Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Salluste l’écrivain

Ceux qui évoquent l’autorité historique de Salluste ont parfois fait suspecter les témoignages de Salluste, parce qu’il prit une part active aux luttes politique de son temps, et parce son immoralité était trop peu douteuse.  De fait on n’a voulu voir dans son œuvre que des pamphlets contre l’aristocratie, ce qui est profondément injuste, en oubliant que s’il s’est effectivement attaqué à de grands personnages comme Cicéron, il avait quand même une haute idée  de l’histoire comme il le confirme dans cette phrase : « Parmi les occupations qui sont du ressort de l’esprit, il n’en est guère de plus importante que l’art de retracer les évènements passés ». En outre il faut noter qu’il ne composa ses divers ouvrages qu’aux heures où il vécut dans la retraite, loin des luttes du pouvoir, ce qu’il transcrit dans le Catilina en disant : « Je conçus d’écrire l’histoire du peuple romain, et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance, j’avais l’esprit entièrement détaché  des factions qui divisaient le République ». Pourquoi douter de la sincérité de ces paroles, d’autant qu’on ne peut guère lui contester l’exactitude matérielle sur laquelle il était assez pointilleux ?

En tout cas, pour son Jugurtha, il avait pris la peine de s’entourer de tous les documents dont il pouvait disposer, à commencer par les mémoires de Sylla (138-78 av. J.C.), de Sacaurus (163-88 av. J.C.), de Rutilius Rufus (158-78 av. J.C.), mais aussi l’histoire de Sisenna (mort en Crète en 67 av. J.C.), et les manuscrits puniques trouvés dans la bibliothèque d’Hiempsal II (roi de Numidie et quasi contemporain de Salluste).  Bien sûr, même en s’efforçant d’être impartial, il est compréhensible que Salluste ne fût pas toujours juste, d’autant que sa vie n’ayant pas été exemplaire, sa vieillesse fut pleine d’amertume, et cela ressortait dans ses ouvrages au point que certains y ont trouvé une bonne dose de misanthropie. D’ailleurs lui-même n’était pas dupe, puisque dans le préambule de Jugurtha il écrit : « Dans mon allure trop franche, je me laisse emporter  un peu loin par l’humeur et le chagrin que me donnent les mœurs de mon temps ». De vrais paroles de repenti !

Il n’empêche, le mérite de Salluste comme écrivain est au-dessus de toute discussion, ne serait-ce que par son désir de faire de l’histoire une œuvre d’art, et non un simple répertoire des évènements passés. En plus, par rapport à quelqu’un comme Caton, il ne se contentait pas de vouloir être utile à ses concitoyens, mais voulait faire avant tout un travail de qualité, ce qui lui fit dire : « Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner ». Et le fait est qu’il disait bien ! Cette préoccupation se retrouve dans le choix de ses sujets, puisqu’il se contenta d’embrasser quelques uns des plus brillants épisodes de l’histoire romaine, ce qui lui permettait aussi d’en resserrer l’intérêt et de mettre en plus vive lumière les évènements et les hommes qu’il avait choisis.

Ses préambules sont tous intéressants, et sans doute le furent-ils encore plus pour les Romains que pour nous, car certaines idées aujourd’hui banales avaient pour ses compatriotes l’attrait de la nouveauté. Tous les portraits que Salluste a tracés sont d’une justesse remarquable, se contentant de décrire « l’âme incorruptible, éternelle, souveraine du genre humain ». Quand il écrit des harangues son but est de dessiner nettement la situation et les acteurs. Contrairement à Tite-Live qui se complaisait à développer des idées générales avec toutes les ressources de la rhétorique, Salluste veut tout simplement éveiller l’intérêt du lecteur. Ses héros s’y peignent par leurs paroles, après les avoir peints par leurs actes.

Son style est très caractéristique. Plus qu’aucun autre prosateur romain, Salluste a apporté dans son travail un soin infini, et ce que nous appellerions de nos jours du professionnalisme. Pour exprimer la politique très complexe de son temps, pour rendre les nuances déliées qu’il savait saisir dans les caractères, il lui fallait assouplir et enrichir la langue latine qui, jusqu’alors, n’avait pas servi à des observations aussi délicates. Sans faire des mots nouveaux, mais en transposant habilement les termes usuels à l’aide de métaphores exactes et énergiques, Salluste arrive à exprimer sa pensée toute entière. Ses analyses ont vraiment l’éclat d’un tableau : « Les patriciens altiers, la tête haute, défilent faisant sous les yeux du peuple étalage de leur dignité…Catilina a le pied sur la tête de l’Italie ; il la tient à la gorge…la cupidité, comme imprégnée d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile ». Cela me fait penser à certaines tirades de Racine, ce qui est logique compte tenu du goût de ce dernier pour l’histoire, et de l’art avec lequel il enrichissait ses tragédies de tout ce que les anciens pouvaient lui apporter.

Pour frapper davantage l’esprit du lecteur Salluste s’étudie à concentrer sa pensée, à lui donner la forme la plus rapide et la plus brève. Contrairement aux habitudes de la langue latine, volontiers périodique, Salluste affectionne et même affecte parfois des phrases courtes, hachées, qui donnent à la pensée l’allure d’une sentence. Cette concision de Salluste est la qualité qui a le plus frappé tous les lecteurs. Il lui arrive aussi parfois d’être coupable de négligences, mais celles-ci sont généralement voulues, l’artiste craignant que son œuvre si élaborée ne paraisse laborieuse. Cela dit chacun reconnaît en Salluste « une manière », sa réelle originalité ne l’ayant pas préservé de la singularité. En fait Salluste a surtout écrit pour faire valoir son esprit, et son art pèche parce qu’il se laisse trop voir. Son oeuvre est plus intéressante qu’émouvante. Il lui manque les généreuses inspirations de l’amour de la patrie et de l’humanité, et sa lecture laisse une impression de dureté et de sècheresse. Salluste en somme n’a pas eu l’âme de l’historien mais le premier il en a eu le talent, et par là, il justifie l’éloge de ceux qui l’ont appelé « le fondateur de l’histoire romaine ».

Michel Escatafal

Commentaires

  • Je vous félicite pour votre critique. c'est un vrai travail d'écriture. Poursuivez .

Les commentaires sont fermés.