Les Romains ont toujours prétendu que la satire faisait partie de leur identité nationale. D’abord le nom même de satire est purement latin, satura étant un adjectif qui, employé substantivement, signifie mélange. C’est ainsi qu’on désigna dans un premier temps ces divertissements dramatiques composés de danse, de musique et de paroles qui sont à l’origine du théâtre romain. C’est Ennius qui après avoir publié un recueil où se trouvaient des pièces fort différentes par le sujet et le mètre lui donna, à cause de sa variété, le titre de Satires. Ensuite le mot satire s’appliquera uniquement au genre de poésie que Lucilius, Horace (65-8 av. J.C) et Juvenal devaient illustrer à Rome. C’est à ce tire qu’on a pu dire et écrire que si l’esprit satirique est universel, c’est à Rome qu’il reçut pour la première fois la forme spéciale d’un poème où les attaques contre les personnes se mêlent, pour les soutenir et les éclairer, à l’exposition de vérités morales.
La première figure emblématique de la poésie satirique fut Lucilius, lequel eut droit de la part d’Horace, pourtant peu porté à l’indulgence, à une grande considération. Ce dernier affirmant que Lucilius « avait peint toute sa vie dans ses ouvrages comme dans un tableau votif ». Hélas ces ouvrages sont perdus pour l’essentiel, et les fragments qui nous en restent sont trop rares et souvent trop obscurs pour nous instruire sur la biographie exacte du poète. Tout au plus nous savons qu’il est né à Suessa Aurunca, colonie latine, vers 180 avant notre ère, et qu’il mourut à Naples vers 102, obtenant des funérailles publiques.
Issu d’une grande famille, riche puisqu’il possédait une maison à Rome, évidemment spirituel, il vécut dans l’intimité de Scipion Emilien (185-129 av. J.C.) et de Lélius (185-111 av. J.C.) qui le traitaient d’égal à égal. En revanche, malgré son grand nom, il ne joua aucun rôle politique non pas par dédain comme le poète et philosophe Lucrèce (98-55) plus tard, mais parce qu’il souffrait d’une santé fragile. Celle-ci avait aigri son humeur au point de l’avoir rendu procédurier, ne tolérant pas qu’on s’attaquât à lui ou qu’on le critiquât alors qu’il ne ménageait personne. Néanmoins on ne retient de lui que son œuvre, très admirée de ses contemporains.
L’ensemble des satires de Lucilius formait trente livres sur lesquels vingt et un sont écrits en hexamètres. Dans les autres le poète se sert de mètres très variés. On voit donc que l’hexamètre prédomine, et d’ailleurs Horace et ses successeurs n’employèrent plus d’autres vers. Mais quels sont les éléments les plus significatifs sur les opinions et les goûts du poète, ainsi que sur la société qu’il a voulu peindre en tenant compte, toutefois, de la rareté des documents qui nous sont restés? Disons que Lucilius était très romain, mettant en exergue les fortes vertus de l’antique Rome, ce qui ne l’empêchait pas de se laisser charmer par la culture grecque, mais sans excès. Ceux qui n’admiraient que la rhétorique grecque furent évidemment l’objet des railleries du poète, mais il n’en voyait pas moins clair dans les vices nationaux, par exemple l’avarice, mais aussi la superstition.
Il détestait aussi les parvenus à peine échappés de la pauvreté, qui se livraient à ce qu’on appelait alors les basses jouissances, entre autres la gloutonnerie, ce qui avait conduit Lucilius à écrire : «Vivez, gloutons ; vivez, goinfres ; vivez, ventres» ! Il dénonçait ceux qui se couvraient de ridicule et les vices de certains de ses contemporains, allant jusqu’à leur donner des noms. Ainsi comme on parle aujourd’hui des Tartuffe, on évoquait Gallonius (le gourmand), Nomentanus, le dissipateur. Mais ce qui l’affligeait le plus c’était la perte totale des sentiments de solidarité et de probité civiques, que remplaçaient alors les intrigues de l’intérêt et de l’ambition.
S’il se permettait de jouer le rôle de défenseur des bonnes mœurs et des honnêtes gens, de glorifier ceux-ci, c’est parce qu’il se savait indépendant en raison de sa haute situation et des protections dont il jouissait. Ensuite c’est aussi parce qu’il mettait au premier rang les intérêts de la patrie. Bref, Lucilius était un homme sincère, franc, et un remarquable observateur de la nature humaine. En revanche ses vers manquaient de style et sentaient l’improvisation hâtive. En disant cela on ne peut que penser à cette phrase d’Horace : « Il dictait deux cents vers au pied levé ». Le même Horace évoquait aussi un artiste parfois admirable, souvent incomplet, qu’il qualifiait de « torrent fangeux qui roulerait des parcelles d’or ».
Michel Escatafal