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juvénal

  • A propos du caractère de Sénèque et de son enseignement

    Il y a dans la vie de Sénèque des actes que rien n’excuse, mais que tout explique. Il ne pouvait empêcher ni l’assassinat de Britannicus, ni celui d’Agrippine. Néanmoins, en mourant, il pouvait se dispenser d’avoir à louer le parricide.  Il eut le tort de vivre quelques années de trop, non par lâcheté sans doute, mais parce qu’il pensa pouvoir encore faire quelque bien et prévenir de nouveaux crimes. L’illusion était grande et on est libre de la lui reprocher. Mais il ne faut pas en abuser contre un homme qui fut dupe et victime autant que complice. Il ne faut pas surtout reprendre contre lui les accusations des délateurs de son temps, refuser toute autorité, toute dignité à son caractère et dire comme Saint-Evremond : « Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort ».

    Entre les mœurs et les écrits de Sénèque, il n’y a point de contradiction. Sans doute il posséda d’immenses richesses, mais il les posséda un peu à son corps défendant et en fit bon usage : sa bienfaisance était proverbiale, comme en a témoigné Juvénal. Quand il le fallut, il se priva sans peine des jouissances de la fortune et, gaiement, vécut comme un pauvre : « Mon matelas est à terre et moi sur mon matelas. De deux manteaux l’un sert de couverture et l’autre de courtepointe. Il n’y a rien à retrancher de notre dîner, car il est prêt en moins d’une heure. Mais, comme je ne suis jamais sans figues, non plus que sans tablettes, elles me servent de viande quand j’ai du pain, et de pain quand je n’ai point de viande ». 

    Par la façon dont il mourut, il montra bien qu’il n’était point esclave de l’amour de la vie et, ainsi, sa conduite appuie les paroles par lesquelles il se défendait contre les reproches de ses ennemis : «  Je n’aime pas les richesses, mais je les préfère…je ne rejette pas celles que je possède, mais je les domine. Je veux qu’une matière plus ample soit fournie à ma vertu…En quelque moment que la nature rappelle mon âme, ou que ma raison la délivre, je m’en irai en prouvant que j’aimais les belles études et la bonne conscience ». Il est d’ailleurs bien étonnant qu’on ait si vivement attaqué un homme qui n’eut point d’arrogance, qui ne prétendit jamais avoir atteint la perfection et au contraire confessa volontiers sa faiblesse. « C’est bien tard, nous dit-il, après m’être lassé à courir de tous côtés, que j’ai connu le droit chemin…J’ai reconnu les effets des préceptes salutaires par l’application que j’en ai faite sur mon propre mal. Il n’est pas tout à fait guéri, mais du moins ne s’aggrave plus ».

    Sénèque pensait que nul ne saurait donner efficacement un enseignement moral, s’il ne le fortifie par ses exemples : « Platon et Aristote, et tous les philosophes qui se sont partagées en diverses sectes, ont plus appris des mœurs que de la doctrine de Socrate ». Il lui parut, comme il nous paraît, que sa vie ne lui interdisait pas d’être un maître de sagesse. Et de fait ses leçons furent précieuses à bien des titres, souvent par le tact et le bon sens, plus souvent par l’ingéniosité et l’éloquence, toujours par la bonne volonté et l’ardeur qu’il y apporte. Il avait vraiment la vocation de l’enseignement, comme en témoigne ces deux phrases : « Je ne prends plaisir à apprendre quelque chose que pour l’enseigner aux autres. Je refuserais même la sagesse, si elle m’était offerte à condition de la tenir cachée et de ne la communiquer à personne ».  Avec de pareilles dispositions, il devait naturellement chercher par tous les moyens à agir fortement sur ceux à qui il s’adressait. Aussi son premier soin fut-il de restreindre le nombre de ses disciples pour pouvoir bien les connaître. Avec une attentive pénétration il les observe, tient compte de leur âge, de leur condition, surprend les secrets de leur cœur, entre dans les replis de leur conscience, et alors, approprie ses conseils à leur nature et à leur fortune.

