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littérature - Page 8

  • Voltaire, le poète

    Après avoir étudié Voltaire sur un plan général, nous allons parler de Voltaire poète à travers quelques œuvres marquantes, à commencer par les Epîtres. Parmi celles-ci, il y a celle relative au souvenir d’un ami très cher, Lefèvre de La Faluère, conseiller au Parlement, qui se faisait appeler du nom de sa mère, Génonville.  Ce jeune homme, l’un des plus brillants et des plus chers compagnons de jeunesse de Voltaire, mort à l’âge de vingt-six ans, en 1723, victime d’une maladie très courante à l’époque, la petite vérole, a inspiré à Voltaire ces vers remarquables : « Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,/ Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,/ Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux-mêmes,/ Au monde, à l’inconstance ardents à se livrer,/  Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,/ Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer ! »

    Dans une autre pièce des Epîtres, intitulée L’auteur arrivant dans sa terre près du lac de Genève, composée au mois de mars 1755, il y a un passage plus que surprenant de Voltaire où il évoque Virgile et Auguste, en des termes plutôt injurieux, Virgile étant traité de « chantre flatteur du tyran des Romains », même si au vers suivant il est jugé comme « l’auteur harmonieux des douces Georgiques ». En fait pour Voltaire,  Auguste est surtout un despote qui a imposé sa dictature tout autour de la Méditerranée, ce que Voltaire n’accepte pas au nom de la liberté des peuples. D’ailleurs, un peu plus loin, il vante la défense de l’indépendance des Suisses contre Charles le Téméraire (1476-1477), après avoir brisé au siècle précédent le joug de la domination autrichienne.

    Dans une autre épître composée en 1736, et adressée à la marquise du Châtelet (1706-1749), qui avait entre autres travaux scientifiques publié une traduction du principal ouvrage de Newton 1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Voltaire aborde ce que l’on pourrait appeler la « philosophie de Newton ».  Il fait allusion à la théorie de la gravitation universelle, mais aussi à la gravitation qu’il appelle « l’âme de la nature », et, en parlant de « la robe étincelante », de la découverte de la décomposition de la lumière du soleil en sept couleurs simples. Peu après il reprendra  l’explication donnée par Newton sur le phénomène des marées, notamment le flux qui est causé par l’attraction de la lune et du soleil sur les eaux de la mer, avec l’eau qui cesse de monter  lorsque l’attraction de la lune et du soleil est égale au poids de cette eau, c’est-à-dire à l’attraction de la terre, ce que Voltaire traduit ainsi : « La mer entend sa voix. Je vois l’humide empire/ S’élever, s’avancer vers le ciel qui l’attire;/  Mais un pouvoir central arrête ses efforts:/ La mer tombe, s’affaisse et roule vers ses bords ». Bref, en lisant cette épître on apprend beaucoup de choses, certes bien connues des scientifiques, mais tellement éloignées des préoccupations du citoyen ordinaire. Cela est valable aussi pour  le phénomène des comètes, mais aussi pour les lois du mouvement de la lune ou la précession des équinoxes, ce que Voltaire traduit à sa façon…en nous obligeant à étudier de plus près tous ces phénomènes.

    Examinons à présent le passage de l’Henriade sur l’Angleterre, un pays que Voltaire (comme Montesquieu) a beaucoup admiré pour ses mœurs libérales, au vrai sens du terme, et son gouvernement constitutionnel. Rappelons que Voltaire, exilé dans ce royaume quand il publia sa Henriade (1728), traduit les éloges qu’il lui décerne, comme dans nombre de ses ouvrages de la même période (1728-1734), en critiques du gouvernement, des mœurs et des préjugés français. A propos de Français, Voltaire évoque Henri IV, le héros du poème, qui est allé demander du secours à la reine d’Angleterre, Elisabeth, secours que d’ailleurs il n’obtint pas réellement  dans les négociations sur la paix de Vervins entre la France et l’Espagne (1598). Fermons la parenthèse, pour noter que Voltaire était aussi très réaliste sur la société anglaise, faisant le constat que « l’éternel abus de tant de sages lois fit longtemps le malheur des peuples et des rois ». Pour mémoire il faut rappeler que la grande charte, fondement des libertés anglaises depuis 1215, n’empêcha pas la guerre civile d’éclater à plusieurs reprises en Angleterre. La guerre des Deux-Roses notamment, qui opposa de 1450 à 1485 deux branches des Plantagenêts, remplit une grande partie de la seconde moitié du quinzième siècle.

