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histoire - Page 13

  • Les lettres de Cicéron

    Les lettres de Cicéron sont le dernier chapitre que je voulais lui consacrer, même si ce n’est pas la partie la plus connue de son œuvre. En tout cas ce n’est pas la moins intéressante, car c’est  par ces Lettres que nous pouvons le mieux appréhender ce que fut la société de son temps, et ce qu’il fut lui-même. En outre elles ont le mérite de la spontanéité, puisqu’à part quelques unes ayant un caractère purement politique (Lettres à Pompée, à César, à son frère Quintus sur le gouvernement des provinces), elles ont été écrites au fil de l’eau, sans se préoccuper de l’effet qu’elles feraient au public, auquel de toute façon elles n’étaient pas destinées. « Je prends, dit-il à son frère, la première plume que je trouve et je m’en sers comme si elle était bonne ». Donc nul apprêt dans ces pages, et point de rôle non plus.

    Bien entendu dans ces lettres la politique tient la plus large place, mais il n’en parle pas comme au forum ou dans la Curie. Là il n’a plus affaire à des partis, mais à des hommes tout simplement. En outre, sans ces lettres, nous ne connaîtrions pas vraiment les derniers jours de la république à Rome, avec ses bouillonnements et ses remous qui soulevaient les bas-fonds de Rome, sans parler des passions furieuses de ceux qui avaient tout à gagner et des autres qui au contraire avaient tout à perdre.  C’est d’ailleurs ce qui explique que Cicéron lui-même ne paraisse pas dans l’attitude figée d’un Romain de marbre. Non, il a lui aussi ses indécisions, ses faiblesses, ses découragements parfois trop hâtifs, mais il réussit à conserver quand même cette étiquette d’honnête homme que personne n’a pu lui enlever. Il a pu commettre des fautes, des écarts de conduite, faire preuve de vanité, mais jamais de bassesse.

    Cicéron  n’a pas vu arriver César, pas plus qu’Octave, mais s’il s’est laissé aller à leurs avances c’est parce qu’il était persuadé qu’il pouvait les aider à servir la patrie, et à les conduire au but qu’il visa toujours, la modération et la paix. D’ailleurs, personne mieux que lui n’a commenté sa conduite : « La situation des affaires étant changée, comme la manière de penser des honnêtes gens, il n’est pas question de s’obstiner dans le même sentiment, mais de s’accommoder aux conjonctures. Remarquez que, dans le gouvernement de la république, on n’a pas loué les plus grands hommes de leur constance immuable à persister dans le même sentiment…Je me permets donc de dire et de penser ce qui me paraît le plus convenable à mes intérêts et à ceux de la république ». Cicéron n’était pas un héros, mais il tenait à rester honorable.

    Il avait aussi d’une certaine manière le sens de la famille, et on s’en aperçut notamment lorsqu’il fut contraint à l’exil par Clodius, d'autant que son cœur était navré de voir les intérêts de Rome aux mains d’un factieux. Mais à ce moment-là, il regrettait surtout de quitter sa maison et les êtres qu’il aimait. « Je ne souhaite plus, écrivait-il à sa femme Térentia, que de vous revoir bientôt et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous avez servis religieusement, ni les hommes à qui je me suis attaché, ne nous récompensent pas mieux ». Il n’oubliait pas non plus la douleur qu’il infligeait à ses enfants comme en témoigne ces deux phrases : « Que deviendra ma chère Tulliola (surnom de Tullia) ?...Et mon cher Cicéron (son fils) qu’en ferons-nous ?  L’amour paternel de Cicéron était aussi profond que tendre, et il fut le premier à souffrir des malheurs conjugaux de sa fille mariée à Pison, Crassipès, puis  Dolabella, ne trouvant chez aucun d’eux un mari digne d’elle, et qui mourut à peine âgée de trente ans (45 av.  J.C.).

