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littérature - Page 7

  • Diderot a toute sa place parmi les représentants de l’esprit des Lumières

    littérature, histoireNé à Langres le 5 octobre 1713, mort à Paris le 31 juillet 1784, Denis Diderot, dont aucune œuvre ne mérite d’être appelée classique, mais qui a semé les idées originales et neuves avec une incroyable profusion à travers nombre d’opuscules étincelants, est assurément l’un des esprits les plus brillants, les plus étendus et en même temps les plus profonds que le dix-huitième siècle ait produits. Non seulement il prit la part la plus active à la rédaction et à la publication de l’Encyclopédie, mais il n’est peut-être pas un ordre de connaissances auquel il n’ait consacré quelqu’un de ses écrits. Les philosophes et les naturalistes modernes retrouvent dans Diderot le germe déjà développé de certaines des hypothèses les plus fécondes que les savants du dix-neuvième siècle ont répandues dans le monde.

    Ses Salons (1759-1771, 1775,1781) inaugurent un genre nouveau, et, même si l'on peut faire certaines réserves sur les principes qui guident Diderot dans l’appréciation des œuvres d’art, il a, entre autres mérites, celui d’avoir le premier en France fait de la critique d’art une œuvre littéraire. Pour mémoire il faut rappeler que les expositions de peinture appelées Salons furent inaugurées en France en 1673. Après avoir eu lieu à des intervalles irréguliers, elles devinrent annuelles. Ensuite, de 1751 à 1789, elles n’eurent plus lieu que tous les deux ans. C’est pour la Correspondance de Grimm, que Diderot rédigea l’analyse critique des tableaux exposés à tous les Salons qui eurent lieu depuis l’année 1759 jusqu’à sa mort, sauf ceux de 1773, 1777, 1779 et 1783.

    Fermons la parenthèse pour noter que les théories de Diderot sur le genre dramatique doivent, en dépit de la faiblesse de ses drames, le faire considérer comme le plus illustre précurseur, non pas tant du romantisme,  que de cette réforme nouvelle de notre théâtre qui s’est accomplie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Encore ne parlons-nous ici ni de ses romans, ni de cette Correspondance littéraire de Grimm (1723-1807) à laquelle il collabora, ni de tant d’essais d’histoire, de morale, de psychologie, de pédagogie. Mais nous devons du moins mentionner, outre la partie qui nous est parvenue d’une volumineuse correspondance, qui serait la plus vive et la plus intéressante qu’un homme eût produite, si celle de Voltaire n’existait pas, le célèbre Paradoxe sur le comédien, où Diderot cherche à faire la part de la sensibilité et celle de la réflexion dans la composition et l’interprétation de l’œuvre d’art, et ce Neveu de Rameau, dialogue d’une verve extraordinaire, qui est en même temps le plus animé, le plus varié, le plus instructif des tableaux de mœurs.

    Parmi les morceaux que j’ai appréciés tout particulièrement il y a le Salon de 1761, avec un tableau très connu qui est au Louvre, et qui fut exposé à son apparition sous le nom d’Un père qui vient de payer la dot de sa fille. Depuis il fut désigné sous le nom de l’Accordée de village. C’est un tableau de Greuze, célèbre peintre français (1726-1805), qui a excellé dans la peinture des scènes intimes et sentimentales. En tout cas cette peinture a connu un grand succès, puisque Diderot nous dit qu’il a réussi à la voir à grand peine parce qu’elle continuait « d’attirer la foule ».

    La description des personnages par Diderot est parfaitement rendue, au point qu’on à l’impression d’avoir la famille de l’accordée devant nous. Pour Diderot, Greuze avait beaucoup de talent, même si ce tableau est ce qu’il avait fait de mieux à ses yeux. En tout cas il le préférait à un autre peintre célèbre de l’époque, David Téniers le Jeune (1610-1685), qui peignait surtout des scènes populaires ou rustiques, et plus encore à Boucher (1703-1770), surtout connu pour ses tableaux pastoraux et mythologiques.

    Dans le Paradoxe sur le Comédien, on découvre une pièce de Sedaine (1719-1797) qui est sans doute celle qui ait le mieux inspirée les théories de Diderot, lequel fut transporté de joie parce que cette pièce « va aux nues » à la troisième représentation, après un accueil plus que mitigé lors des deux premières. Pourquoi un tel enthousiasme vis-à-vis d’un auteur qu’un certain Marmontel (1723-1799), littérateur célèbre mais très médiocre, a comparé à Voltaire, ce qui aujourd’hui est plutôt risible ? Tout simplement parce que Sedaine avait été maçon dans sa jeunesse, et que son génie n’est, selon Diderot, en rien redevable aux circonstances au milieu desquelles s’est écoulée sa jeunesse, mais uniquement  à l’éducation personnelle qu’il s’est forgée lui-même,  alors que Diderot comme Voltaire ont passé leur jeunesse « à lire et à méditer Homère, Virgile, le Tasse, Cicéron, Démosthène et Tacite ».

