Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

littérature - Page 14

  • Cicéron : l'avocat et l'orateur politique

    Même si l’antiquité en possédait bien davantage, cinquante-sept discours de  Cicéron sont parvenus jusqu’à nous, ce qui est largement suffisant pour nous faire une idée de la qualité de son œuvre oratoire, en précisant déjà que les Romains n’avaient pas la même appréciation que nous sur la qualité d’un plaidoyer. Chez nous, l’avocat est jugé uniquement sur la plaidoirie, alors que chez les Romains seul le succès comptait. Et c’est à ce niveau que l’habileté de Cicéron était supérieure, excellant à se jouer des difficultés, à intéresser les gens qui finissaient le plus souvent par se ranger à son avis.

    J’ai parlé dans l’article précédent du fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus qui veut le dépouiller de son héritage. Or ce dernier est l’âme damnée de Sylla qui tient les juges dans sa main, ce qui n’empêchera pas Cicéron d’obtenir gain de cause pour son client, en rendant quasiment le tribunal indépendant malgré lui, en parlant habilement des hautes préoccupations qui accablent le dictateur, et du soin qu’il met dans le bien public. Du grand art ! Il en fera preuve aussi quand il fera condamner le gouverneur de Sicile Verrès, pourtant à la fois très riche et très puissant, alors que Cicéron était encore jeune, et de surcroît appartenait au parti démocratique. En fait Cicéron a joué essentiellement sur le scandale que provoquerait un acquittement,  en affirmant tout haut une de ces phrases qui font mouche à chaque fois si elle sont placées au bon moment : « Si les immenses richesses de l’accusé triomphaient ici de la conscience et la vérité, on verrait du moins par ma conduite, que les juges ont rencontré un coupable et le coupable un accusateur » (Les Verrines).

    Compte tenu de sa renommée, Cicéron n’eut guère à plaider que des causes importantes, celles qui passionnaient le public.  Il est vrai que rien ne lui paraissait impossible, tellement il savait mettre de la souplesse et de la chaleur dans ses expositions, au demeurant toujours admirablement préparées. Mais il avait aussi l’art de grouper les évènements  les plus divers, les enchaîner, y mettre de l’unité, sachant donner à chaque fait la valeur qu’il lui plaît. Son plaidoyer pour Milon en est un exemple, même s’il fut loin d’être aussi brillant qu’il l’avait été à maintes autres reprises.

    Il est vrai que la tâche était difficile, car il fallait démontrer que ce même Milon n’était pas l’agresseur de son vieil ennemi Clodius, et qu’il n’a fait qu’user de son droit de légitime défense en le faisant tuer par ses esclaves. Il a simplement rappelé que Milon faisait, avec son escorte d’esclaves,  un voyage indispensable  à Lanuvium, dont la date était connue puisqu’il devait procéder à la nomination d’un flamine, alors que ce jour-là rien n’appelait Clodius hors de Rome. Cicéron mit beaucoup  de conviction à raconter par le détail la rencontre des deux escortes, mais cela ne fut pas suffisant pour obtenir l’acquittement, ce qui démontrait que Cicéron n’était qu’un homme, même si son habileté à manier les faits lui assurait presque systématiquement un empire sur les tribunaux et les auditoires.

    Cependant Cicéron n’était pas qu’un avocat habile, car il faut aussi lui reconnaître le respect de la vertu, l’attachement à la loi, la fidélité aux mœurs antiques, la vénération pour les liens sacrés de la famille, et bien sûr l’amour enthousiaste de la patrie et de sa culture. On a d’ailleurs reproché à Cicéron d’en avoir usé et abusé au détriment de l’argumentation, mais si l’orateur utilisait ces artifices, c’est parce qu’il savait ce que le tribunal et les gens voulaient généralement entendre. Et quoi de mieux que d’affirmer avec force, que c’est l’alliance des  vertus naturelles et de la culture littéraire qui a donné à Rome ses citoyens les plus accomplis, « un Lélius, un Furius, un Scipion l’Africain ».

    En outre il savait mieux que quiconque manier les bons mots dans ses plaidoiries, avec un penchant marqué à la raillerie, n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, ce qui lui permettait de mettre les rieurs de son côté, sans que cela ne l’empêche de produire de l’émotion et de remuer les âmes. Il  en fit une superbe démonstration pour demander l’acquittement de Célius, injustement accusé de l’empoisonnement de sa maîtresse, la peu recommandable Clodia. Elle l’était tellement peu que Cicéron en joua tout au long du procès et fit beaucoup rire à ses dépens, ce qui in fine fit acquitter le prétendu empoisonneur.