    Toujours dans La Henriade, on découvre une autre face de l’admiration de Voltaire pour l’Angleterre, à savoir son activité commerciale, et l’estime dans laquelle on y tenait les commerçants. A noter que Voltaire a consacré au commerce anglais la dixième de ses Lettres philosophiques (publiées en 1734), et qu’il dédia sa Zaïre (1732) à M. Falkener, « marchand anglais ». A ce propos dans la pensée de Voltaire, cette activité commerciale n’empêche pas l’Angleterre d’être en même temps la nation où les arts sont les plus honorés, et la première aussi par les succès guerriers. On comprend également qu’en feignant de peindre ce pays au temps d’Elisabeth, c’est surtout à l’Angleterre de son époque qu’il pense et qu’il veut rendre hommage, comme en témoignent ces vers : « Aux murs de Westminster, on voit paraître ensemble/Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,/Les députés du peuple, et les grands, et le roi,/ Divisés d’intérêts, réunis par la loi ;/ Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,/ Dangereux à lui-même, à ses voisins terribles ». Quelques vers plus loin, quelque peu obséquieux, il en profite pour faire un éloge délicat du roi régnant à cette époque, Georges II, célèbre pour les conflits qui l’opposèrent à son père, Georges 1er.

    Enfin, toujours dans ce registre, on peut citer dans les Poésies mêlées, des vers adressés (en 1743) à la Princesse Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric II, mariée en 1744 à Adolphe-Frédéric qui devint roi de Suède en 1751, qui peuvent passer pour le modèle du madrigal : « Souvent un peu de vérité/ Se mêle au plus grossier mensonge :/ Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,/ Au rang des rois j’étais monté ;/ Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire !/ Les dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôté:/ Je n’ai perdu que mon empire ».  A noter que Frédéric II, lui-même écrivain, (Anti-Machiavel très prisé de Voltaire), poète et musicien,  fit une réponse impolie  à ce madrigal, symbole d’une certaine manière des relations compliquées entre les deux hommes, au point que Voltaire fut emprisonné quelque temps à Francfort (1753), sans pour autant que la rupture soit consommée entre le monarque et le philosophe, puisqu’après s’être installé en Suisse, Voltaire reprendra sa correspondance avec le roi de Prusse.

    Michel Escatafal

     

  • Voltaire était le meilleur ou parmi les tous meilleurs dans tous les genres littéraires

    littérature,histoireAujourd’hui je vais évoquer un auteur dont on dirait de nos jours qu’il figure parmi les « monstres sacrés » de la prose comme de la poésie.  Il y a tant à dire sur cet écrivain qu’on ne peut pas se contenter de faire un résumé de sa vie, ni de son œuvre littéraire. Pour autant je vais essayer de retenir l’essentiel de François-Marie Arouet, né à Paris le 20 novembre 1694, qui prit le nom de Voltaire. Déjà il faut noter qu’il commença très tôt à faire des vers de qualité, à l’époque où il était élève au collège Louis-le-Grand. Il fut aussi, très jeune, secrétaire de l’ambassadeur de France aux Pays-Bas, poste qu’il occupa peu de temps, préférant revenir à Paris, où il fréquenta beaucoup la société du Temple. Pour mémoire on désigne sous ce nom le groupe d’écrivains et de gens du monde qui se réunissaient, pour y parler librement de toute chose, chez Philippe de Vendôme, grand prieur de France, dont l’hôtel était situé dans l’enclos du Temple.

