Tous ceux qui s’intéressent à la littérature savent que les Romains étaient doués pour le genre historique, ne serait-ce qu’eu égard à leur respect inné du passé et l’amour de leur pays. Très tôt ils rassemblèrent tous les matériaux nécessaires à l’histoire, à savoir le Calendrier, les commentarii où étaient notés les fais politiques ou religieux, et la tabula Pontificis, rapport annuel contrôlé par le Grand pontife qui retient ce qui regarde la vie de la cité. Cela ne veut pas dire pour autant que tout ce qui est rapporté par les historiens s’avère exact, car les Romains plus que tout autre peuple souffraient d’un chauvinisme exacerbé qui faisait que tout ou presque ce qui était extérieur à Rome n’existait pas.
Heureusement pour nous, l’Empire romain était très vaste, ce qui nous donne quand même une idée assez précise de ce qui s’est réellement passé, même si les historiens qui ont succédé aux Romains ont été obligés de séparer les faits contrôlés des nombreuses légendes. En tout cas la postérité a retenu quatre grands historiens de la littérature latine, César, Salluste, Tite-Live et Tacite. César est évidemment le plus connu de tous, parce qu’il réunit sur sa personne tous les dons qu’un homme puisse espérer avoir. En effet, outre ses talents d’écrivain, il fut un des trois plus grands capitaines de l’Antiquité, comme disait ma professeure d’histoire au Lycée, avec Alexandre le Grand et Hannibal, et c’est lui qui préfigura l’empire romain et plus généralement les empereurs.
Comme je l’ai dit précédemment, la biographie de César appartient d’abord à l’histoire politique. Né en l’an 100 avant J.C. à Rome de la famille Julia, laquelle prétendait remonter à Enée. Cependant il y avait aussi pour cette famille des alliances plébéiennes, puisque Marius (157-86 av. J.C.) était l’oncle maternel de César. Son enfance fut dirigée par sa mère, Aurélia, femme fort instruite et spirituelle, qui a sans nul doute éveillé l’ambition de son fils. Sa jeunesse fut très mouvementée, Sylla (138-78 av. J.C.) le dictateur entrevoyant en lui « plusieurs Marius » avec qui il avait été en conflit pour le pouvoir à Rome.
Pour éviter le bannissement, César partira pour l’Asie où il fera un court séjour avant de retourner à Rome à la mort de Sylla, mais pour repartir presqu’aussitôt en faisant voile vers l’Orient. En chemin il rencontra des pirates qui exigèrent une rançon pour le libérer, mais une fois celle-ci payée, il organisa contre eux une expédition où il les extermina. Ensuite il guerroya contre Mithridate (132-63 av. J.C.), fit une campagne en Espagne comme questeur, et fut nommé édile en 65 av. J.C. Le cours de sa grande destinée politique pouvait commencer avec pour but ultime la dictature pour Rome, et la domination absolue et universelle. En l’an 60 av. J.C., il forme avec Pompée et Crassus le triumvirat, ceux-ci devenant des auxiliaires avant d'être vaincus et supprimés.
Ensuite pendant huit années (58-50 av. J.C.) il reste en Gaule, attendant le moment opportun pour rentrer en maître absolue avec l’aide de ses soldats. Nous connaissons la suite, il franchit le Rubicon en 49 av J.C., puis défait Pompée à Pharsale l’année suivante, et ruine le parti aristocratique qui essaie de lui résister, par les batailles de Thapsus en Tunisie (46 av. J.C.) et de Munda dans le Sud de l’Espagne (45 av. J.C.). Devenu le maître absolu de Rome, il allait tomber sous les coups d’une conspiration aristocratique, percé de coups de poignards en plein Sénat le 15 mars 44 av. J.C., jour des ides de Mars. Cela dit, son œuvre et sa pensée lui survécurent. Tout était en place pour faire de Rome un empire, et les représentants du principat développèrent avec une surprenante continuité le programme dont il avait tracé les grandes lignes, ce qui lui vaudra de rester pour la postérité le personnage le plus important de l'époque antique.
Ma professeure d’histoire, toujours elle, affirmait non sans humour que César avait eu la chance que n’avait pas eue Napoléon Bonaparte, Premier Consul, quand le 24 décembre 1800 il échappa à un attentat organisé par Cadoudal. Fermons la parenthèse pour dire que rien n’est plus complexe que la vie de ce grand homme, mais aussi rien de plus simple que son caractère, dominé tout entier par l’ambition. Une ambition qui procède uniquement de l’intelligence et non de la passion. Le pouvoir, il le voulait non pour les plaisirs, les richesses, les honneurs, ni même la gloire qu’il peut donner, mais pour accomplir le plan qu’il avait conçu.
Dans sa conduite la l’agitation n’est que de surface, car le fond de son âme reste toujours calme parce que sa raison est toujours claire. Tout est calcul chez lui, y compris quand il faisait d’énormes dettes, celles-ci lui permettant de se créer une clientèle qui eut intérêt à ses succès. Ses passions étaient toujours contenues, restant toujours maître de lui-même. De santé assez délicate, en proie parfois à des crises d’épilepsie, sa volonté lui permettait néanmoins de faire le plus souvent preuve d’une résistance et d’une vigueur qui faisait l’admiration de ses hommes. S’il était capable de résister à ses vices, il commandait à ses vertus, celles-ci ne l’entraînant jamais au-delà de sa volonté.
Certains le disaient cruel, notamment parce qu’il fit couper le poing aux défenseurs d’Uxellodunum (51 av. J.C.), ou encore parce qu’il fit étrangler Vercingétorix en 46 av. J.C., mais il l’était plutôt moins en comparaison avec les coutumes de l’époque. Même s’il n’hésitait pas à faire verser du sang, celui-ci ne devait servir qu’à assurer ses conquêtes. En outre, toujours son côté calculateur, il savait faire preuve de clémence en pardonnant à des ennemis susceptibles de servir ses desseins (Cicéron, Marcellus etc.). On aurait pu penser aussi qu’il se laissa séduire par l’amour des lettres, en le voyant composer un traité de grammaire (De l’Analogie) tandis qu’il passait les Alpes pour rejoindre son armée, ou encore quand la veille de la bataille de Munda, il écrit en vers son Itinéraire.
En plus il avait la chance d’être un surdoué, comme nous dirions de nos jours, comme en témoignent les discours, les poèmes, des pamphlets comme celui qu’il écrivit sur Caton, sans parler des jugements d’une délicatesse et d’une précision exquise qu’il a porté sur Térence ou Cicéron. Mais là aussi le talent n’empêchait pas les calculs, César pensant que la littérature et les belles lettres ne pouvaient qu’être utiles pour mener les hommes. C’est la raison pour laquelle dans ses œuvres le génie côtoie l’incomplet et, ce qu’a si bien écrit Bossuet évoquant l’activité bienfaisante de Condé dans sa retraite, aurait pu s’appliquer parfaitement au dictateur : « Loin de nous les héros sans humanité ; ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, mais ils n’auront pas les cœurs ». Chez César ce mot atteint à la fois le conquérant et le politique, mais il s’applique aussi à l’écrivain, dont je parlerai plus particulièrement lors de mon prochain billet.
Michel Escatafal