    Toutes ces qualités, soutenues par un style ô combien abondant, harmonieux, d’une remarquable fluidité, font de Cicéron le plus grand avocat qui ait paru à Rome, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette éloquence fût sans défauts. A force de vouloir donner aux faits la couleur qu’il lui plaît, il les dénature. En outre il a parfois du mal à faire croire à son émotion. Enfin, on lui a surtout reproché un apprêt trop continu qui amène la monotonie.  Tous ces défauts ressortent plus particulièrement dans ses discours politiques, où on voit trop l’orateur au détriment de l’homme d’Etat, ce qui est quand même un reproche à lui faire très relatif, comme il l’a prouvé dans son discours tout en inspiration contre Catilina, dans lequel il fit passer un souffle puissant et une passion qui éclairait à sa flamme la raison politique. C’est sans doute dans ce discours que Cicéron fut le plus grand, puisque tout apprêt avait disparu, laissant la place à l’improvisation d’où ressortait avant tout un ardent patriotisme.

    Michel Escatafal

     

  • La Bruyère : un précurseur des Lumières et de la Révolution

    la bruyere.jpgJean de la Bruyère, né à Paris en août 1645 d’une famille bourgeoise de province, mort à Versailles en mai 1696, eut une vie très discrète sur laquelle nous n’avons que peu de renseignements. Tout au plus nous savons qu’il fit des études de droit à Orléans, et qu’il devint avocat au Parlement de Paris, sans que nous n’ayons trouvé nulle trace d’une quelconque plaidoirie. Ensuite  il entra en 1684, sur la recommandation de Bossuet, dans la maison du grand Condé comme précepteur de son petit-fils.  En 1688, il publia une médiocre traduction d’un recueil assez piquant, quoique dépourvu d’élévation morale, les Caractères du philosophe grec Théophraste (372-288 av. J.C.), le plus célèbre des disciples d’Aristote. Et cela lui donna l’idée d’écrire  une suite d’observations et de portraits originaux,  intitulés les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

    Publié sans nom d’auteur (1688), ce petit ouvrage eut un succès considérable, et La Bruyère en donna encore, jusqu’à sa mort, sept autres éditions de plus en plus augmentées. Ce succès fut dû sans doute pour une grande part à la curiosité du public, lequel s’efforçait  de remplacer par des noms réels et contemporains, les noms grecs et de fantaisie par lesquels le moraliste désigne ceux dont il dépeint le caractère, malgré ses dénégations souvent peu convaincantes. Cela dit, la postérité parlera pour le livre de La Bruyère, et y reconnaîtra, à défaut d’analyses profondes, la justesse et la finesse d’observations et de peintures qui resteront éternellement vraies. En outre, les meilleurs juges n’ont pas manqué d’admirer la variété d’un style qui abonde en mouvements dramatiques et en traits ingénieux.

    La Bruyère n’a laissé, avec les Caractères, que des Dialogues sur le quiétisme sans intérêt (qu’il n’aura pas eu le temps d’achever), et un beau Discours de réception à l’Académie française (1693) précédé d’une importante préface.  A noter qu’il n’avait pas été élu lors d’une précédente élection en 1691, victime de la guerre entre les « Anciens », dont il était proche, et les « Modernes » emmenés par Perrault, Fontenelle et Thomas Corneille. Dans cette préface, il y a un passage sur ceux qui l’accusaient d’avoir fait des portraits dans ses Caractères. Il y affirme notamment : « Je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province ».  Pour La Bruyère, il  existe donc des hommes (qu’il aurait pu peindre) dont les travers ou les vices sont si révoltants, ou si nombreux, qu’à peine le public eût-il cru à la vérité de la peinture.

    Dans les Caractères, il y a un portrait de femme que, personnellement,  je trouve remarquablement bien fait. En parlant de cette belle personne il disait : « C’est comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite ». Plus loin il ajoute : «  Elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit : vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien, et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru ». Mais qui était cette sublime personne ? C’était Catherine Turgot, qui épousa en premières noces Gilles d’Aligre, seigneur de Boislandry, conseiller au Parlement, et en secondes Monsieur de Chevilly, capitaine aux gardes.  La Bruyère fit son portrait sous le nom d’Artenice qui est l ‘anagramme de Catherine.