    Soupçonné par deux fois d’avoir publié une satire politique, il fut d’abord exilé à Sully-sur-Loire, puis enfermé à la Bastille (1718). Cette même année il fit représenter son Œdipe, qui renouvelait jusqu’à un certain point le type de la tragédie classique. Lorsqu’à la suite d’une affaire pénible, Voltaire, outragé par le chevalier de Rohan-Chabot, fut arbitrairement obligé de quitter la France et de passer en Angleterre (1726), il mit ce nouvel exil à profit pour étudier les mœurs, la philosophie et la littérature des Anglais. Quand il revint à Paris (1729), un an après la publication de son poème épique la Henriade, il y rapportait, outre l’ébauche d’une tragédie de Brutus (1730), qui est l’une de ses plus fières inspirations, ses Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, dont la forme est si agréable et le fond si riche (1734). L’Histoire de Charles XII, cette brillante et exacte monographie, la tragédie de Zaïre, son chef d’œuvre dramatique, sont du même temps (1731-1732).

    Des inimitiés puissantes, que des œuvres comme le Temple du goût, cette  piquante critique de tant d’écrivains médiocres, n’étaient pas faites pour apaiser, forcèrent encore Voltaire à quitter Paris : de 1734 à 1749, il demeure pour la plupart du temps à Cirey, en Champagne, chez Madame du Chatelet, et produit alors les tragédies de la Mort de César (1735), d’Alzire (1736),  de Mahomet (1741), de Mérope (1743), que devaient suivre plus tard l’Orphelin de la Chine (1755) et Tancrède (1760), sans oublier  les Discours sur l’homme (1734-1737) en vers,  et un grand nombre d’épîtres, d’odes et de fantaisies diverses. Tout cela lui vaudra d’entrer à l’Académie française en 1746.

    En 1752, pendant un séjour à la cour du roi de Prusse, qui fut plus agité et qui se termina plus tôt que Voltaire ne l’eût pensé et souhaité (1750-1753), il publia, outre son Poème sur la Loi naturelle, le Siècle de Louis XIV. Ce livre célèbre se rattache à cette histoire universelle des temps modernes, histoire des progrès de la civilisation depuis le neuvième jusqu’au milieu du dix-septième siècle, à laquelle Voltaire donna le titre d’Essai sur l’esprit et les mœurs des nations (1758), et qui serait une œuvre de premier ordre, si le souci de faire servir le récit des faits à la démonstration d’une thèse y était moins apparent. Plus tard devaient paraître l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand (1759-1763) et  le Précis du siècle de Louis XV (1768).

    Quand à partir de 1770, Voltaire s’est fixé dans sa terre de Ferney, autour de laquelle il s’occupe efficacement, pour le bonheur des habitants de tout ce pays, de relever l’agriculture et l’industre, il est véritablement roi, roi de la pensée en Europe : les savants, les hommes de lettres, les grands seigneurs, les souverains de tous les pays correspondent avec lui. En outre, il élève victorieusement la voix dans toutes les affaires qui passionnent l’opinion publique. Enfin les lettres, les traités, les opuscules satiriques et philosophiques, les romans, les poésies légères, madrigaux, épigrammes, les satires mordantes, les épîtres pleines de finesse et d’élévation se multiplient sous sa plume, et son théâtre s’accroit encore d’un grand nombre de productions nouvelles.

    On sait que la sixième représentation de sa dernière tragédie, Irène, fut pour les Parisiens l’occasion de le faire assister vivant à sa propre apothéose (31 mars 1778). Il mourut un peu plus de trois mois après être rentré à Paris, dans la nuit du 30 au 31 mai 1778, laissant l’exemple d’une activité intellectuelle qu’on ne retrouve au même degré  chez aucun autre écrivain, pas même chez un Cicéron, un Bossuet ou un Goethe. Mais gardons-nous de croire que l’universalité de son esprit et de ses aptitudes soit son seul titre de gloire. La multiplicité seule des ouvrages de Voltaire nuit à leur popularité. La vérité c’est que nul, à l’exception de Corneille et Racine, ne peut lui être préféré dans la tragédie, que sa Henriade même est supérieure à tout ce que notre littérature classique a produit dans le genre épique, que si certains l’égalent, nul ne le dépasse dans la satire et dans l’épître, qu’enfin comme prosateur il est aussi grand que Bossuet, auquel d’ailleurs il ne ressemble en rien.

