-ce l'époque des abrégés, comme celui de Velléius Paterculus (sous Tibère), des recueils d'anecdotes morales ( Valère-Maxime, sous Tibère aussi), des compositions romanesques, comme l'Histoire d'Alexandre par Quinte-Curce, sous le règne de Claude (41-54). Avec Nerva (96-98) et Trajan (98-117) cesse le régime de la terreur, "on commence à respirer", et nous devons à cet heureux moment du principat un des plus beaux monuments de la littérature romaine, l'œuvre de Tacite.

    Dès son premier écrit, le Dialogue des orateurs, composé sous Titus (79-81) et au début du règne de Domitien (81-96), nous sommes face au morceau de critique le plus brillant et le plus profond que nous ait légué l'antiquité romaine. Plus tard, au commencement du règne de Trajan, Tacite fit paraître la Vie d'Agricola, livre souvenir de la tyrannie à l'époque de Domitien. Peu après suivit la Germanie, sorte d'étude de géographie et d'ethnographie, prémices des Histoires, comprenant les évènement allant de la mort de Néron (68) à celle de Domitien. Enfin les Annales sont l'œuvre de la vieillesse de l'historien, une œuvre où après avoir remonté dans le passé jusqu'à la mort d'Auguste (14), Tacite y racontait les règnes de Tibère, Claude et Néron (54-68). Hélas pour les Annales, comme pour les Histoires, le temps n'a épargné que quelques livres. Néanmoins ce qui nous reste des débris des Annales suffit à nous montrer qu'il s'agit du chef d'œuvre de Tacite et d'un des plus magnifiques témoignages attestant des évènements qui ont fait l'histoire de Rome. Je reviendrai plus longuement dans un prochain article sur la vie, les œuvres et l'art de cet auteur de génie.

    Michel Escatafal

  • Sénèque, un stoïcien qui a toujours gardé son indépendance

    Dans la dernière phrase de mon précédent article, j’avais écrit à propos de Sénèque : « Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il donnait des grâces à la sagesse ». Mais qu’était-ce donc que cette sagesse qu’il parait de tellement d’arguments ? Elle consistait à « appeler uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et ne comptait la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l’âme, au nombre ni des biens, ni des maux ». C’est la morale stoïcienne. Mais il faut remarquer que Sénèque a toujours voulu garder son indépendance : « Je ne me suis pas fait une loi de ne rien hasarder contre le dire de Zénon et de Chrysippe ». Si bien que les leçons de l’école prennent chez lui un tour nouveau parfois et ont toujours un accent personnel. « Quelle que soit la valeur de mes lettres, je vous prie de les lire comme venant d’un homme qui cherche opiniâtrement la vérité qu’il n’a point encore trouvée ; car je ne suis assujetti à personne et je ne m’autorise du nom de personne ».

    Sénèque n’a jamais eu d’idée bien ferme sur la nature de Dieu. Quelquefois il le conçoit à la façon des stoïciens, c’est-à-dire qu’il le confond avec la nature même : « Voulez-vous l’appeler nature ? Le mot sera juste, il est le souffle qui nous anime. Voulez-vous voir en lui le monde lui-même , vous n’aurez pas tort ; il est tout ce que vous voyez ». Mais, parfois aussi, il se le figure comme un être personnel, exerçant une action bienfaisante sur chacun de nous : « Semblables à de bons pères qui sourient aux colères de leurs petits-enfants, les dieux ne cessent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui doutent de l’auteur des bienfaits ; d’une main toujours égale, ils répartissent les dons sur tous les peuples, n’ayant reçu en partage que le pouvoir de faire le bien ».