    On ne peut pas passer sous silence Le Neveu de Rameau, qui fait partie des œuvres majeures de Diderot. Ce neveu de Rameau a bien existé pour avoir été le neveu d’un illustre musicien (1683-1764) qui portait le même nom que lui, et qui fut le maître de l’opéra français entre Lulli et Gluck. Le neveu, Jean-François Rameau, fut un professeur de musique connu, mais aussi un écrivain assez obscur, et il semble avoir été un homme d’une humeur bizarre et d’esprit inégal, à défaut d’être médiocre. Diderot dans tout le cours de son ouvrage ne représente pas son héros tout à fait de la même façon. Il nous le décrit surtout comme un homme plein d’esprit et de feu, mais de mœurs méprisables, ce qui explique le sentiment complexe dont il se dit ici pénétré.

    Je pourrais parler aussi d’un ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre il y a quelques décennies, la Religieuse. Aujourd’hui évidemment ce n’est plus le cas, car les choses ont évolué…et si c’est le cas c’est aussi parce que des gens comme Diderot ont osé écrire à son époque des évidences que l’on se refusait de voir. Il ne faisait pas bon être bâtarde dans une famille, surtout si en plus cette bâtarde était plus belle que les autres filles légitimes, parce qu’au bout ce sera le couvent et le voile si le promis à une des deux autres sœurs s’intéresse à la plus belle.

    Et ce n’est pas une fiction, puisque Diderot s’est inspiré d’un fait divers bien réel, pour montrer à la fois l’intolérance religieuse et l’attitude de la hiérarchie de l’Eglise toute puissante. Couvent à l’époque signifiait souvent prison ou au moins séquestration, ce qui dans tous les cas de figure était une atteinte profonde à la morale chrétienne, par ceux-là mêmes chargés de la faire appliquer. Bref, rien que pour cela on peut donner à Diderot une place prépondérante dans la littérature du « Siècle des Lumières », et dans notre littérature tout court, et pas seulement parce qu’il fut le maître d’œuvre de l’Encyclopédie (1751-1772).

    Michel Escatafal

     

  • L’œuvre de J.J. Rousseau est celle d’un homme passionné jusqu’à l’excès

    Après avoir parlé la vie de Jean-Jacques Rousseau, essayons à présent de relever quelques traits caractéristiques de l’œuvre de son œuvre, en commençant par l’Emile, qui n’est pas un traité de pédagogie, mais le roman de l’éducation dans la nature, ce que nous retrouvons notamment dans le livre III. Il est clair en lisant ce livre qu’Emile a fait son éducation sans livres, qu’il a été livré à lui-même, ce qui nous amène à nous imaginer que ce jeune homme était vraiment très doué. Fermons la parenthèse, pour noter que l’on retrouve cette idée dans le livre IV, où Rousseau essaie de nous convaincre que les idées morales sont innées et universelles. Il y a notamment une phrase qui est très explicite à ce sujet : « Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires ; parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les même idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes principes de morale, partout les mêmes notions du bien et du mal ».

    En fait Rousseau répond à la théorie sceptique, telle que l’ont exposée Montaigne et Pascal, qui essaie de tirer de la diversité des coutumes et des législations un argument contre l’unité et l’universalité des idées morales. Un peu plus loin il dira : « Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises ». Cette phrase est une allusion manifeste à la théorie de Condillac et de toute l’école sensualiste, qui, appliquant ses principes à la morale, prétend ne la tirer que de l’expérience, ne la faire reposer que sur la notion de l’intérêt bien entendu et de l’utilité sociale.  En fait pour Rousseau, Emile sera formé dans la nature et non dans les livres, son esprit profitant des plus beaux spectacles de la nature, et se formant tout naturellement à la fois scientifiquement et moralement.