    Enfin, toujours dans les Caractères, la Bruyère évoque la justice sous une forme satirique que l’on retrouve chez d’autres grands écrivains de son siècle, Molière (Misanthrope, Fourberies de Scapin), La Fontaine (l’Huître et les Plaideurs), Boileau (Epître II). Il n’hésite pas non plus à aborder le problème de la torture, appelée dans son texte « la question ». Il écrit notamment à son propos : « la question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste ». Rappelons que « la question préparatoire », qu’on appliquait à l’accusé pour lui arracher l’aveu de son crime, ne fut abolie qu’en 1780, alors que « la question préalable », qu’on lui faisait subir après sa condamnation pour obtenir la révélation de ses complices, ne le fut qu’en 1789. Ce petit rappel historique n’est pas sans importance, si l’on considère La Bruyère comme un précurseur des Lumières et de la Révolution. Il fut en effet parmi les premiers à s’apitoyer sur le sort du peuple, qui s’échinait à travailler pour maintenir le niveau de vie d’une noblesse qui n’en avait que le nom, et pour laquelle il n’a jamais caché son mépris.

    Michel Escatafal

  • Bossuet : un prosateur et orateur de génie au service de l’Eglise

    bossuet.jpgNé en 1927 à Dijon, entré dans les ordres en 1648, Jacques-Benigne Bossuet  prononça à Paris, Metz et Dijon, entre 1648 et 1659, une suite de sermons à travers laquelle on peut étudier le développement de son génie oratoire. En 1659 il se fixe définitivement à Paris, et se fait de plus en plus connaître et admirer en prêchant le carême de 1660 aux Minimes, celui de 1661 aux Carmélites, celui de 1662 au Louvre, devant le roi. En 1669, il est nommé évêque de Condom et prononce l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre. L’année suivante, il prononce celle de la duchesse d’Orléans. De 1670 à 1679 il remplit les fonctions de précepteur du Dauphin, et compose pour son royal élève, entre autres ouvrages, le Traité de la connaissance de Dieu  et de soi-même, la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, le Discours sur l’histoire universelle.

    En 1681, il est nommé évêque de Meaux, donne en 1682 les Méditations sur l’Evangile et les Elévations sur les mystères, et, de 1681 à 1687, prononce ses quatre dernières oraisons funèbres. En 1688, il publie l’œuvre la plus majestueuse que la controverse religieuse, appuyée sur la connaissance de l’histoire, ait jamais produite, l’Histoire des variations des églises protestantes. Ensuite il se retrouve tout entier pour lutter avec une incroyable ardeur contre les doctrines de Fénelon sur le quiétisme (1694-1699).

    Bossuet  meurt quelques années après, en 1704, après avoir présidé l’assemblée du clergé de 1700, et soutenu une dernière fois « la tradition et les Saints- Pères » contre l’oratorien Richard Simon (1638-1712), le savant et illustre fondateur de l’exégèse moderne, sans avoir négligé un instant  la bonne administration de son diocèse et la direction des âmes qui lui étaient confiées.  Bossuet, que La Bruyère saluait de son vivant du nom de « Père de l’Eglise », a été en effet, au dix-septième siècle, non seulement le plus glorieux représentant, mais aussi la personnification même de l’Eglise de France, dont il a établi et défendu contre toutes les attaques la discipline et la doctrine.

    Il faut ajouter que, ramenant toute chose aux principes d’une foi inébranlable, cet « homme de toutes les sciences et de tous les talents », pour parler comme Massillon (1663-1742), n’est resté étranger à aucune des questions qui pouvaient préoccuper un homme de son temps, et qu’on a pu l’admirer justement comme philosophe, historien, ou controversiste. Cela étant comme écrivain et comme orateur, il  soutient la comparaison avec les plus grands, y compris Démosthène (384-322 av. J.C.) ou Cicéron (106-43 av. J.C.). Et parmi nos prosateurs, il figure au côté de Voltaire, encore qu’ils soient séparés par de si profondes différences qu’aucune comparaison entre eux ne doit être esquissée, comme ceux qui peuvent le mieux donner l’idée du génie et des ressources de notre langue classique.

    Pour ma part je lui reprocherais la vigueur de ses attaques, dans les Maximes et réflexions sur la comédie, contre Molière d’abord, mais aussi Quinault, Lulli, Corneille et Racine, même si cette sévérité exagérée s’explique par la vigueur de sa foi et l’austérité de ses principes, en notant toutefois que Bossuet lui-même reconnaît que l’Eglise ne proscrit pas expressément les spectacles.  Cette foi si vive, il l’exprimera aussi tout particulièrement dans les Elévations à Dieu sur tous les mystères de la religion chrétienne,  où il développera sous une forme originale et avec un mouvement, une ardeur qui n’appartiennent qu’à lui, la célèbre preuve de l’existence de Dieu connue sous le nom de « preuve de Saint-Anselme », et, depuis Kant qui s’est attaché à la réfuter, sous celui de « preuve ontologique », qui peut s’énoncer ainsi : «  L’essence de l’être parfait implique son existence ».

