Même si l’antiquité en possédait bien davantage, cinquante-sept discours de Cicéron sont parvenus jusqu’à nous, ce qui est largement suffisant pour nous faire une idée de la qualité de son œuvre oratoire, en précisant déjà que les Romains n’avaient pas la même appréciation que nous sur la qualité d’un plaidoyer. Chez nous, l’avocat est jugé uniquement sur la plaidoirie, alors que chez les Romains seul le succès comptait. Et c’est à ce niveau que l’habileté de Cicéron était supérieure, excellant à se jouer des difficultés, à intéresser les gens qui finissaient le plus souvent par se ranger à son avis.
J’ai parlé dans l’article précédent du fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus qui veut le dépouiller de son héritage. Or ce dernier est l’âme damnée de Sylla qui tient les juges dans sa main, ce qui n’empêchera pas Cicéron d’obtenir gain de cause pour son client, en rendant quasiment le tribunal indépendant malgré lui, en parlant habilement des hautes préoccupations qui accablent le dictateur, et du soin qu’il met dans le bien public. Du grand art ! Il en fera preuve aussi quand il fera condamner le gouverneur de Sicile Verrès, pourtant à la fois très riche et très puissant, alors que Cicéron était encore jeune, et de surcroît appartenait au parti démocratique. En fait Cicéron a joué essentiellement sur le scandale que provoquerait un acquittement, en affirmant tout haut une de ces phrases qui font mouche à chaque fois si elle sont placées au bon moment : « Si les immenses richesses de l’accusé triomphaient ici de la conscience et la vérité, on verrait du moins par ma conduite, que les juges ont rencontré un coupable et le coupable un accusateur » (Les Verrines). Compte tenu de sa renommée, Cicéron n’eut guère à plaider que des causes importantes, celles qui passionnaient le public. Il est vrai que rien ne lui paraissait impossible, tellement il savait mettre de la souplesse et de la chaleur dans ses expositions, au demeurant toujours admirablement préparées. Mais il avait aussi l’art de grouper les évènements les plus divers, les enchaîner, y mettre de l’unité, sachant donner à chaque fait la valeur qu’il lui plaît. Son plaidoyer pour Milon en est un exemple, même s’il fut loin d’être aussi brillant qu’il l’avait été à maintes autres reprises. Il est vrai que la tâche était difficile, car il fallait démontrer que ce même Milon n’était pas l’agresseur de son vieil ennemi Clodius, et qu’il n’a fait qu’user de son droit de légitime défense en le faisant tuer par ses esclaves. Il a simplement rappelé que Milon faisait, avec son escorte d’esclaves, un voyage indispensable à Lanuvium, dont la date était connue puisqu’il devait procéder à la nomination d’un flamine, alors que ce jour-là rien n’appelait Clodius hors de Rome. Cicéron mit beaucoup de conviction à raconter par le détail la rencontre des deux escortes, mais cela ne fut pas suffisant pour obtenir l’acquittement, ce qui démontrait que Cicéron n’était qu’un homme, même si son habileté à manier les faits lui assurait presque systématiquement un empire sur les tribunaux et les auditoires. Cependant Cicéron n’était pas qu’un avocat habile, car il faut aussi lui reconnaître le respect de la vertu, l’attachement à la loi, la fidélité aux mœurs antiques, la vénération pour les liens sacrés de la famille, et bien sûr l’amour enthousiaste de la patrie et de sa culture. On a d’ailleurs reproché à Cicéron d’en avoir usé et abusé au détriment de l’argumentation, mais si l’orateur utilisait ces artifices, c’est parce qu’il savait ce que le tribunal et les gens voulaient généralement entendre. Et quoi de mieux que d’affirmer avec force, que c’est l’alliance des vertus naturelles et de la culture littéraire qui a donné à Rome ses citoyens les plus accomplis, « un Lélius, un Furius, un Scipion l’Africain ». En outre il savait mieux que quiconque manier les bons mots dans ses plaidoiries, avec un penchant marqué à la raillerie, n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, ce qui lui permettait de mettre les rieurs de son côté, sans que cela ne l’empêche de produire de l’émotion et de remuer les âmes. Il en fit une superbe démonstration pour demander l’acquittement de Célius, injustement accusé de l’empoisonnement de sa maîtresse, la peu recommandable Clodia. Elle l’était tellement peu que Cicéron en joua tout au long du procès et fit beaucoup rire à ses dépens, ce qui in fine fit acquitter le prétendu empoisonneur. Toutes ces qualités, soutenues par un style ô combien abondant, harmonieux, d’une remarquable fluidité, font de Cicéron le plus grand avocat qui ait paru à Rome, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette éloquence fût sans défauts. A force de vouloir donner aux faits la couleur qu’il lui plaît, il les dénature. En outre il a parfois du mal à faire croire à son émotion. Enfin, on lui a surtout reproché un apprêt trop continu qui amène la monotonie. Tous ces défauts ressortent plus particulièrement dans ses discours politiques, où on voit trop l’orateur au détriment de l’homme d’Etat, ce qui est quand même un reproche à lui faire très relatif, comme il l’a prouvé dans son discours tout en inspiration contre Catilina, dans lequel il fit passer un souffle puissant et une passion qui éclairait à sa flamme la raison politique. C’est sans doute dans ce discours que Cicéron fut le plus grand, puisque tout apprêt avait disparu, laissant la place à l’improvisation d’où ressortait avant tout un ardent patriotisme. Michel Escatafal
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