    A un jeune homme comme Sérénus, affecté de langueurs sans cause, de tristesses sans motif, qui s’ennuie et ne sait quoi faire de son existence, il prescrira la vie politique qui occupera son âme. Un autre jour, sans doute parce qu’il avait affaire alors à quelque ambitieux ardent, il vantera la retraite, l’abstention politique (De la brièveté de la vie). Il n’y a d’utile que ce qui est possible, ce qui signifie qu’il faut se garder d’avoir trop d’exigences. Lucius est procurateur en Sicile, et il jouit d’une trop grande opulence. Sénèque en célébrant la pauvreté, n’ira point lui demander de se dépouiller de ses richesses. « Oh, que celui-là est grand, lui dit-il, qui se sert de sa vaisselle de terre comme si c’était de la vaisselle d’argent ! Mais celui-ci n’est pas moindre, qui se sert de vaisselle d’argent comme si c’était de la vaisselle de terre. En vérité c’est une imbécilité d’esprit de ne pouvoir supporter les richesses ».

    Rien d’absolu, comme nous pouvons le constater, dans cet enseignement. Il tient compte des personnes plus que des abstractions et Sénèque applique, en morale, ce que pourrait dire un médecin de notre époque : « Il n’y a pas de maladies ; il y a des malades ». Pas de préceptes généraux, mais beaucoup de maximes pratiques fréquemment répétées sous des formes diverses. « Ce qui nous est salutaire doit souvent être manié et retourné, afin que cela nous soit familier, que nous l’ayons sous la main ». En même temps, persuadé qu’on enseigne mal, lorsqu’on ennuie, Sénèque se met en grande dépense d’esprit pour intéresser à ce qu’il dit. Il est tout plein de comparaisons ingénieuses : veut-il montrer comme nous sommes aveugles sur nos défauts ? « La folle de ma femme, nous dit-il, a perdu subitement la vue…Elle ne sait pas qu’elle est aveugle, elle croit que c’est la maison qui est obscure, et prie son gouverneur de l’en déloger. Or sachez que ce défaut qui nous fait rire nous est commun avec cette folle ». Il place de piquants tableaux de mœurs, au point que certains ont écrit que plusieurs de ces tableaux appelait la comparaison avec La Bruyère. Enfin, sa riche mémoire lui fournit en abondance les anecdotes qui délassent et renouvellent l’attention, et qu’il sait conter à merveille. Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il « donnait des grâces à la sagesse ».

    Michel Escatafal

  • Des idées morales dans les Satires et le style de Juvénal

    Des idées morales

    Longtemps on a voulu voir dans Juvénal un Romain de la vieille roche qui pleure sur la liberté perdue et sur l’asservissement du temps présent, un implacable justicier qui flétrit la corruption de l’époque impériale. On le considère comme un stoïcien rigide, comme un républicain obstiné. Il est vrai qu’il a, dans certaines pages fait de grands et beaux tableaux de la tyrannie des princes, de la servilité des grands, de l’abaissement de la plèbe. L’histoire du césarisme est comme illustrée par sa quatrième satire où il nous transporte dans le palais de Domitien et où il nous montre les sénateurs délibérant sur la sauce à laquelle on accommodera le fameux turbot. C’est lui qui a trouvé la formule de la dégradation de la plèbe romaine dans ces vers si souvent cités : « Depuis longtemps…ce peuple ne s’inquiète plus de rien, et lui qui, jadis, distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n’a plus de prétentions si hautes, son ambition s’est réduite à ces deux choses : du pain et des jeux au cirque ».

    Mais il n’en faut point conclure que Juvénal soit un écrivain d’opposition. Connu sous Trajan seulement, son livre n’attaque point l’empire, mais seulement les mauvais empereurs, les Tibère, les Domitien, et à ce moment ces attaques étaient non seulement permises, mais recommandées, comme on peut le voir à travers le panégyrique de Pline le Jeune. En vain chercherait-on chez lui une profonde foi républicaine : nulle part une parole de regret sur la ruine de l’ancienne constitution, car  la République n’est à ses yeux que le temps «  où les citoyens vendaient leurs suffrages ».