    Les narrations  de ses ouvrages historiques, ses Lettres sur les Anglais, quelques-uns de ses opuscules satiriques ou philosophiques, et, par-dessus-tout, ses romans et sa correspondance sont d’inimitables chefs d’œuvre. Enfin, sans parler de tant d’idées neuves en littérature, et sans chercher à le défendre contre les reproches trop souvent mérités de servilité, de mesquinerie, de fourberie même et d’impudence, sans refuser de déplorer, avec tous les bons esprits, la légèreté et l’injustice de ses attaques contre les croyances religieuses, il faut lui laisser la gloire suprême d’avoir , quoi qu’on en ait dit, passionnément aimé l’humanité et contribué, plus que personne, à répandre dans le monde quelques-uns des principes fondamentaux sur lesquels repose la société moderne.

    Michel Escatafal

     

  • Marivaux fait de la peinture de l'amour l'objet même de la comédie

    littérature, histoire de la littératureNé à Paris le 4 février 1688, mort le 12 février 1763, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux a commencé par écrire des oeuvres fort médiocres. Ensuite il se rattrapa en  écrivant des comédies et des romans, sans oublier les recueils périodiques qu’il a rédigés. Dans ces recueils, le Spectateur français, l’Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, les Pièces détachées, comme dans ses romans, Marianne (1731-1736) et le Paysan parvenu (1735) , on trouve des peintures de mœurs et de caractères intéressantes et fortes, même si elles manquent de cette légèreté, de cette vivacité mordante et un peu âpre, qui fait le premier charme des romans de Le Sage.

    Comme auteur dramatique, Marivaux ne mérite qu’un seul reproche : ses comédies manquent de variété. Il semble qu’entre la Surprise de l’amour (1727), le Jeu de l’amour et du hasard (1730), les Fausses confidences (1736), le Legs (1736), l’Epreuve (1740), il n’y ait d’autre différence que celles des circonstances extérieures au milieu desquelles l’action se déroule, et que cette action soit toujours la même. D’ailleurs Marivaux le premier fait, non plus de l’étude des caractères généraux, mais de la peinture de l’amour, l’objet même de la comédie. Toutefois ce sentiment, toujours sérieux et profond, n’a rien ici de la violence avec laquelle il se déchaîne ordinairement dans la tragédie.

    Marivaux ne met en scène que des personnages dans l’âme desquels la passion qui doit les animer pendant tout le cours de la pièce est, dès l’exposition, déjà née où tout près de naître. Un très léger obstacle seul la contrarie et l’empêche de se déclarer : comment arrivera-t-elle à en triompher, par quels états successifs passera-t-elle pendant cette très courte crise? C’est là ce qu’étudie notre auteur, et l’on voit assez quelle prodigieuse finesse d’analyse il faut déployer dans de pareils sujets. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que personne n’ait réussi à imiter Marivaux, qui n’avait lui-même imité personne, et qu’il y ait lieu de le regarder comme le plus grand  des auteurs comiques que la France a produits, depuis la mort de Molière jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, à l’exception peut-être de Beaumarchais  qui l’a parfois égalé.

    J’avoue que c’est en lisant l’Epreuve, représentée pour la première fois le 19 novembre 1740 par les Comédiens Italiens au théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, que j’ai ressenti tout le talent de Marivaux, et plus particulièrement la scène même de l’épreuve. Pour résumer, Lucidor, jeune seigneur de Paris, aime Angélique et il est aimé d’elle. Cela se ressent, mais Lucidor n’est pas absolument sûr de l’affection d’Angélique, craignant que cette dernière ne l’aime d’abord que pour sa fortune. C’est la raison pour laquelle il a résolu de l’éprouver avant de demander sa main. Alors il essaie de se faire passer pour un autre, ce qu’Angélique devine tout de suite. Néanmoins Lucidor insiste en faisant passer son valet Frontin, habillé avec des habits de maître, comme le prétendant à la main d’Angélique.