    Michel Escatafal

  • Vincent Voiture, flagorneur patenté

    voiture.jpgLa mode des  flagorneurs patentés  qui ne pensent qu’à servir le pouvoir ne date pas d’aujourd’hui. Avec Vincent Voiture (1598-1648), contemporain de Richelieu, on atteint même des sommets. Cela lui valut de faire partie de l’Académie française dès sa fondation,  et d’être l’écrivain le plus admiré et écouté de l’hôtel de Rambouillet. C’est d’ailleurs pour cela que la postérité n’a voulu retenir que quelques bribes de son œuvre, ses Lettres et ses poésies,  pourtant tellement vantées de son vivant.

    La meilleure illustration de cet éloge au pouvoir est contenue dans l’Apologie de Richelieu. Bien qu’il s’en défende, Vincent Voiture porte ses louanges à l’action du Cardinal au-delà de l’entendement. A l’écouter Richelieu ne cesse de faire des miracles. Et pour convaincre ses lecteurs, il n’hésite pas à s’inventer un correspondant adversaire de la politique de Richelieu, afin d’avoir lui-même un prétexte apparent pour mieux la défendre.  Il va même tellement loin dans la flatterie qu’il n’hésite pas à dire que deux cent ans après, tout le monde ne parlera du Cardinal « qu’en l’affectionnant ».

    Pourtant, contrairement à ce que prétend Voiture, si Richelieu vivait à notre époque il serait sévèrement jugé, car les finances de l’Etat furent dans une situation beaucoup moins prospère qu’à l’époque de Sully, au point que le peuple  accablé d’impôts et poussé par la misère se révolta dans plusieurs provinces du Royaume. Cela n’empêcha pas Voiture d’affirmer péremptoirement : « toutes les grandes choses coûtent beaucoup ».  Et il ajoutera : « quand tout ce qui doit être fait le sera, il (le Cardinal) ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse et l’abondance ».

    Ainsi après avoir loué Richelieu de ses mérites, Voiture lui octroie par avance ceux dont il ne doute pas que son héros en fasse preuve bientôt.  C’est habile,  mais la flatterie a ses limites, car cela veut dire que les vertus dont le Cardinal fera preuve à l’avenir  lui ont manqué jusque là, et qu’il serait désirable qu’il les acquît enfin.  A vouloir trop en faire ou en dire, on finit par tomber dans l’affectation et le vide. C’est dommage parce que Voiture est capable d’idées intéressantes et de sentiments sincères.

    M.E.

  • Salluste l’écrivain

    Ceux qui évoquent l’autorité historique de Salluste ont parfois fait suspecter les témoignages de Salluste, parce qu’il prit une part active aux luttes politique de son temps, et parce son immoralité était trop peu douteuse.  De fait on n’a voulu voir dans son œuvre que des pamphlets contre l’aristocratie, ce qui est profondément injuste, en oubliant que s’il s’est effectivement attaqué à de grands personnages comme Cicéron, il avait quand même une haute idée  de l’histoire comme il le confirme dans cette phrase : « Parmi les occupations qui sont du ressort de l’esprit, il n’en est guère de plus importante que l’art de retracer les évènements passés ». En outre il faut noter qu’il ne composa ses divers ouvrages qu’aux heures où il vécut dans la retraite, loin des luttes du pouvoir, ce qu’il transcrit dans le Catilina en disant : « Je conçus d’écrire l’histoire du peuple romain, et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance, j’avais l’esprit entièrement détaché  des factions qui divisaient le République ». Pourquoi douter de la sincérité de ces paroles, d’autant qu’on ne peut guère lui contester l’exactitude matérielle sur laquelle il était assez pointilleux ?