    N’ayant pas de principes politiques, on ne voit pas non plus qu’il se soit attaché à un système de philosophie. Stoïcien ? Difficile à dire, parce que sa seconde satire est dirigée contre ces philosophes hypocrites « dont la chevelure est plus courte que les sourcils : qui jouent les Curius (censeur en 272 av. J.C. célèbre par son désintéressement) et dont la vie est une éternelle bacchanale ». Sans doute il condamne les mœurs de son temps avec âpreté, mais il ne prononce pas ses arrêts au nom d’une doctrine. Son imagination a été frappée par le contraste entre les mœurs simples et fortes du passé et la perversion raffinée de ses contemporains, et il tire de ce contraste tous les effets qu’il peut fournir à un artiste de son tempérament. Il a aussi gardé la tradition des anciens orateurs, si prompts à faire l’éloge des mœurs du vieux temps, et à citer en exemple la rude moralité des premiers Romains.

    D’ailleurs, il nous l’a dit lui-même, ce qu’il se plaît à noter sur ses tablettes, ce sont « les monstruosités qui passent ». Qu’est-ce à dire, sinon qu’il a surtout à faire des exceptions ? Par une tendance commune à tous les satiriques et que ses habitudes de déclamateur accentuaient encore chez lui, ces exceptions il les a généralisées, ce qui explique ses indignations et ses colères. C’est ainsi que son pessimisme littéraire l’a amené à penser et à dire que son siècle est le pire de tous : « Tout vice est à son comble et ne peut que baisser ».

    Les délicats, épris avant tout de mesure et de justesse, ont été impatientés par ces exagérations. Remarquant « qu’il s’emporte avec une égale violence contre les vices les plus affreux et contre de simples travers qu’il suffisait de combattre par le ridicule », qu’il flétrit du même ton le patricien épris de la manie des chevaux et le fils qui empoisonne son père, ils ont mis en doute la sincérité de Juvénal. A leur sens, il serait indifférent en morale et n’aurait cure que des occasions de faire de beaux vers pleins « de mordantes hyperboles ». A penser ainsi on commet une erreur et une injustice. Il faut reconnaître qu’il y a du mauvais goût dans Juvénal et que parfois il déclame, mais c’est un homme de bonne foi qui, comme bien d’autres, n’a pas toujours su rendre par une expression vraie des sentiments vrais.

    Son âme à coup sûr était généreuse, et quand il parle du passé historique de Rome, son langage a un accent où l’émotion éclate : ce n’est plus ici le rhéteur qui traite un lieu commun. « Un petit champ nourrissait le père, la famille nombreuse qui s’entassait dans la cabane ; sous ce toit où reposait la femme près d’accoucher jouaient quatre enfants, dont trois étaient ses fils, l’autre enfant de sa servante ; puis quand le soir, leurs aînés revenait de la vigne ou du champ, on servait alors le grand repas du jour, la soupe qui fumait dans de vastes chaudrons ». Il s’enchante vraiment aux souvenirs de cette époque de rusticité et de pauvreté. Elle lui est si chère qu’il en garde les préjugés et que, dans un siècle où s’accomplissent la fusion et la confusion des classes et des hommes  venus de partout, il a, comme Caton, du mépris pour les étrangers et du dédain pour les hommes actifs et intelligents qui arrivent à la fortune par la spéculation et le négoce, peu soucieux de l’antique idéal du soldat laboureur.

    Et pourtant ce fervent admirateur des générations antiques, ce détracteur de son siècle n’a point fermé son esprit et son âme au progrès des idées morales qui s’accomplissait. Sa misanthropie, comme celle de Molière et de tant d’autres, prenait sa source dans une grande tendresse pour l’humanité. Aussi, lui qui n’avait point de doctrines, n’est pourtant pas resté sourd aux enseignements des stoïciens qui prêchaient la fraternité parmi les hommes : « Oui, la nature le veut, il faut que l’homme pleure quand il voit paraître devant les juges un ami éperdu…oui, la nature gémit en nous, quand nous rencontrons le convoi d’une jeune fille, quand nous voyons mettre dans la terre un petit enfant trop jeune pour être brûlé sur le bucher ; où est-il donc l’homme vraiment honnête, l’homme vraiment digne d’être choisi par la prêtresse de Cérès pour porter le flambeau aux fêtes d’Eleusis, qui ne se sente atteint lui-même par le malheur d’un de ses semblables, quel qu’il soit ».