    C’est par cette ruse qu’il éprouvera  Angélique, lui demandant après lui avoir présenté le faux prétendant : « Jetez les yeux dessus : comment le trouvez-vous ?  Angélique répliquera en repoussant le faux prétendant par cette expression : « Je n’y connais pas », manifestant ainsi son courroux contre tout le monde, à commencer par Lisette sa servante, mais aussi sa mère indignée que sa fille refuse le bon parti qu’on lui offre, et enfin contre Lucidor parce qu’il ne lui a pas fait confiance. Elle est tellement en colère qu’elle consent à épouser le personnage qu’on lui a présenté en essayant de l’aimer. Heureusement tout est bien qui finira bien, et Angélique épousera l’homme qu’elle aime, lui-même ayant pu constater que sa bien-aimée l’aimait d’un amour sincère.

    Au passage on peut admirer la simplicité et le naturel parfait des attitudes et du style dans cette scène, qui va nous amener au plus touchant et au plus imprévu coup de théâtre. Et là on retrouve l’immense talent de Marivaux qui sait produire de grands effets par des moyens très simples, ce qui est toujours le propre des écrivains de premier ordre, catégorie à laquelle Marivaux appartient.

    Michel Escatafal

  • Les Mémoires de Saint-Simon sont l'oeuvre d'un mécontent de génie

    Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, est né à Versailles le 16 janvier 1675, d’un père âgé qui n’hésita pas à se remarier pour avoir un fils afin que son duché (octroyé par Louis XIII) ne soit pas perdu. Très fier de sa haute naissance, au point qu’il se maria en 1695 avec une petite nièce de Turenne, cousine avec le roi d’Angleterre,  il fut de ceux qui regrettaient de voir que la noblesse eût conservé si peu de part au gouvernement de l’Etat, pensant  que son influence était propre à tempérer l’autorité absolue des rois, tandis que des ministres de naissance médiocre ne pouvaient être que leurs serviles créatures. La rigidité honorable, mais hautaine, de son caractère et de ses principes, nuisit peut-être à sa fortune militaire ou politique. En 1702 il quitta l’armée, se croyant victime d’injustices répétées et, sous la Régence, renonça à la fois à l’amitié du duc d’Orléans et aux postes diplomatiques auxquels il avait été appelé, ou qu’il pouvait encore espérer se voir confier.

    Ses Mémoires sont donc avant tout l’œuvre d’un mécontentement, mais ce mécontent fut aussi un homme d’un grand caractère, quoiqu’aveuglé par des préjugés qui ne peuvent paraître que mesquins. Ils sont aussi l’œuvre d’un écrivain incroyablement doué du don de pénétrer les cœurs à travers les visages et, en saisissant les moindres grimaces de ceux-ci, de peindre ceux-là jusque dans leurs replis les plus profonds. Aussi tout chez lui, jusqu’aux règles les plus élémentaires de la correction, est-il sacrifié au pittoresque du tour ou de l’expression, au point que certains affirment que ce très grand et très original écrivain serait le plus dangereux des modèles, s’il n’était inimitable. Au point de vue historique, pourvu qu’on se tienne en garde contre la partialité de Saint-Simon, ses Mémoires sont une source presque inépuisable de renseignements sur la dernière partie du règne de Louis XIV et la première de celui de Louis XV.

    A propos de ses Mémoires, il faut noter que Saint-Simon avait commencé dès 1694 à noter tous les évènements dont il était témoin. En 1730 il connut le Journal de Dangeau, qui va de 1684 à 1720, et l’annota, complétant ses récits ou corrigeant ses jugements avec âpreté. Enfin, en 1740, il se mit, en continuant de profiter du récit de Dangeau comme d’une sorte de trame chronologique, à rédiger définitivement ses Mémoires. Celles-ci ne furent publiées, après la mort de l’auteur en mars 1755, que dans des éditions incorrectes et fragmentaires. Le texte authentique n’en fut donné pour la première fois qu’en1856.