    En tout cas, pour son Jugurtha, il avait pris la peine de s’entourer de tous les documents dont il pouvait disposer, à commencer par les mémoires de Sylla (138-78 av. J.C.), de Sacaurus (163-88 av. J.C.), de Rutilius Rufus (158-78 av. J.C.), mais aussi l’histoire de Sisenna (mort en Crète en 67 av. J.C.), et les manuscrits puniques trouvés dans la bibliothèque d’Hiempsal II (roi de Numidie et quasi contemporain de Salluste).  Bien sûr, même en s’efforçant d’être impartial, il est compréhensible que Salluste ne fût pas toujours juste, d’autant que sa vie n’ayant pas été exemplaire, sa vieillesse fut pleine d’amertume, et cela ressortait dans ses ouvrages au point que certains y ont trouvé une bonne dose de misanthropie. D’ailleurs lui-même n’était pas dupe, puisque dans le préambule de Jugurtha il écrit : « Dans mon allure trop franche, je me laisse emporter  un peu loin par l’humeur et le chagrin que me donnent les mœurs de mon temps ». De vrais paroles de repenti !

    Il n’empêche, le mérite de Salluste comme écrivain est au-dessus de toute discussion, ne serait-ce que par son désir de faire de l’histoire une œuvre d’art, et non un simple répertoire des évènements passés. En plus, par rapport à quelqu’un comme Caton, il ne se contentait pas de vouloir être utile à ses concitoyens, mais voulait faire avant tout un travail de qualité, ce qui lui fit dire : « Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner ». Et le fait est qu’il disait bien ! Cette préoccupation se retrouve dans le choix de ses sujets, puisqu’il se contenta d’embrasser quelques uns des plus brillants épisodes de l’histoire romaine, ce qui lui permettait aussi d’en resserrer l’intérêt et de mettre en plus vive lumière les évènements et les hommes qu’il avait choisis.

    Ses préambules sont tous intéressants, et sans doute le furent-ils encore plus pour les Romains que pour nous, car certaines idées aujourd’hui banales avaient pour ses compatriotes l’attrait de la nouveauté. Tous les portraits que Salluste a tracés sont d’une justesse remarquable, se contentant de décrire « l’âme incorruptible, éternelle, souveraine du genre humain ». Quand il écrit des harangues son but est de dessiner nettement la situation et les acteurs. Contrairement à Tite-Live qui se complaisait à développer des idées générales avec toutes les ressources de la rhétorique, Salluste veut tout simplement éveiller l’intérêt du lecteur. Ses héros s’y peignent par leurs paroles, après les avoir peints par leurs actes.

    Son style est très caractéristique. Plus qu’aucun autre prosateur romain, Salluste a apporté dans son travail un soin infini, et ce que nous appellerions de nos jours du professionnalisme. Pour exprimer la politique très complexe de son temps, pour rendre les nuances déliées qu’il savait saisir dans les caractères, il lui fallait assouplir et enrichir la langue latine qui, jusqu’alors, n’avait pas servi à des observations aussi délicates. Sans faire des mots nouveaux, mais en transposant habilement les termes usuels à l’aide de métaphores exactes et énergiques, Salluste arrive à exprimer sa pensée toute entière. Ses analyses ont vraiment l’éclat d’un tableau : « Les patriciens altiers, la tête haute, défilent faisant sous les yeux du peuple étalage de leur dignité…Catilina a le pied sur la tête de l’Italie ; il la tient à la gorge…la cupidité, comme imprégnée d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile ». Cela me fait penser à certaines tirades de Racine, ce qui est logique compte tenu du goût de ce dernier pour l’histoire, et de l’art avec lequel il enrichissait ses tragédies de tout ce que les anciens pouvaient lui apporter.

    Pour frapper davantage l’esprit du lecteur Salluste s’étudie à concentrer sa pensée, à lui donner la forme la plus rapide et la plus brève. Contrairement aux habitudes de la langue latine, volontiers périodique, Salluste affectionne et même affecte parfois des phrases courtes, hachées, qui donnent à la pensée l’allure d’une sentence. Cette concision de Salluste est la qualité qui a le plus frappé tous les lecteurs. Il lui arrive aussi parfois d’être coupable de négligences, mais celles-ci sont généralement voulues, l’artiste craignant que son œuvre si élaborée ne paraisse laborieuse. Cela dit chacun reconnaît en Salluste « une manière », sa réelle originalité ne l’ayant pas préservé de la singularité. En fait Salluste a surtout écrit pour faire valoir son esprit, et son art pèche parce qu’il se laisse trop voir. Son oeuvre est plus intéressante qu’émouvante. Il lui manque les généreuses inspirations de l’amour de la patrie et de l’humanité, et sa lecture laisse une impression de dureté et de sècheresse. Salluste en somme n’a pas eu l’âme de l’historien mais le premier il en a eu le talent, et par là, il justifie l’éloge de ceux qui l’ont appelé « le fondateur de l’histoire romaine ».

    Michel Escatafal