    Dans la Lettre à M. d’Alembert,  il y a un passage sur les Montagnons, nom que l’on donne aux gens habitants près de Neuchâtel,  comme le dit lui-même Rousseau, des gens qui ont la chance de passer chaudement  leur hiver au milieu des neiges, dans des maisons en bois, ce qui prouve qu’il n’est pas impossible « qu’une maison de bois soit chaude ». Des gens qui ont « des livres utiles » et qui « sont passablement instruits », qui « raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit ». Des gens qui « savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte ; plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition ». On est bien là encore dans la logique de J.J. Rousseau.

    On y est même tout à fait à travers l’emploi du mot  « chiffrer », qui d’après les termes mêmes de J.J. Rousseau dans son Dictionnaire de musique, signifie écrire au-dessus des notes de la basse, pour guider l’accompagnateur, « les chiffres ou autres caractères indiquant les accords que ces notes doivent porter ». Et puisque nous sommes dans la musique, j’en profite pour dire que cette lecture de la Lettre à M. d’Alembert, fut aussi pour moi l’occasion de découvrir l’existence d’un musicien franc-comtois du seizième siècle, illustre en son temps, Goudimel, qui périt dans les massacres de Lyon en 1572, une semaine après la nuit de la Saint-Barthélemy. Il a mis en musique, à l’usage  des Réformés, les psaumes de Marot et de Théodore de Bèze, auteurs à qui j’ai consacré une note sur ce site.

    Cela me permet aussi, d’une certaine façon, d’évoquer, l’idée de Dieu selon Rousseau à travers ces quelques phrases tirées de l’Emile: «  Plus je m’efforce à contempler son essence infinie, moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie et lui dis : « Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur ».  En fait Rousseau était chrétien par instinct et par désir. D’ailleurs il avait un vrai culte pour Jésus qui était pour lui le vrai Dieu. En revanche sa raison semble refuser le dogme chrétien, ce qui est le cas de nombre de chrétiens aujourd’hui. En tout cas il réfute l’athéisme grossier, ce qui est une forme de contradiction  avec son siècle. En réalité, encore une fois, ce qui choque Rousseau chez ceux qui se disent athées, c’est que pour lui l’athéisme fait partie de ces « doctrines cruelles qui, laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle où elles règnent aussi méprisable que malheureux ». On comprend pourquoi il ne s’était pas fait que des amis, ou plutôt pourquoi il avait tellement d’ennemis!

    Parlons à présent du Contrat Social, un des ouvrages majeurs de Rousseau, plus particulièrement quand il aborde le sujet sur un prétendu droit d’esclavage qui légitimerait le despotisme. « Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ?  Avant d’aller plus loin, il faut préciser que ce Grotius est le nom latin du Hollandais Hugo de Groot (1583-1645), qui a fondé l’étude du droit naturel et du droit des gens dans son traité De jure pacis et belli, ouvrage où se trouve l’assertion que Rousseau réfute. Fermons la parenthèse pour rentrer dans les explications de Rousseau, lesquelles se suffisent à elles-mêmes. Il commence par ce mot équivoque pour lui, « aliéner », en disant que cela signifie « donner ou vendre ».

    Ainsi « un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ».  Et Rousseau de préciser un peu plus loin que « dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable…Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit ».  Les hommes naissent libres, comme dit Rousseau, et leur liberté leur appartient, nul n’ayant le droit de disposer d’eux, ajoutant un peu plus loin avec raison que « de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien ». En fait les mots esclave et droit sont contradictoires. Force est de reconnaître que sur ce plan Rousseau a parfaitement raison…ce qui n’était pas si évident à son époque.

    En revanche la notion de souveraineté telle qu’il la décrit est plus contestable. Quand il prétend que le peuple sera le seul facteur de légitimité, et qu’il dictera sa loi, cela signifie évidemment que ce peuple va déléguer à une assemblée la réalité du pouvoir, et lui donner la possibilité de fixer « la règle du juste et de l’injuste ». On a vu ce que cette délégation pouvait donner lorsqu’elle devient le seul outil de gouvernement, car même si « l’homme est bon par nature », il lui manque quand même la sagesse pour pouvoir déterminer de façon juste le « bien commun ». La preuve, le peuple souverain se détermine toujours en fonction de ses propres intérêts, et l’histoire est là pour le prouver. D’ailleurs si ce n’était pas le cas il n’y aurait jamais eu de dictateur ou de politicien habile ou expert dans la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation.