    Parmi les passages que j’ai retenus plus particulièrement  de ces Mémoires, il y a celui relatif au Lit de justice du 26 août 1718. Je rappellerais qu’on appelait lit de justice le siège sur lequel s’asseyait le roi, dans certaines séances solennelles du Parlement, et par la suite la séance elle-même. Il s’agit ici de la séance dans laquelle tout pouvoir et tout droit furent enlevés au duc du Maine, fils de Louis XIV, et qui, en affermissant la régence du duc d’Orléans, donna toute satisfaction à la majorité de la noblesse. Celle-ci ,en effet, ne cacha pas son bonheur d’en avoir terminé avec ce règne de "vile bourgeoisie", appellation donnée au règne de Louis XIV par Saint-Simon, lequel nourrissait  une haine violente contre la bourgeoisie et le Parlement.

    Il y a aussi un magnifique portrait de la duchesse de Bourgogne, qui avait épousé à l’âge de douze ans le duc de Bourgogne, fils du grand Dauphin. Marie-Adélaïde était la fille de Victor-Amédée II, duc de Savoie et de la duchesse de Savoie, Anne d’Orléans, fille de Monsieur (frère de Louis XIV), et de sa première femme, Henriette d’Angleterre. A ce propos, on retrouve dans le portrait de la jeune duchesse de Bourgogne quelques-uns des traits de l’infortunée et charmante Henriette d’Angleterre. Passionnée par le jeu, on découvre qu’elle payait immédiatement à son adversaire l’enjeu qu’il avait tenu, ce qui contraste avec certains comportements de l’époque. Bien que n’étant pas belle, elle savait néanmoins charmer ses interlocuteurs y compris les plus prestigieux d’entre eux, le Roi et Madame de Maintenon, "qu’elle n’appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié", si l'on en croit Saint-Simon, qui ajoute un peu plus loin que la duchesse était "admise à tout, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil".

    Bien d’autres textes ou pages mériteraient d’être soulignés dans cette œuvre très importante, surtout  si l’on s’intéresse à l’histoire. En tout cas la postérité a considéré Saint-Simon comme un des plus grands écrivains de son époque, une époque charnière entre la fin du règne de Louis XIV et l’avènement de celui de Louis XV. Oublions sa colère et ses rancoeurs, pour ne considérer que la manière dont il  a su se servir de sa langue, mais aussi la servir. A ce propos, et ce sera le mot de la fin, je ne puis résister à l’idée de reprendre ce que dirent les Goncourt : "Il n’y a que trois styles : la Bible, les Latins et Saint-Simon". C’est peut-être lui faire trop d’honneur, mais cela donne quand même une idée de la place qui lui revient dans notre littérature.

    Michel Escatafal

  • Le talent d’Ovide et son style

    I) Le talent

    Les premières élégies

    Quand Ovide choisit le genre élégiaque, il lui parut sans doute que les émotions qu’il pouvait donner avaient été comme épuisées par ses prédécesseurs Tibulle et Properce. Du coup il les remplaça par l’esprit. Dans ses poésies érotiques il y en a beaucoup, certains disent même trop, mais pas assez pour préserver le lecteur de l’ennui qui naît de la monotonie du sujet, ou pour défendre le poète contre l’irritation que cause sa froide immoralité. Cependant ses œuvres ont un grand intérêt dans la mesure où elles sont un miroir exact de la société élégante à Rome pendant la seconde partie du principat d’Auguste, ce qui en fait leur curiosité.

    Aussi frivoles que soient les peintures d’Ovide, il faut en effet reconnaître qu’elles  marquent une date dans l’histoire morale de Rome. En effet, à jouir de la prospérité et de la sécurité matérielles, on avait cessé de se souvenir à quel prix on les avait achetées. On perdait aussi la mémoire du passé tragique, et on se laissait aller à la commodité de l’heure présente. Si l’on ajoute à cela la disparition de toute  vie politique, on se retrouvait à l’époque du début de l’empire avec une société désoeuvrée, qui amena à Rome la formation de toute une classe d’hommes qui n’eurent plus d’autre affaire que de s’amuser. Pire même, après avoir connu le goût du plaisir, c’en était devenu le but de la vie. Et c’est cette nouveauté qu’exprime l’œuvre d’Ovide.