    Rien ne put consoler le grand homme de cette mort, d’autant qu’il entretenait avec sa fille une relation fusionnelle. « Quand elle vivait, dit-il, la douceur que je trouvais dans ma fille me rendait plus supportable le chagrin que me causaient les affaires publiques ; aujourd’hui sous le poids de mes douleurs domestiques je n’en puis chercher le remède dans la république afin de trouver mon repos dans son bonheur ». Mais il aima aussi ses amis, comme sa famille, y compris des amis qui ne l’étaient pas vraiment comme Atticus, homme d’esprit indifférent à tous, sauf à Cicéron qu’il servit avec un dévouement infatigable jusqu’à sa mort, et avec qui Cicéron entretint une correspondance journalière. Cela n’empêcha  pas Atticus de le trahir peu après sa mort en pactisant avec Antoine, son assassin, et en divulguant  à Octave, le vainqueur d’Antoine et futur empereur, les lettres intimes que lui avait adressées Cicéron, afin de gagner son amitié.

    Autre particularité, Cicéron n’avait pas que des amis vivant de près ou de loin dans son monde, comme en témoigne son amitié envers Tiron, à la fois son secrétaire, son lecteur,  et le mentor de son fils Marcus, mais aussi un de ses esclaves. A ce propos on notera que si dans ses traités de philosophie Cicéron n’ose jamais protester contre l’esclavage, ce qui est une horreur de nos jours, en revanche il souhaite qu’on traite les esclaves avec douceur, ce qui était loin d’être une évidence à l’époque. Fermons la parenthèse pour noter que Tiron fut celui qui eut l’idée de recueillir les lettres de Cicéron et qu’il en fut le premier éditeur.

    Dans les Lettres nous découvrons aussi que,  malgré les nombreux chagrins de sa vie, Cicéron garda et aima toujours une certaine gaieté et appréciait les joyeux festins. « Je me plais à table, dit-il; je laisse échapper tout ce qui me vient à la bouche et je trouve de quoi rire dans les choses les plus sérieuses…Je suis un hôte qui ne mange pas énormément, mais qui aime beaucoup à rire ». Cette gaieté contraste, reconnaissons-le, avec l’image toujours grave que l’on se fait de Cicéron. De plus sa correspondance nous apprend qu’il a un goût certain pour la raillerie, y compris pour ses amis…et lui-même, se reconnaissant une emphase parfois insupportable dans ses discours. Ainsi il dit à Atticus, en lui racontant une séance au sénat : «Quand ce fut mon tour de parler, quelle carrière je me donnai ! Si jamais les périodes, les tournures, et les figures de rhétorique m’ont été de quelque secours, ce fut en cette occasion. Bref, vous connaissez notre musique, et vous avez pu l’entendre d’Athènes ».

    En résumé, la littérature romaine n’offre rien de comparable à cette correspondance.  Chez nous, les lettres de Madame de Sévigné pour la sensibilité et l’imagination, celles de Voltaire pour la variété, l’importance des questions qu’il traite, pour l’esprit dont elles pétillent, peuvent être rapprochées des lettres de Cicéron. Mais Cicéron a dans l’esprit infiniment plus de portée que l’aimable marquise, laquelle se contentait de traiter des aventures de société ou des anecdotes de cour.  Il eut aussi plus de cœur que Voltaire, car témoin comme lui de la chute d’une société, il sut trouver autre chose que de la rancœur et des sarcasmes pour parler de la ruine imminente du monde dans lequel il vivait.

    Michel Escatafal

  • La philosophie de Cicéron

    Aujourd’hui je vais aborder une partie importante de l’œuvre de Cicéron, la philosophie, même si sur ce plan il ne saurait être comparé à Platon. A ce propos, pas plus en politique qu’en philosophie, il ne faut demander à Cicéron le désintéressement des penseurs grecs dont il s’inspire ou qu’il traduit parfois. La philosophie ne fut finalement qu’un moyen agréable d’occuper son existence, plus particulièrement quand il fut obligé de prendre une retraite anticipée après la défaite de Pompée à Pharsale (6 juin 48 av. J.C.), et la mort de César (15 mars 44 av. J.C.). Bien sûr, il n’avait pas attendu cette époque de sa vie pour découvrir la philosophie, mais pour lui cette discipline avait toujours eu pour but de d’enrichir et d’élever son éloquence, donc  de s’en servir pour lui-même et, accessoirement, pour ses concitoyens.