    Il condamne le plaisir de la vengeance, dont on faisait jadis la joie des dieux mêmes. « C’est la jouissance de la faiblesse, le fait d’une âme pusillanime ». Il défend les serviteurs contre la cruauté de leurs maîtres et proclame « que l’âme et le corps des esclaves sont de même nature que les nôtres et composés des mêmes éléments ». Cette générosité de sentiments va parfois jusqu’à la délicatesse : dans Platon même on ne saurait trouver rien qui soit d’une moralité plus exquise que les vers où Juvénal prescrit aux parents le respect de l’enfance : « Abstiens-toi de toute action coupable ; pour t’en préserver, un motif doit suffire à ton cœur, c’est la crainte de voir tes enfants imiter tes fautes…On ne saurait trop respecter l’enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l’innocence de ton fils et qu’au moment de faillir la vue de ton enfant vienne te préserver ».

    Qu’on n’accorde point à Juvénal l’autorité d’un moraliste impeccable, qu’on refuse de voir en lui l’inébranlable et l’infaillible défenseur de la vertu, cela ne fait aucun doute. Cela dit, il  nous paraît avoir été surtout un peintre qui mit quelque complaisance à étaler la misère et la laideur parce que sa palette est riche en couleurs brutales. Mais il a beau avoir cédé aux violences d’un tempérament et d’un esprit excessifs, on sent dans ses vers la sincérité de l’indignation : ils rendent le son d’une âme, chagrine sans doute, mais honnête et généreuse qui eut le sentiment des simples vertus du passé et l’intelligence des délicatesses morales révélées par les progrès de la philosophie.

    Le style

    Après avoir parlé des idées morales, il reste à étudier le style de Juvénal, en notant tout d’abord que peu d’écrivains latins ont eu une forme plus originale que celle de Juvénal.  Il connaissait et goûtait les grands poètes classiques Virgile et Horace, et il fut très familier, comme l’attestent de nombreuses allusions, avec la littérature de son temps. Pourtant il n’a rien emprunté au présent ni au passé et s’est fait un style qui ne peut convenir qu’à son talent. Sa qualité dominante est sans contredit la précision historique. En effet, rarement l’image, qui donne aux idées un corps et un contour, lui fait défaut. Veut-il peindre l’ambition démesurée d’Alexandre, il dira : « Le malheureux ! il étouffe dans les limites du monde trop étroites pour lui ». Veut-il faire rougir les indignes descendants de l’antique patriciat, qu’il fait se dresser devant eux le fantôme de la gloire des ancêtres : « La noblesse de tes pères surgit soudain devant toi : leur gloire est le flambeau qui illumine toutes tes hontes ».

    Chez lui la métaphore n’est plus seulement comparaison, mais évocation. Sans doute on peut lui reprocher l’abus des antithèses, des apostrophes, mais il faut avouer que son effort pour mettre tout en saillie trahit parfois le labeur, ne va pas sans monotonie, au point que le lecteur sent la fatigue du poète. On voudrait que cette force se détendit parfois, que l’éclat de ces couleurs fût tempéré par quelques nuances. Mais malgré ces défauts, Juvénal reste le dernier grand poète de la Rome païenne par la vigueur et le relief plastique qu’il a su donner à sa langue.

    Michel Escatafal

  • Juvénal doit à la postérité sa place dans la littérature romaine

    Bien que Juvénal ait écrit une œuvre bruyante, ses contemporains ne nous ont pas parlé de lui, ce qui peut paraître paradoxal quand on pense à la place que lui a réservée la postérité. Seul Martial lui adresse des épigrammes qui ne nous apprennent pas grand chose sur sa vie et sa personne. Quant à lui, il ne se met guère en scène. Nous ne savions sur son compte que ce que nous apprenaient des notices fort suspectes, quand une inscription, assez récemment découverte, a permis d’éclairer quelques points de sa biographie.