    En réalité Ovide ne fut moraliste  qu’à son corps défendant : observateur amusant et amusé, il dit bien ce qu’il voit parce qu’il s’y plaît. Par lui nous connaissons ce monde qui a perdu toute croyance, et n’en n’éprouve nul regret, parce que les dieux de l’ancienne foi sont de plus en plus risibles. Les arts et la poésie n’ont à ce moment d’autre objet qu'abréger les heures trop longues. Ce sont de purs jeux d’esprit : « Les vers sont utiles ? J’en doute » répond Ovide. Les affaires absorbent trop de temps; les passions ébranlent, ce qui explique qu’on leur préfère la galanterie, laquelle distrait suffisamment pour qu’on n’entende pas la voix de la conscience. Bref, tous ces oisifs s’agitent beaucoup plus qu’ils ne s’amusent.

    Par exemple le galant homme qui veut faire agréer ses services par une belle dame s’obligera à mille choses, toutes destinées à simplifier et faire aimer la vie à la dame, au point que cela lui prendra toute la journée, une journée forcément harassante. Ensuite il demandera du papier et un roseau, et de gré ou de force, il écrira des verts galants. C’était à cela que servait l’éducation littéraire : « Jeune Romain -c’est un avis que je vous donne-, cultivez les belles lettres…la beauté se laisse séduire par une voix éloquente ». Les premières poésies d’Ovide sont pleines de ces petits tableaux où revit ce monde brillant, superficiel et vide, avec des gens pas nécessairement méchants, mais qui préparent les générations qui auront le goût de la servitude et de toutes les dépravations qu’elle fait naître.

    Les Métamorphoses, les Fastes

    Avec la maturité, Ovide se découvrit de nouvelles ambition, d’autant qu’il comprit que le lecteur n’allait pas infiniment se contenter de ces peintures légères. Cependant il ne pouvait pas rompre d’un coup avec ses habitudes d’esprit, et il ne fallait pas demander de philosophie à Ovide. En outre, même s’il était possible de vivifier ses récits par une pensée morale, il ne le fit pas par indifférence. Les Métamorphoses sont tour à tour châtiment du crime, comme pour Lycaon, ou récompense de la vertu comme pour Philémon et Baucis. Peu lui importe. Point de patriotisme non plus, l’apothéose de Romulus et d’Hersilie ne donnant pas davantage d’émotion que la transformation des pâtres Lyciens en grenouilles. A cela il faut ajouter d’étranges puérilités dans les détails, mais tout cela n’enlève rien au talent d’Ovide, capable de séduire n’importe quel lecteur lettré. Nul plus que lui ne sait conter avec adresse, en rappelant qu’il a pu mettre à la file, quinze livres durant, tant d’histoires qui toutes se terminent de la même manière, et échapper à la monotonie et plus encore à l’ennui, tellement son style a d’abondance et son vers de fluidité.

    Certaines de ses peintures sont d’un relief qui n’a rien à envier aux arts plastiques, au point qu’on imagine qu’Ovide dut être un grand amateur des sculpteurs anciens, En revanche parfois il lui arrive d’oublier d’être spirituel, mais atteint par moment à l’émotion poignante, en traduisant des sentiments honnêtes, comme dans l’histoire de Ceyx et d’Alcyone. A ce propos, la dite histoire est sans doute une de celles où Ovide exprime le mieux son immense talent, notamment quand il nous montre les deux époux métamorphosés en alcyons. Nul trait déplacé, rien que du cœur. Avec pareil talent, la poésie est bien autre chose qu’un divertissement de bel air et un jeu d’esprit.