    Les Tusculanes, écrites au cours de l’été  45 dans sa villa de Tusculum, furent comme un réconfort pour ceux qui, après avoir lutté pour la cause de la république, voyaient arriver la vieillesse et la mort avec le sentiment de l’inutilité de leurs efforts et de leurs espérances. Pour mémoire, nous rappellerons qu’à ce moment  César  était dictateur à vie, et avait donc conquis la totalité du pouvoir à son seul profit, ce qui explique en grande partie la pensée de Cicéron quand il écrivit les Tusculanes.  Et ce n’est évidemment pas la religion, avec ses multiples dieux, qui pouvaient apporter consolation aux hommes cultivés. Toutefois cela n’empêcha pas Cicéron de consacrer ce livre des Tusculanes, sinon à démontrer l’existence d’un dieu unique et l’immortalité de l’âme, du moins à essayer de persuader ses lecteurs que rien n’est plus noble et plus glorifiant que certaines croyances qui s’en rapprochent.

    En effet, appuyées sur elles, on peut aisément « supporter la douleur physique, subir le chagrin, vaincre les passions et trouver le suprême contentement dans la pratique de la vertu », qui sont les  grandes divisions du traité des Tusculanes. Et Cicéron ajoute que « notre âme étant une émanation de la divinité ne peut être comparée qu’à Dieu lui-même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence qui est la raison parfaite à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or si le bonheur de chaque espèce consiste dans le genre de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection ».  Sans s’en rendre compte, Cicéron se rapprochait une centaine d’années auparavant  d’idées qui allaient changer le monde romain, et le monde tout court, quelques siècles plus tard.

    Cependant, offrir un refuge de désespoir aux plus anciens n’était pas suffisant, car il fallait aussi donner des armes et des encouragements aux plus jeunes, c’est-à-dire à  ceux qui allaient prendre la relève pour essayer de garder les valeurs sur lesquelles s’était bâtie la grandeur de Rome. Et parmi ces jeunes,  il y avait le propre de fils de Cicéron, Marcus, qui étudiait à Athènes tout en menant  une vie agitée,  et pour lequel Cicéron écrivit et lui dédia  le traité des Devoirs (44 av. J.C.). Ce livre est considéré comme une sorte de testament civique laissé à son fils et aux jeunes générations, sur fond de doctrines stoïciennes, mais avec un tour qui lui est propre, s’adressant toujours à des Romains, ceux de son rang et de son époque.

    De ces leçons, il fut surtout retenu les préceptes généreux et pratiques que nous devons avoir vis-à-vis de la société, comme en témoigne cette phrase : « Dans la comparaison des devoirs, il faut mettre au premier rang ceux qui tendent au maintien de la société humaine ». Cela signifie que pour Cicéron il ne suffit pas de ne point nuire à nos semblables, de respecter leur propriété,  de tenir les engagements pris envers eux, parce qu’il faut aussi leur rendre service, éclairer leur intelligence, et les défendre contre l’injustice, précepte ô combien important à cette époque de violence et qu’il traduit ainsi : «  Celui qui ne fait pas tous ses efforts pour empêcher l’injustice est aussi coupable, selon moi, que s’il abandonnait sa patrie, ses parents ou ses amis en péril ». Et comme si tout cela n’était pas suffisant, Cicéron établit avec force que rien ne saurait être utile s’il n’est honnête en même temps.  Apparemment tant d’éloquence ne fut point perdue, puisque Marcus se battit à la bataille de Philippes (42 av. J.C.) où les troupes de Marc-Antoine et Octave écrasèrent celles de Brutus (l’assassin de César), puis suivit jusqu’à la fin la fortune de Sextus Pompée (assassiné en 35 av. J.C.) qui était censé défendre la cause de la liberté. Il faut aussi ajouter qu’il se rangea dans le camp d’Octave dans sa lutte avec Marc-Antoine, lequel avait été l’instigateur de la mort de son père.

