Après avoir parlé la vie de Jean-Jacques Rousseau, essayons à présent de relever quelques traits caractéristiques de l’œuvre de son œuvre, en commençant par l’Emile, qui n’est pas un traité de pédagogie, mais le roman de l’éducation dans la nature, ce que nous retrouvons notamment dans le livre III. Il est clair en lisant ce livre qu’Emile a fait son éducation sans livres, qu’il a été livré à lui-même, ce qui nous amène à nous imaginer que ce jeune homme était vraiment très doué. Fermons la parenthèse, pour noter que l’on retrouve cette idée dans le livre IV, où Rousseau essaie de nous convaincre que les idées morales sont innées et universelles. Il y a notamment une phrase qui est très explicite à ce sujet : « Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires ; parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les même idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes principes de morale, partout les mêmes notions du bien et du mal ».
En fait Rousseau répond à la théorie sceptique, telle que l’ont exposée Montaigne et Pascal, qui essaie de tirer de la diversité des coutumes et des législations un argument contre l’unité et l’universalité des idées morales. Un peu plus loin il dira : « Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises ». Cette phrase est une allusion manifeste à la théorie de Condillac et de toute l’école sensualiste, qui, appliquant ses principes à la morale, prétend ne la tirer que de l’expérience, ne la faire reposer que sur la notion de l’intérêt bien entendu et de l’utilité sociale. En fait pour Rousseau, Emile sera formé dans la nature et non dans les livres, son esprit profitant des plus beaux spectacles de la nature, et se formant tout naturellement à la fois scientifiquement et moralement.
Dans la Lettre à M. d’Alembert, il y a un passage sur les Montagnons, nom que l’on donne aux gens habitants près de Neuchâtel, comme le dit lui-même Rousseau, des gens qui ont la chance de passer chaudement leur hiver au milieu des neiges, dans des maisons en bois, ce qui prouve qu’il n’est pas impossible « qu’une maison de bois soit chaude ». Des gens qui ont « des livres utiles » et qui « sont passablement instruits », qui « raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit ». Des gens qui « savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte ; plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition ». On est bien là encore dans la logique de J.J. Rousseau.
On y est même tout à fait à travers l’emploi du mot « chiffrer », qui d’après les termes mêmes de J.J. Rousseau dans son Dictionnaire de musique, signifie écrire au-dessus des notes de la basse, pour guider l’accompagnateur, « les chiffres ou autres caractères indiquant les accords que ces notes doivent porter ». Et puisque nous sommes dans la musique, j’en profite pour dire que cette lecture de la Lettre à M. d’Alembert, fut aussi pour moi l’occasion de découvrir l’existence d’un musicien franc-comtois du seizième siècle, illustre en son temps, Goudimel, qui périt dans les massacres de Lyon en 1572, une semaine après la nuit de la Saint-Barthélemy. Il a mis en musique, à l’usage des Réformés, les psaumes de Marot et de Théodore de Bèze, auteurs à qui j’ai consacré une note sur ce site.
Cela me permet aussi, d’une certaine façon, d’évoquer, l’idée de Dieu selon Rousseau à travers ces quelques phrases tirées de l’Emile: « Plus je m’efforce à contempler son essence infinie, moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie et lui dis : « Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur ». En fait Rousseau était chrétien par instinct et par désir. D’ailleurs il avait un vrai culte pour Jésus qui était pour lui le vrai Dieu. En revanche sa raison semble refuser le dogme chrétien, ce qui est le cas de nombre de chrétiens aujourd’hui. En tout cas il réfute l’athéisme grossier, ce qui est une forme de contradiction avec son siècle. En réalité, encore une fois, ce qui choque Rousseau chez ceux qui se disent athées, c’est que pour lui l’athéisme fait partie de ces « doctrines cruelles qui, laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle où elles règnent aussi méprisable que malheureux ». On comprend pourquoi il ne s’était pas fait que des amis, ou plutôt pourquoi il avait tellement d’ennemis!
Parlons à présent du Contrat Social, un des ouvrages majeurs de Rousseau, plus particulièrement quand il aborde le sujet sur un prétendu droit d’esclavage qui légitimerait le despotisme. « Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ? Avant d’aller plus loin, il faut préciser que ce Grotius est le nom latin du Hollandais Hugo de Groot (1583-1645), qui a fondé l’étude du droit naturel et du droit des gens dans son traité De jure pacis et belli, ouvrage où se trouve l’assertion que Rousseau réfute. Fermons la parenthèse pour rentrer dans les explications de Rousseau, lesquelles se suffisent à elles-mêmes. Il commence par ce mot équivoque pour lui, « aliéner », en disant que cela signifie « donner ou vendre ».
Ainsi « un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ». Et Rousseau de préciser un peu plus loin que « dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable…Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit ». Les hommes naissent libres, comme dit Rousseau, et leur liberté leur appartient, nul n’ayant le droit de disposer d’eux, ajoutant un peu plus loin avec raison que « de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien ». En fait les mots esclave et droit sont contradictoires. Force est de reconnaître que sur ce plan Rousseau a parfaitement raison…ce qui n’était pas si évident à son époque.
En revanche la notion de souveraineté telle qu’il la décrit est plus contestable. Quand il prétend que le peuple sera le seul facteur de légitimité, et qu’il dictera sa loi, cela signifie évidemment que ce peuple va déléguer à une assemblée la réalité du pouvoir, et lui donner la possibilité de fixer « la règle du juste et de l’injuste ». On a vu ce que cette délégation pouvait donner lorsqu’elle devient le seul outil de gouvernement, car même si « l’homme est bon par nature », il lui manque quand même la sagesse pour pouvoir déterminer de façon juste le « bien commun ». La preuve, le peuple souverain se détermine toujours en fonction de ses propres intérêts, et l’histoire est là pour le prouver. D’ailleurs si ce n’était pas le cas il n’y aurait jamais eu de dictateur ou de politicien habile ou expert dans la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation.
Ce ne sont évidemment que quelques éléments de l’œuvre de Rousseau. J’aurais aussi pu parler d’un livre que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, les Rêveries du promeneur solitaire, notamment la vie et rêveries de Rousseau dans l’Ile Saint-Pierre. Dans ces rêveries, ce ne sont pas tant les idées qu’il faut chercher, mais plutôt l’enchantement, la notation musicale qui permet de laisser voguer son imagination. C’est ce qui fait dire à certains que l’on ne peut étudier cet ouvrage qu’en entrant dans le détail de chaque phrase, les mêmes affirmant que jamais encore dans l’histoire de notre littérature un prosateur n’avait trouvé pareille langue et pareilles harmonies, pour exprimer ce qu’il est peut-être le plus difficile de rendre et de faire sentir, l’absence de toute action, de toute pensée, le vague inoccupé de l’esprit. En outre, il a su, mieux que quiconque, renouveler l’imagination française, et l’on en veut pour preuve ce qu’il écrivait dans l’Emile, en parlant de la « maison blanche avec des contrevents verts », celle-ci étant entourée d’une basse-cour, d’une étable avec des vaches pour avoir du laitage, un potager pour jardin, bref le rêve obstiné d’une bonne partie de la population de notre pays à travers les siècles.
Michel Escatafal
Commentaires
Je vous applaudis pour votre paragraphe. c'est un vrai état d'écriture. Poursuivez .
Je vous vante pour votre paragraphe. c'est un vrai œuvre d'écriture. Poursuivez .