    Ce changement se marque plus encore dans les Fastes, œuvre qui est une véritable mine d’or pour les historiens et les archéologues qui y trouvent de précieux renseignements sur la religion romaine et ses cérémonies. Mais les Fastes nous montrent un Ovide mûri, capable de comprendre la beauté d’un passé religieux et grave. En outre ce chantre de la vie mondaine est aussi capable d’être ému par la forte rusticité de la Rome primitive, et de retrouver, au milieu des vieilles légendes de son pays, la simplicité de l’expression. Il est simplement dommage pour la postérité et l’histoire que l’exil soit survenu trop tôt, ce qui a privé Rome et l’humanité de quelques chefs d’œuvre supplémentaires, car les œuvres d’exil ne furent que des élégies plaintives, ce qu’il appelait « l’élégie…en longs habits de deuil ».

    Les œuvres d’exil

     A partir du jour où la disgrâce l’eut frappé, Ovide n’eut d’autre pensée que son malheur, ne sachant plus que gémir, avec pour corolaire une absence totale d’ambition littéraire. En fait le plus émouvant dans ces élégies, c’est la compassion que suscite l’exilé. Par exemple il y a de vraies larmes dans les vers où il nous raconte la dernière nuit qu’il passa à Rome avant son départ,  son accablement qui l’a empêché de faire ses préparatifs, sa stupeur au milieu de l’abandon où le laissent les amis infidèles, les gémissements de ses serviteurs et le désespoir de sa femme. Il a su aussi nous restituer les dangers qu’il courut pendant sa traversée : « Ces vers, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos comme c’était mon habitude ; j’écris au milieu des tempêtes, à la lumière d’un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes ».

    Après les cinq livres des Tristes, qui doivent leur nom à la dépression d’Ovide, il donna encore les quatre livres des Pontiques (en lien avec le Pont-Euxin), mais cette plainte continuelle n’attendrit plus personne, certains diront même qu’elle fatigue. Et ce ne sont pas les plates adulations (inutiles) adressées à Auguste et Tibère, afin d’obtenir son rappel à Rome qui vont rehausser le tableau qui est fait de cette période noire de sa vie, où il ne trouvait quasiment personne pour parler latin avec lui. D’ailleurs les lettres qu’il lira en public sont traduites en gète et en sarmate, langues qu’il aura eu tout le temps d’apprendre pendant les neuf ans que dura son exil, en fait jusqu’à sa mort.

    II) Le Style

    Ovide, dit-on, en général fait pressentir ce que l’on appelle la littérature de la décadence. Il est certain que par le choix de ses sujets, par la manière de les traiter, par son style surtout il s’éloigne du goût des grands poètes classiques, Horace et Virgile. Les critiques anciens s’en aperçurent très vite : Sénèque le Rhéteur, qui n’est pourtant pas bien sévère, signale déjà ses écarts d’imagination, sa complaisance pour tout ce qu’il écrivait, sa tendance à se faire un mérite de ses négligences, puisqu’il disait « qu’un beau visage a plus de charme lorsqu’on y voit quelques tâches ». Ovide lui-même a fait des confidences qui sont autant d’aveux : Tout ce que je voulais dire se présentait à moi sous forme de vers ». « Mes vers sont enfants du plaisir…Le loisir, voilà ce que j’ai toujours chéri ». Il nous dit bien qu’il a brûlé quelques-uns de ses ouvrages : « J’ai beaucoup écrit, mais tout ce qui m’a semblé mauvais, j’ai confié aux flammes le soin de le corriger ».

    Peut-être a-t-il en effet supprimé quelques uns de ses vers, mais il n’en a point modifié. Il n’a pas eu ce soin de la perfection qui est le tourment et l’honneur des maîtres. Il abuse de son extrême facilité, et pour relever ce qu’elle pourrait avoir d’un peu commun, il ne s’interdit guère les tours d’adresse dans la versification ou dans le style. C’est par là surtout qu’on peut le rapprocher de cette école que vit la génération suivante préoccupée avant tout de la dextérité, du savoir-faire, de l’ingéniosité des procédés, et qui produisit tant d’habiles artisans de vers, si peu de poètes. Pourtant dans ses parties saines, le langage d’Ovide a une grâce souple et fluide, un éclat doux et poli qui défendent de voir seulement en lui un virtuose, et où l’on retrouve les heureux dons d’un artiste rare, sinon supérieur.

    Michel Escatafal