    A noter que Sénèque ne songe point à faire de la croyance à la divinité le fondement même de la morale : il est si loin de voir en Dieu (Sénèque n’était pas polythéiste même s’il écrivait ou disait les dieux), comme les modernes, le souverain juge qui récompense le bien et punit le mal, celui en qui la justice idéale trouve sa sanction. A ses yeux l’homme de bien ne relève que de sa conscience. D’ailleurs lui-même affirme « qu’il n’est pas le serviteur de Dieu, il s’associe à ses desseins ». Aussi Sénèque ne veut pas qu’on prie la divinité ni qu’on lui rende un culte : « Abolissons cette coutume d’aller saluer les images des dieux au matin et de s’asseoir aux portes de leurs temples…On honore Dieu en le connaissant…Le premier culte des dieux, c’est de croire qu’il y a des dieux. Voulez-vous avoir les dieux propices ? Soyez homme de bien ; c’est les honorer que les imiter ».

    Tout préoccupé de morale pratique, Sénèque, on le voit, n’a point approfondi la philosophie religieuse. Pourtant c’est sur la croyance en Dieu qu’il fonde le principe le plus important de sa morale, celui d’où il tirera tous les préceptes applicables aux rapports des hommes entre eux : je veux dire le principe de l’égalité originelle, d’où découlent les devoirs de justice et de fraternité : « Ce monde, qui enferme les choses humaines et les choses divines, n’est qu’un. Nous sommes les membres de ce vaste corps. La nature (c’est ici le nom que Sénèque donne à Dieu) nous a rendus tous parents en nous engendrant d’une même manière et pour une même loi…C’est elle qui a établi la justice et l’équité ; selon ses constitutions, c’est un plus grand mal de faire une injustice que d’en recevoir ; c’est par son ordre que les mains doivent  être toujours prêtes à porter secours ».

    C’est ainsi qu’il est amené à répudier l’esprit exclusif, qui avait animé les sociétés antiques et multiplié les guerres de nation à nation, de cité à cité. Plus de frontières : « Comme l’homme est mesquin avec ses frontières ! Le Dace ne franchira pas l’Ister ; le Strymon servira de limite à la Thrace ; l’Euphrate sera une barrière contre les Parthes…Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas ainsi un carré de jardin en cent provinces » ? Plus de castes ! « Nous avons tous un nombre égal de prédécesseurs, et il n’y a personne aujourd’hui dont l’origine ne soit hors de toute mémoire. Platon dit qu’il n’y a point de roi qui ne soit sorti d’un esclave, ni d’esclave qui ne soit issu d’un roi…Qu’est-ce qu’un chevalier romain ? Qu’est-ce qu’un affranchi et un esclave ? Ce sont des noms que l’injustice a introduits dans le monde ».

    La vie de l’homme doit être sacrée à l’homme, donc plus de batailles, et dans son Traité de la Colère, Sénèque trace un tableau émouvant des horreurs que la guerre déchaîne. Surtout, plus de ces jeux sanglants où de malheureux gladiateurs s’égorgent pour le plaisir d’une foule brutale : « Mais, dit-on, ces combattants sont des criminels. Celui-ci est un bandit. Eh bien ! Il a mérité d’être pendu. Celui-là, un assassin. Qu’on le tue. Mais toi, qui es assis sur ces gradins, qu’as-tu fait pour être condamné à un pareil spectacle ?» Le sage réprouve nécessairement toutes ces violences. La pensée toujours présente à son esprit, c’est que partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. « Il essuiera les larmes de celui qui pleure…Il offrira la main au naufragé ; à l’exilé, l’hospitalité ; à l’indigent, l’aumône; non cette aumône humiliante que la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants jettent avec dédain aux malheureux qu’ils secourent, et dont le contact les dégoûte ; mais il donnera comme un homme à un homme sur le patrimoine commun. Il rendra le fils aux larmes d’une mère, il fera tomber les chaînes de l’esclave, il retirera de l’arène le gladiateur, il ensevelira même le criminel ». Bien plus, ce n’est pas assez d’être bon pour les malheureux, il faut être indulgent avec les coupables : « Pourquoi haïr ceux qui font mal, puisque c’est l’erreur qui les entraîne ? » En effet, il n’est pas possible à un homme sage de haïr ceux qui s’égarent, et il y a bien plus d’humanité à témoigner à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, à les ramener, non à les poursuivre. Quel est le médecin qui se fâche contre ses malades ?