    Ce ne sont évidemment que quelques éléments de l’œuvre de Rousseau. J’aurais aussi pu parler d’un livre que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, les Rêveries du promeneur solitaire, notamment la vie et rêveries de Rousseau dans l’Ile Saint-Pierre. Dans ces rêveries, ce ne sont pas tant les idées qu’il faut chercher, mais plutôt l’enchantement, la notation musicale qui permet de laisser voguer son imagination.  C’est ce qui fait dire à certains que l’on ne peut étudier cet ouvrage qu’en entrant dans le détail de chaque phrase, les mêmes affirmant que jamais encore dans l’histoire de notre littérature un prosateur n’avait trouvé pareille langue et pareilles harmonies, pour exprimer ce qu’il est peut-être le plus difficile de rendre et de faire sentir, l’absence de toute action, de toute pensée, le vague inoccupé de l’esprit. En outre, il a su, mieux que quiconque, renouveler l’imagination française, et l’on en veut pour preuve ce qu’il écrivait dans l’Emile, en parlant de la « maison blanche avec des contrevents verts », celle-ci étant entourée d’une basse-cour, d’une étable avec des vaches pour avoir du laitage, un potager pour jardin, bref le rêve obstiné d’une bonne partie de la population de notre pays à travers les siècles.

    Michel Escatafal

     

  • Jean-Jacques Rousseau : une âme orgueilleuse et blessée

    littérature,histoireJean-Jacques Rousseau, né à Genève le 28 juin 1712, et mort à Ermenonville le 2 juillet 1778, connut une jeunesse errante. Il s’essaya à bien des métiers divers, ce qui représentait pour lui autant de contacts douloureux avec la société, mais ne réussit jamais à se faire connaître du public. Et c’est seulement à l’âge de trente huit ans, malgré la protection de personnages illustres ou puissants, qu’il conquit tout d’un coup la célébrité, en publiant un Discours paradoxal et brillant sur cette question proposée par l’Académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des lettres a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

    En 1755, la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes montra que Rousseau était résolu à continuer contre la civilisation la lutte qu’il avait entreprise dans son premier ouvrage. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), le traité Du Contrat social (1762), le célèbre livre Emile ou de l’Education (1762), ces ouvrages, si différents entre eux par le sujet, sont tous également fondés sur cette opposition que Rousseau ne cesse d’établir entre l’état de nature et l’état de société. 

    Le premier de ces livres renouvelle, avec une éloquence moins majestueuse et moins simple, mais plus pressante peut-être et plus variée, et où les arguments familiers et touchants ont pris la place des discussions théologiques, l’attaque passionnée que Bossuet lançait autrefois contre le théâtre. Dans le Contrat social  Rousseau essaie de retrouver la convention tacite qui, selon lui, a dû présider à la formation de la société, et de déduire de cette première conception les principes sur lesquels la société devrait logiquement être fondée. Dans l’Emile enfin, l’auteur propose un plan d’éducation suivant lequel l’élève, dont on a grand soin d’écarter toutes les idées factices que l’éducation ordinaire impose à ceux qu’elle façonne, n’est instruit que par la nature. C’est seulement par elle qu’il apprend ce qui est nécessaire, quand il n’est encore sensible qu’à la nécessité, à la contrainte matérielle, puis ce qui est utile, quand le développement de son esprit lui permet déjà de discerner son intérêt, et en dernier lieu, ce qui est bien, quand les passions sont nées chez lui ou sur le point de naître.

    Cependant Rousseau ne voit pas seulement dans la nature un guide, mais un refuge contre les amertumes de cette vie de société dont il déteste les préjugés et les conventions. Il l’aime d’un amour ardent et exclusif, et l’expression de cet amour remplit son œuvre : c’est cet amour qui lui inspire quelques-uns des plus beaux passages de son roman de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760) et les pages les plus parfaites et les plus touchantes de ces Rêveries du promeneur solidaire qui forment comme un délicieux appendice à ses trop hardies Confessions.

    Il est difficile ici de discuter les théories politiques, philosophiques, religieuses, morales et pédagogiques de Rousseau.  Mais, sans vouloir exagérer l’importance de son rôle dans l’histoire de la littérature française, nous dirons qu’il fut profondément différent des écrivains de l’école philosophique. Il rendit à notre prose l’ampleur oratoire qu’elle semblait avoir perdue, et nul ne le surpasse pour l’agilité de la dialectique et l’âpre concision du trait. Surtout il fut le premier à traduire dans un langage d’une harmonie merveilleusement appropriée, ces vagues et mélancoliques rêveries que la contemplation solitaire de la nature inspirait naturellement  à son âme orgueilleuse et blessée, et où tant d’autres, plus tard, devaient à son exemple se complaire.

