Après avoir étudié Voltaire sur un plan général, nous allons parler de Voltaire poète à travers quelques œuvres marquantes, à commencer par les Epîtres. Parmi celles-ci, il y a celle relative au souvenir d’un ami très cher, Lefèvre de La Faluère, conseiller au Parlement, qui se faisait appeler du nom de sa mère, Génonville. Ce jeune homme, l’un des plus brillants et des plus chers compagnons de jeunesse de Voltaire, mort à l’âge de vingt-six ans, en 1723, victime d’une maladie très courante à l’époque, la petite vérole, a inspiré à Voltaire ces vers remarquables : « Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,/ Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,/ Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux-mêmes,/ Au monde, à l’inconstance ardents à se livrer,/ Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,/ Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer ! »
Dans une autre pièce des Epîtres, intitulée L’auteur arrivant dans sa terre près du lac de Genève, composée au mois de mars 1755, il y a un passage plus que surprenant de Voltaire où il évoque Virgile et Auguste, en des termes plutôt injurieux, Virgile étant traité de « chantre flatteur du tyran des Romains », même si au vers suivant il est jugé comme « l’auteur harmonieux des douces Georgiques ». En fait pour Voltaire, Auguste est surtout un despote qui a imposé sa dictature tout autour de la Méditerranée, ce que Voltaire n’accepte pas au nom de la liberté des peuples. D’ailleurs, un peu plus loin, il vante la défense de l’indépendance des Suisses contre Charles le Téméraire (1476-1477), après avoir brisé au siècle précédent le joug de la domination autrichienne.
Dans une autre épître composée en 1736, et adressée à la marquise du Châtelet (1706-1749), qui avait entre autres travaux scientifiques publié une traduction du principal ouvrage de Newton 1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Voltaire aborde ce que l’on pourrait appeler la « philosophie de Newton ». Il fait allusion à la théorie de la gravitation universelle, mais aussi à la gravitation qu’il appelle « l’âme de la nature », et, en parlant de « la robe étincelante », de la découverte de la décomposition de la lumière du soleil en sept couleurs simples. Peu après il reprendra l’explication donnée par Newton sur le phénomène des marées, notamment le flux qui est causé par l’attraction de la lune et du soleil sur les eaux de la mer, avec l’eau qui cesse de monter lorsque l’attraction de la lune et du soleil est égale au poids de cette eau, c’est-à-dire à l’attraction de la terre, ce que Voltaire traduit ainsi : « La mer entend sa voix. Je vois l’humide empire/ S’élever, s’avancer vers le ciel qui l’attire;/ Mais un pouvoir central arrête ses efforts:/ La mer tombe, s’affaisse et roule vers ses bords ». Bref, en lisant cette épître on apprend beaucoup de choses, certes bien connues des scientifiques, mais tellement éloignées des préoccupations du citoyen ordinaire. Cela est valable aussi pour le phénomène des comètes, mais aussi pour les lois du mouvement de la lune ou la précession des équinoxes, ce que Voltaire traduit à sa façon…en nous obligeant à étudier de plus près tous ces phénomènes.
Examinons à présent le passage de l’Henriade sur l’Angleterre, un pays que Voltaire (comme Montesquieu) a beaucoup admiré pour ses mœurs libérales, au vrai sens du terme, et son gouvernement constitutionnel. Rappelons que Voltaire, exilé dans ce royaume quand il publia sa Henriade (1728), traduit les éloges qu’il lui décerne, comme dans nombre de ses ouvrages de la même période (1728-1734), en critiques du gouvernement, des mœurs et des préjugés français. A propos de Français, Voltaire évoque Henri IV, le héros du poème, qui est allé demander du secours à la reine d’Angleterre, Elisabeth, secours que d’ailleurs il n’obtint pas réellement dans les négociations sur la paix de Vervins entre la France et l’Espagne (1598). Fermons la parenthèse, pour noter que Voltaire était aussi très réaliste sur la société anglaise, faisant le constat que « l’éternel abus de tant de sages lois fit longtemps le malheur des peuples et des rois ». Pour mémoire il faut rappeler que la grande charte, fondement des libertés anglaises depuis 1215, n’empêcha pas la guerre civile d’éclater à plusieurs reprises en Angleterre. La guerre des Deux-Roses notamment, qui opposa de 1450 à 1485 deux branches des Plantagenêts, remplit une grande partie de la seconde moitié du quinzième siècle.
Toujours dans La Henriade, on découvre une autre face de l’admiration de Voltaire pour l’Angleterre, à savoir son activité commerciale, et l’estime dans laquelle on y tenait les commerçants. A noter que Voltaire a consacré au commerce anglais la dixième de ses Lettres philosophiques (publiées en 1734), et qu’il dédia sa Zaïre (1732) à M. Falkener, « marchand anglais ». A ce propos dans la pensée de Voltaire, cette activité commerciale n’empêche pas l’Angleterre d’être en même temps la nation où les arts sont les plus honorés, et la première aussi par les succès guerriers. On comprend également qu’en feignant de peindre ce pays au temps d’Elisabeth, c’est surtout à l’Angleterre de son époque qu’il pense et qu’il veut rendre hommage, comme en témoignent ces vers : « Aux murs de Westminster, on voit paraître ensemble/Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,/Les députés du peuple, et les grands, et le roi,/ Divisés d’intérêts, réunis par la loi ;/ Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,/ Dangereux à lui-même, à ses voisins terribles ». Quelques vers plus loin, quelque peu obséquieux, il en profite pour faire un éloge délicat du roi régnant à cette époque, Georges II, célèbre pour les conflits qui l’opposèrent à son père, Georges 1er.
Enfin, toujours dans ce registre, on peut citer dans les Poésies mêlées, des vers adressés (en 1743) à la Princesse Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric II, mariée en 1744 à Adolphe-Frédéric qui devint roi de Suède en 1751, qui peuvent passer pour le modèle du madrigal : « Souvent un peu de vérité/ Se mêle au plus grossier mensonge :/ Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,/ Au rang des rois j’étais monté ;/ Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire !/ Les dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôté:/ Je n’ai perdu que mon empire ». A noter que Frédéric II, lui-même écrivain, (Anti-Machiavel très prisé de Voltaire), poète et musicien, fit une réponse impolie à ce madrigal, symbole d’une certaine manière des relations compliquées entre les deux hommes, au point que Voltaire fut emprisonné quelque temps à Francfort (1753), sans pour autant que la rupture soit consommée entre le monarque et le philosophe, puisqu’après s’être installé en Suisse, Voltaire reprendra sa correspondance avec le roi de Prusse.
Michel Escatafal