Née en 1626, morte en 1696, orpheline dès son plus jeune âge, veuve à vingt-cinq ans, après seulement sept années de mariage, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, qui avait reçu elle-même par les soins de son oncle, Monsieur de Coulanges, les leçons des maîtres les plus illustres, se consacra toute entière à l’éducation de ses enfants, Charles et Françoise-Marguerite. C’est surtout de cette dernière, qui devint en 1669 Madame de Grignan, qu’elle s’occupa plus particulièrement. Les lettres qu’elle écrivit à cette fille chérie, après son mariage et son départ pour le gouvernement de Provence, dont son mari était lieutenant général, forment la plus grande partie de cette correspondance célèbre.
Quelques unes étaient déjà connues dans la société polie, et avaient acquis une renommée du vivant de Madame de Sévigné, en précisant toutefois que la plupart n’ont été écrites que pour l’intimité. La variété du ton aussi bien que des sujets n’est d’ailleurs pas le moindre mérite de ces lettres. Celles-ci en effet nous racontent les plus grands et les plus menus faits qu’elle ait vus s’accomplir sous ses yeux ou dont elle a entendu parler. Madame de Sévigné se peint surtout elle-même, avec ses vertus et ses faiblesses, ses hautes qualités et ses petits travers, prenant place ainsi, sans l’avoir cherché, parmi les écrivains français les plus originaux, parmi ceux qu’on égale peut-être mais qu’on n’imite et qu’on ne surpasse pas.
En lisant ou relisant ces lettres, on en apprend évidemment beaucoup sur la grande et la petite histoire de France, sur le rôle de la religion à cette époque, et aussi sur la manière aussi dont on opérait à l’époque pour obtenir certaines faveurs, sans parler de l’incompréhension qu’ont parfois les parents vis-à-vis de leurs enfants, autant de choses qui finalement n’ont pas tellement changé depuis ce temps, sauf peut-être en ce qui concerne la religion. Parmi ces lettres j’en ai retenu quelques unes qui expriment tous ces sentiments à la fois.
La première est une lettre écrite le jeudi 28 décembre 1673 à Madame de Grignan, et intitulée Déception. Elle a été écrite parce qu’un différend s’était élevé entre Monsieur de Grignan, gendre de Madame de Sévigné, et l’évêque de Marseille Forbin-Janson. Madame de Sévigné avait exprimé le désir que sa fille et son gendre viennent eux-mêmes à la cour pour plaider leur cause. Madame de Grignan s’y était refusé pour diverses raisons. C’est sur ce refus que la lettre de Madame de Sévigné, qui s’était réjouie d’avance à la pensée de voir de nouveau sa fille auprès d’elle, est écrite.
Et au vu de cette lettre, elle ne lésina pas sur les moyens pour obtenir que son gendre, accompagné de sa femme, demande et prenne un congé, faisant intervenir un gentilhomme provençal, Monsieur du Janet, lequel s’adressa au ministre des Affaires étrangères, Arnaud de Pompone, lui-même ami de Madame de Sévigné. Cela étant, malgré ces interventions, malgré aussi les suppliques personnelles de la mère à sa fille, celle-ci ne céda point, allant jusqu’à invoquer des raisons financières pour mieux expliquer ce refus. Voyant que ses efforts étaient inutiles, Madame de Sévigné se résigna prenant « cette douleur, qui n’est pas médiocre, comme une pénitence de Dieu ».
Une autre lettre célèbre a été écrite aux Rochers, le mercredi 16 novembre 1689, concernant les lectures de Pauline de Grignan, petite fille de Madame de Sévigné (1674-1757), qui écrivit comme sa célèbre grand-mère quelques lettres assez agréables. En outre elle prit une grande part à la publication de celles de son illustre aïeule en 1726. Madame de Sévigné fut toujours remplie d’une grande tendresse pour cette jeune personne charmante, louée pour son caractère et son esprit, dont elle prit grand soin de diriger à distance son éduction et ses lectures.
On retrouve d’ailleurs dans le recueil des lettres de Madame de Sévigné, nombre de pages parmi les plus délicieuses que la grand-mère ait consacrées à sa petite-fille. En tout cas elle a fait d’elle une dévoreuse de livres, en lui recommandant toutefois de ne pas laisser tourner son esprit « du côté des choses frivoles ». Au passage elle en profite pour lui recommander l’Histoire de l’Eglise de Monsieur Godeau, ce dernier ayant été l’un des écrivains qui fréquentèrent assidûment l’hôtel de Rambouillet, membre de l’Académie française dès sa fondation, évêque de Grasse, puis de Vence, auteur de Poésies sacrées et profanes, et de plusieurs ouvrages de piété.
Enfin, vers la fin de sa vie, elle écrira quelques lettres où elle évoquera la mort et la manière de s’y préparer. Parmi celles-ci il y en a une, très émouvante, envoyé à Monsieur de Coulanges (1633-1716), son cousin germain, au moment de la mort subite de Louvois (16 juillet 1691), « ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses » ! Elle profite de l’occasion pour réaffirmer avec force une foi très vive, demandant aux hommes de lire Saint-Augustin dans la Vérité de la Religion, traduction du De Vera Religione, ouvrage dirigé notamment contre les philosophes et les hérétiques, mais aussi le théologien protestant Jacques Abbadie (1657-1727), plus particulièrement le livre La vérité de la religion chrétienne écrit en 1684 (un an avant la révocation de l’Edit de Nantes), ce qui paraît plus surprenant. Cela dit, la marquise de Sévigné avait une personnalité assez affirmée pour ne pas hésiter à montrer son enthousiasme pour les lectures qu’elle appréciait. En cela elle ne faisait que confirmer le courage qu’elle mettait à rester fidèle à ses amis, fussent-ils en disgrâce, comme par exemple le surintendant Fouquet.
Michel Escatafal