    On est étonné, après tant de belles paroles, si pleines d’humanité, d’entendre Sénèque déclarer que « si le sage doit être secourable, il ne doit pas être compatissant…qu’il doit faire le bien dans le calme de son cœur et d’un visage inaltérable ». Nous sommes ici dans une forme de prétention qui faisait de l’insensibilité un idéal et voulait, ne distinguant pas entre les passions généreuses ou basses, que l’homme ne dépendit d’aucune d’elles. Nous éprouvons aussi de la surprise à voir un philosophe qui prescrit aux hommes le respect de la vie d’autrui, demander que chacun fasse si bon marché de sa propre existence. Partout dans ses traités et dans ses lettres reviennent des encouragements passionnés à nous détacher de la vie. Mais ce n’est point comme un disciple fanatique que Sénèque accueille ces exagérations de la doctrine stoïcienne, car il reste pratique et ne répète pas une leçon apprise dans les livres des maîtres, donnant des conseils utiles pour l’époque où il vit. Face à la servitude imposée par les Césars, ne fallait-il pas inspirer un amour ardent et exclusif  de la liberté intérieure ?

    N’y avait-il pas une âpre consolation pour les hommes qui, au temps de Néron, vivaient, comme dit Sénèque, « le cou sous la hache », à penser que l’empereur étaient moins qu’eux-mêmes maître de leur existence ? En fait Sénèque « a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations », pour parler comme le philosophe Garat, lequel vécut à l’époque de la Terreur sous la Révolution…ce qui donne à cette pensée tout son poids. Plus généralement, nous dirons que Sénèque a su s’accommoder à son temps.

    Michel Escatafal

  • A propos du caractère de Sénèque et de son enseignement

    Il y a dans la vie de Sénèque des actes que rien n’excuse, mais que tout explique. Il ne pouvait empêcher ni l’assassinat de Britannicus, ni celui d’Agrippine. Néanmoins, en mourant, il pouvait se dispenser d’avoir à louer le parricide.  Il eut le tort de vivre quelques années de trop, non par lâcheté sans doute, mais parce qu’il pensa pouvoir encore faire quelque bien et prévenir de nouveaux crimes. L’illusion était grande et on est libre de la lui reprocher. Mais il ne faut pas en abuser contre un homme qui fut dupe et victime autant que complice. Il ne faut pas surtout reprendre contre lui les accusations des délateurs de son temps, refuser toute autorité, toute dignité à son caractère et dire comme Saint-Evremond : « Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort ».

    Entre les mœurs et les écrits de Sénèque, il n’y a point de contradiction. Sans doute il posséda d’immenses richesses, mais il les posséda un peu à son corps défendant et en fit bon usage : sa bienfaisance était proverbiale, comme en a témoigné Juvénal. Quand il le fallut, il se priva sans peine des jouissances de la fortune et, gaiement, vécut comme un pauvre : « Mon matelas est à terre et moi sur mon matelas. De deux manteaux l’un sert de couverture et l’autre de courtepointe. Il n’y a rien à retrancher de notre dîner, car il est prêt en moins d’une heure. Mais, comme je ne suis jamais sans figues, non plus que sans tablettes, elles me servent de viande quand j’ai du pain, et de pain quand je n’ai point de viande ». 

    Par la façon dont il mourut, il montra bien qu’il n’était point esclave de l’amour de la vie et, ainsi, sa conduite appuie les paroles par lesquelles il se défendait contre les reproches de ses ennemis : «  Je n’aime pas les richesses, mais je les préfère…je ne rejette pas celles que je possède, mais je les domine. Je veux qu’une matière plus ample soit fournie à ma vertu…En quelque moment que la nature rappelle mon âme, ou que ma raison la délivre, je m’en irai en prouvant que j’aimais les belles études et la bonne conscience ». Il est d’ailleurs bien étonnant qu’on ait si vivement attaqué un homme qui n’eut point d’arrogance, qui ne prétendit jamais avoir atteint la perfection et au contraire confessa volontiers sa faiblesse. « C’est bien tard, nous dit-il, après m’être lassé à courir de tous côtés, que j’ai connu le droit chemin…J’ai reconnu les effets des préceptes salutaires par l’application que j’en ai faite sur mon propre mal. Il n’est pas tout à fait guéri, mais du moins ne s’aggrave plus ».