    Michel Escatafal

     

  • Buffon : son génie égalait la majesté de la nature

    littérature,histoireJean-Louis Leclerc de Buffon est né le 7 septembre 1707 à Montbard (Côte d’Or) et mort à Paris le 16 avril 1788. Dés 1739, après avoir publié d’importants travaux, il entrait à l’Académie des Sciences et était nommé intendant du Jardin du roi (aujourd’hui Jardin des plantes). C’est alors qu’il conçut le plan de son Histoire naturelle, dont les trois premiers volumes consacrés à la Théorie de la terre, et les douze suivants, qui contiennent l’histoire naturelle de l’homme et des quadrupèdes vivipares, parurent de 1749 à 1767. Puis vinrent neuf volumes consacrés aux oiseaux, cinq aux minéraux et enfin sept volumes de suppléments, dont la publication ne fut achevée qu’après sa mort, et dont le cinquième, les Epoques de la nature,  peut passer pour ce que Buffon a produit de plus remarquable et pour un des grands chefs d’œuvre de notre langue.

    En disant que son génie égalait la majesté de la nature, les contemporains de Buffon semblent s’être bien rendu compte à la fois du caractère de son talent  et du but qu’il s’était proposé. Avant de prétendre louer ou blâmer l’ordre qu’il a suivi dans son étude des animaux, il faudrait d’abord s’être fait une opinion sur la question de savoir si les genres et les classes ont été créés par la nature, ou si ces divisions ne sont que l’ouvrage de notre esprit. Mais ceux mêmes qui se sont étonnés de voir qu’en dehors des discours généraux qu’elle renferme, cette grande Histoire naturelle ne se compose que d’une suite de monographies, ont justement admiré  néanmoins le sentiment profond que Buffon a toujours gardé de l’unité du plan de la nature et de la continuité de ses efforts. En outre il a voulu proportionner à l’idée qu’il s’était fait de la magnifique ampleur de son sujet, son style. Un style, dont la noblesse soutenue est le caractère, non pas exclusif, mais dominant.

    Dans les Epoques de la nature (septième et dernière époque), il y a un passage consacré aux premiers hommes où plusieurs des traits de cette peinture si vivante, si abondante, et si précise des temps préhistoriques se trouvent déjà dans l’admirable tableau que Lucrèce avait lui-même tracé dans le cinquième livre de son poème de la Nature.

    Dans l’Histoire naturelle (des Oiseaux), il y a la monographie de l’oiseau-mouche qui est vraiment admirable,  avec une précision sur leur manière d’être diabolique, ce qui m’impose d’en reprendre les premières lignes : «  De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme, et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature ; elle l’a placé  dans l’ordre des oiseaux, au dernier degré de l’échelle de grandeur, maxime miranda in minimis (c’est dans les plus petits que la nature est le plus admirable) ». Cette monographie a été dressée par l’abbé Bexon, Buffon n’ayant en fait rédigé que la rédaction définitive : « Nos jolis oiseaux-mouches vont donc commencer le sixième volume » dira Buffon dans une lettre à l’abbé du 3 août 1778. Par ailleurs, j’ai découvert en lisant ce qui est écrit sur l’oiseau-mouche que « pour le volume les petites espèces de ces oiseaux sont au-dessous de la grande mouche asile (le mot asile vient du latin asilus qui signifie taon) pour la grandeur, et du bourdon pour la grosseur ».

    Toujours dans l’Histoire naturelle (Discours sur la nature des animaux), j’ai relevé dans l’étude qui est faite sur la société chez les animaux et chez l’homme une phrase qui a d’ailleurs suscité la polémique en son temps : « Toute habitude commune, bien loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclairée, ne suppose au contraire que celui d’une aveugle imitation ».  On a dit, en effet, que cette considération de Buffon était imprudente, et qu’elle pouvait se retourner contre l’homme. Cela dit, c’est se méprendre sur la vraie pensée de Buffon, comme il le démontre dans la suite du texte, où il explique que la formation de la société chez l’homme ne vient pas d’une habitude commune, mais au contraire d’un effort de la raison individuelle.

    Et si l’on avait besoin d’une confirmation, nous la trouvons dans cette phrase sur l’homme où il dit : « Il n’est tranquille, il n’est fort, il n’est grand, il ne commande à l’univers que parce qu’il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre et s’imposer des lois ; l’homme, en un mot, n’est homme que parce qu’il a su se réunir à l’homme ». On pourrait disserter longuement sur cette admirable pensée, en faisant remarquer au passage qu’on n’a peut-être jamais rien dit de plus fort, de plus profond, de plus décisif sur le principe naturel et l’origine de la société.