    On ne peut fixer la date de sa naissance à Aquinum (Campanie) : il semble qu’il faille la placer vers l’an 57. Etait-il fils d’un affranchi, comme on l’a dit ? Rien ne le prouve, et les dédains qu’il manifeste pour les parvenus invitent plutôt à croire qu’il était d’origine libre, sinon noble. Il eut au moins de l’aisance, car il tenait un rang à Aquinum, fut tribun de l’ordre équestre (titre honorifique), flamine de Vespasien, et élèva à ses frais un sanctuaire à Cérès.

    Quant il reçevait ses amis, sa table était sinon somptueuse, du moins largement pourvue. En outre, nous savons que jusqu’à quarante ans, s’il déclama, ce fut pour son plaisir et non pour gagner sa vie. Il eut peut-être l’ambition de sortir de sa sphère modeste, car nous le voyons faire sa cour aux puissants du jour, ce qui n’a rien d’original pour les gens de lettres. Cependant, malgré son talent, il ne réussit pas à se pousser dans le monde des patriciens ou des lettrés, les personnages qu’il nomme dans ses satires comme des amis ou des familiers étant tarés ou inconnus.

    C’est vers la quarantième année après l’avènement de Nerva, fondateur de la dynastie des Antonins et empereur de 96 à 98, qu’il commença à faire connaître ses satires, probablement par des lectures. On ignore quelle impression elles produisirent, et si la renommée littéraire dédommagea le poète des échecs de son ambition. Sa vie se prolongea jusqu’au début du règne d’Antonin le Pieux (empereur de 138 à 161).

    Les biographes anciens prétendent qu’à un moment il aurait été exilé, mais les motifs qu’ils donnent de ce bannissement sont tout à fait invraisemblables, et ils ne s’accordent ni sur la date, ni sur le lieu de l’exil. Quant à Juvénal lui-même, il ne laisse entendre nulle part qu’il ait été contraint de quitter Rome. Peut-être n’y-a-t-il là qu’une de ces légendes comme en a tant inventé l’imagination romanesque des grammairiens de la basse époque.

    Nous avons seize satires mises sous le nom de Juvénal, chacune ayant un sujet propre, avec dans l’ordre de un à quinze : Pourquoi Juvénal écrit des satires, Les Hypocrites, La Vie à Rome, La terreur sous Domitien, Les Parasites, Les Femmes, Misère des gens de lettres, La Noblesse, Les débauchés, Les Vœux, Le Luxe de la Table, Les Captateurs de testament, La Conscience, L’Exemple, Le Fanatisme. Reste la dernière, la seizième, sur Les Privilèges de l’état militaire, qui est inachevée et dont on n’est pas sûr qu’elle puisse être attribuée  à Juvénal.

    Etudions à présent le caractère pittoresque et oratoire de la satire dans Juvénal, en faisant  d’abord la comparaison avec quelques autres poètes très connus. Ainsi, chacun s’accorde à dire que les Satires de Perse sont des dissertations morales, parfois éloquentes. Avec Horace nous sommes en présence de fines analyses psychologiques, de caractères délicatement étudiés et rendus vivants par un dessin délié et exact. Le talent propre de Juvénal c’est de tracer des caricatures puissantes, enlevées d’un trait violent et peintes d’une couleur saisissante et brutale. Avant tout sa satire est pittoresque. Ce n’est pas lui qui mettrait ses personnages dans un décor vague et abstrait : les localités ont, dans ses vers, une physionomie accusée, inoubliable.

    Dans sa troisième satire il a évoqué la Rome impériale et l’a fait revivre jusque dans ses verrues, surtout dans ses verrues. Voici, dans un lointain faubourg, « les vieilles arcades humides de la porte Capène ». Voici le bois sacré qui entoure la fontaine de la nymphe Egerie, et dont on a loué les arbres à des mendiants juifs qui, « pour tout mobilier ont un panier et un peu de foin ». Dans un vieux quartier où les maisons se pressent, où les étages s’entassent les uns sur les autres, voici la mansarde d’un poète : « Le poète Codrus (poète qui vivait sous l’empire de Domitien) avait pour tout bien un grabat, six petits pots, ornement de son buffet ; au-dessous de cette tablette de marbre, une statuette accroupie du centaure Chiron, une coupe de grandeur médiocre. Enfin un vieux coffre renfermant quelques livres grecs que les rats rongeaient,  les barbares » !