    Sénèque pensait que nul ne saurait donner efficacement un enseignement moral, s’il ne le fortifie par ses exemples : « Platon et Aristote, et tous les philosophes qui se sont partagées en diverses sectes, ont plus appris des mœurs que de la doctrine de Socrate ». Il lui parut, comme il nous paraît, que sa vie ne lui interdisait pas d’être un maître de sagesse. Et de fait ses leçons furent précieuses à bien des titres, souvent par le tact et le bon sens, plus souvent par l’ingéniosité et l’éloquence, toujours par la bonne volonté et l’ardeur qu’il y apporte. Il avait vraiment la vocation de l’enseignement, comme en témoigne ces deux phrases : « Je ne prends plaisir à apprendre quelque chose que pour l’enseigner aux autres. Je refuserais même la sagesse, si elle m’était offerte à condition de la tenir cachée et de ne la communiquer à personne ».  Avec de pareilles dispositions, il devait naturellement chercher par tous les moyens à agir fortement sur ceux à qui il s’adressait. Aussi son premier soin fut-il de restreindre le nombre de ses disciples pour pouvoir bien les connaître. Avec une attentive pénétration il les observe, tient compte de leur âge, de leur condition, surprend les secrets de leur cœur, entre dans les replis de leur conscience, et alors, approprie ses conseils à leur nature et à leur fortune.

    A un jeune homme comme Sérénus, affecté de langueurs sans cause, de tristesses sans motif, qui s’ennuie et ne sait quoi faire de son existence, il prescrira la vie politique qui occupera son âme. Un autre jour, sans doute parce qu’il avait affaire alors à quelque ambitieux ardent, il vantera la retraite, l’abstention politique (De la brièveté de la vie). Il n’y a d’utile que ce qui est possible, ce qui signifie qu’il faut se garder d’avoir trop d’exigences. Lucius est procurateur en Sicile, et il jouit d’une trop grande opulence. Sénèque en célébrant la pauvreté, n’ira point lui demander de se dépouiller de ses richesses. « Oh, que celui-là est grand, lui dit-il, qui se sert de sa vaisselle de terre comme si c’était de la vaisselle d’argent ! Mais celui-ci n’est pas moindre, qui se sert de vaisselle d’argent comme si c’était de la vaisselle de terre. En vérité c’est une imbécilité d’esprit de ne pouvoir supporter les richesses ».

    Rien d’absolu, comme nous pouvons le constater, dans cet enseignement. Il tient compte des personnes plus que des abstractions et Sénèque applique, en morale, ce que pourrait dire un médecin de notre époque : « Il n’y a pas de maladies ; il y a des malades ». Pas de préceptes généraux, mais beaucoup de maximes pratiques fréquemment répétées sous des formes diverses. « Ce qui nous est salutaire doit souvent être manié et retourné, afin que cela nous soit familier, que nous l’ayons sous la main ». En même temps, persuadé qu’on enseigne mal, lorsqu’on ennuie, Sénèque se met en grande dépense d’esprit pour intéresser à ce qu’il dit. Il est tout plein de comparaisons ingénieuses : veut-il montrer comme nous sommes aveugles sur nos défauts ? « La folle de ma femme, nous dit-il, a perdu subitement la vue…Elle ne sait pas qu’elle est aveugle, elle croit que c’est la maison qui est obscure, et prie son gouverneur de l’en déloger. Or sachez que ce défaut qui nous fait rire nous est commun avec cette folle ». Il place de piquants tableaux de mœurs, au point que certains ont écrit que plusieurs de ces tableaux appelait la comparaison avec La Bruyère. Enfin, sa riche mémoire lui fournit en abondance les anecdotes qui délassent et renouvellent l’attention, et qu’il sait conter à merveille. Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il « donnait des grâces à la sagesse ».

    Michel Escatafal