    Enfin, on n’omettra pas de souligner que nous avons encore de Buffon un célèbre discours de réception à l’Académie française (1753), le Discours sur le style, et des Lettres. En outre il serait injuste de ne pas associer, pour une certaine part, à la gloire de Buffon ses principaux collaborateurs, les naturalistes Daubenton (1716-1799), Bexon (1748-1784) dont j’ai parlé précédemment, Baillon (1742-1802), et surtout Guéneau de Montbeillard (1720-1785), qui a participé principalement à l’Histoire des oiseaux, puis plus tard à l’Histoire des insectes.

    Michel Escatafal

     

  • Finalement Pompignan était quelque chose !

    littérature, histoireNé à Montauban le 10 août 1709, mort le 1er novembre 1784 à Pompignan (Tarn-et-Garonne), Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, honnête homme et chrétien sincère, eut le grand malheur d’avoir Voltaire pour adversaire, et le tort de prêter le flanc à la critique par sa vanité et sa présomption agressive. Cela lui a valu, dans la satire de la Vanité, de voir Voltaire se déchaîner contre lui, avec ces derniers vers assassins : « Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,/ Qui se fait singulier pour être un personnage »! Puis un peu plus loin : « Combien de rois, grands dieux ! jadis si révérés,/ Dans l’éternel oubli sont en foule enterrés !/ La terre a vu passer leur empire et leur trône./ On ne sait en quel lieu florissait Babylone ;/ Le tombeau d’Alexandre, aujourd’hui renversé,/ Avec sa ville altière a péri dispersé ;/ César n’a pas d’asile où son ombre repose./ Et l’ami Pompignan pense être quelque chose » !

    Il faut dire que Le Franc de Pompignan avait, lors de sa réception à l’Académie française (10 mars 1760), prononcé un discours qui était une véritable déclaration de guerre contre le parti philosophique, espérant par-là, disait-on, se faire choisir par le roi et le dauphin pour diriger l’éducation des enfants de France. Voltaire répondit à cette provocation par une série de petits pamphlets acérés comme des flèches empoisonnées, et par cette mordante satire, dont le dernier vers fut populaire du jour au lendemain, et ruina d’un coup les ambitions du présomptueux Marquis de Pompignan.

    Néanmoins Le Franc de Pompignan n’en a pas moins été un poète de talent estimable. S’il n’a pas l’élégance et l’harmonie soutenue de Jean-Baptiste Rousseau, quelques unes de ses Poésies sacrées (1751) sont vraiment chaleureuses et dénotent un vif sentiment des beautés originales de la poésie biblique. Le Franc de Pompignan a encore donné, avec succès, entre autres ouvrages, une tragédie de Didon, représentée pour la première fois sur le théâtre de la Comédie française, le 21 juin 1734, qui connut un vrai succès.

    Parmi les Poésies sacrées, il faut retenir plus particulièrement les Prophéties, notamment cette traduction d’Ezéchiel sur la résurrection des morts, qui a fait dire à Eugène Manuel (1823-1901), poète et homme politique, que « si Le Franc avait été souvent inspiré comme il l’est dans les deux strophes de cette fantastique évocation, on pourrait peut-être le placer au-dessus de Jean-Baptiste Rousseau. Ces strophes, pour le mouvement et le pittoresque, sont supérieures à presque toute la poésie lyrique du dix-huitième siècle ». Et nous pourrions ajouter que l’on peut apprécier encore mieux cette belle traduction d’Ezéchiel en la comparant à celle que Lamartine a donnée du même passage dans ses Premières Méditations (la Poésie sacrée). Les vers de Lamartine sont évidemment élégants et harmonieux, mais ils sont loin d’avoir autant de vigueur et de couleur que ceux du Marquis de Pompignan.

    Il convient de citer encore de ce poète une strophe, qui fut longtemps célèbre, de son Ode Sur la mort de J-.B. Rousseau (Odes), remarquable d’harmonie, au point qu’elle fit l’admiration de Voltaire. C’est dire ! « Le Nil a vu sur ses rivages/ De noirs habitants des déserts/ Insulter par leurs cris sauvages/ L’astre éclatant de l’univers./ Cris impuissants ! fureurs bizarres !/ Tandis que ces monstres barbares/ Poussaient d’insolentes clameurs,/ Le dieu, poursuivant sa carrière,/ Versait des torrents de lumière/ Sur ses obscurs blasphémateurs ».

    Michel Escatafal