    Quant aux personnages, on peut être assuré que Juvénal les a vus, car c’est par les yeux d’abord que les choses le prennent. Pourquoi a-t-il écrit des satires ? Il nous le dit lui-même : « Quand Moevia, la gorge au vent, descend dans l’arène et plante son épieu dans le flanc d’un sanglier d’Etrurie ; quand je vois la fortune de tous nos patriciens  effacée par l’opulence de ce drôle, qui jadis, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous mon rasoir ; quand un faquin, sorti de la canaille d’Egypte, un esclave de Canope, un Crispinus en un mot, ramène fièrement sur son épaule la pourpre tyrienne, et agite pour les rafraîchir ses doigts qui portent des bagues d’été, des bagues plus lourdes accableraient sa délicatesse, oh !alors ! il est malaisé de ne pas écrire des satires ». En fait, il est moins saisi par la pensée du vice que par son image, et le désordre moral le préoccupe moins dans ses effets et dans ses causes que dans le spectacle qu’il donne.

    La misère, la laideur, les flétrissures que marquent les basses passions sollicitent surtout son pinceau. Poètes faméliques, parasites aux dents longues, avocats sans causes, médecins sans clientèle, mendiants, voleurs, rôdeurs de nuit, voilà les modèles qu’il aime à reproduire. Presque seul il nous fait connaître les bas-fonds de la grande ville. Il s’arrête à la porte d’un palais et ne manque pas de prendre un croquis de ce pauvre client «  dont la tunique est sale et déchirée, la toge crottée, les souliers fendus, béants et couturés de cicatrices que signalent des reprises faites avec du gros fil ».

    Une autre fois, avec une sorte d’emportement, il va se complaire à étaler  la décrépitude du vieillard, proie des coureurs d’héritage. Même l’histoire ne lui en impose pas, notamment quand il parle d’un certain  Annibal qui, porté sur un éléphant, marche sur Rome après toutes ses victoires. « Oh ! la bonne tête, l’excellente caricature que ce borgne juché sur sa grosse bête de Gétulie » ! Parfois aussi, pour faire ressortir ces grotesques ou repoussantes figures, Juvénal évoque avec une singulière puissance les grandes images épiques, par exemple quand il fait revivre, en regard des femmes frivoles et perverties de son époque,  la matrone romaine des temps héroïques.

    Mais à côté de cet éclat pittoresque, ces satires ont aussi un mouvement oratoire. Juvénal, comme nous le savons, déclama jusqu’à la quarantième année. De l’école il garda quelques habitudes fâcheuses, surtout la tendance à tout exagérer, à sacrifier la mesure à l’effet. Mais de ses longues études d’orateur il avait aussi retenu une allure ample, régulière et rapide. Ses pièces sont toutes d’une composition simple et l’intérêt y est habilement et fortement gradué. Avec Juvénal, il y a le plaisir de voir développées des idées claires dont on avait  deviné l’enchaînement, mais auxquelles un grand artiste donne le mouvement et la vie. Bien plus, dans chacune des parties qui forment ces ensembles, le poète observe une  constante progression et comme un crescendo continu.

    Dans sa dixième satire il veut faire ressortir la folie des vœux que forment les hommes : entre autres choses, ils demandent aux dieux une longue vie, ce qui pour Juvénal est pure folie, car vouloir vieillir est à ses yeux se condamner à toutes les infirmités de la hideuse décrépitude. Il va même jusqu’à dire que l’intelligence même abandonne le vieillard. Et si la vie est vraiment très longue, comme par exemple Priam, celui-ci « eut la douleur  de  voir tout s’effondrer autour de lui, l’empire d’Asie croulant sous le fer et la flamme », ajoutant ensuite que « soldat aux pas tremblants, il pose la tiare, prend les armes et s’abat au pied de l’autel du grand Jupiter, immolé comme un vieux bœuf qui, devenu un objet de dédain pour l’ingrate charrue, présente au couteau de son maître son cou lamentablement décharné ». Quel tableau plus funèbre après tant d'images de deuil et quelle conclusion plus poignante après tant d’idées lugubres ? Et oui, c’est tout cela Juvénal !

    Michel Escatafal