    Michel Escatafal

  • Cicéron : l'avocat et l'orateur politique

    Même si l’antiquité en possédait bien davantage, cinquante-sept discours de  Cicéron sont parvenus jusqu’à nous, ce qui est largement suffisant pour nous faire une idée de la qualité de son œuvre oratoire, en précisant déjà que les Romains n’avaient pas la même appréciation que nous sur la qualité d’un plaidoyer. Chez nous, l’avocat est jugé uniquement sur la plaidoirie, alors que chez les Romains seul le succès comptait. Et c’est à ce niveau que l’habileté de Cicéron était supérieure, excellant à se jouer des difficultés, à intéresser les gens qui finissaient le plus souvent par se ranger à son avis.

    J’ai parlé dans l’article précédent du fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus qui veut le dépouiller de son héritage. Or ce dernier est l’âme damnée de Sylla qui tient les juges dans sa main, ce qui n’empêchera pas Cicéron d’obtenir gain de cause pour son client, en rendant quasiment le tribunal indépendant malgré lui, en parlant habilement des hautes préoccupations qui accablent le dictateur, et du soin qu’il met dans le bien public. Du grand art ! Il en fera preuve aussi quand il fera condamner le gouverneur de Sicile Verrès, pourtant à la fois très riche et très puissant, alors que Cicéron était encore jeune, et de surcroît appartenait au parti démocratique. En fait Cicéron a joué essentiellement sur le scandale que provoquerait un acquittement,  en affirmant tout haut une de ces phrases qui font mouche à chaque fois si elle sont placées au bon moment : « Si les immenses richesses de l’accusé triomphaient ici de la conscience et la vérité, on verrait du moins par ma conduite, que les juges ont rencontré un coupable et le coupable un accusateur » (Les Verrines).

    Compte tenu de sa renommée, Cicéron n’eut guère à plaider que des causes importantes, celles qui passionnaient le public.  Il est vrai que rien ne lui paraissait impossible, tellement il savait mettre de la souplesse et de la chaleur dans ses expositions, au demeurant toujours admirablement préparées. Mais il avait aussi l’art de grouper les évènements  les plus divers, les enchaîner, y mettre de l’unité, sachant donner à chaque fait la valeur qu’il lui plaît. Son plaidoyer pour Milon en est un exemple, même s’il fut loin d’être aussi brillant qu’il l’avait été à maintes autres reprises.

    Il est vrai que la tâche était difficile, car il fallait démontrer que ce même Milon n’était pas l’agresseur de son vieil ennemi Clodius, et qu’il n’a fait qu’user de son droit de légitime défense en le faisant tuer par ses esclaves. Il a simplement rappelé que Milon faisait, avec son escorte d’esclaves,  un voyage indispensable  à Lanuvium, dont la date était connue puisqu’il devait procéder à la nomination d’un flamine, alors que ce jour-là rien n’appelait Clodius hors de Rome. Cicéron mit beaucoup  de conviction à raconter par le détail la rencontre des deux escortes, mais cela ne fut pas suffisant pour obtenir l’acquittement, ce qui démontrait que Cicéron n’était qu’un homme, même si son habileté à manier les faits lui assurait presque systématiquement un empire sur les tribunaux et les auditoires.

    Cependant Cicéron n’était pas qu’un avocat habile, car il faut aussi lui reconnaître le respect de la vertu, l’attachement à la loi, la fidélité aux mœurs antiques, la vénération pour les liens sacrés de la famille, et bien sûr l’amour enthousiaste de la patrie et de sa culture. On a d’ailleurs reproché à Cicéron d’en avoir usé et abusé au détriment de l’argumentation, mais si l’orateur utilisait ces artifices, c’est parce qu’il savait ce que le tribunal et les gens voulaient généralement entendre. Et quoi de mieux que d’affirmer avec force, que c’est l’alliance des  vertus naturelles et de la culture littéraire qui a donné à Rome ses citoyens les plus accomplis, « un Lélius, un Furius, un Scipion l’Africain ».

    En outre il savait mieux que quiconque manier les bons mots dans ses plaidoiries, avec un penchant marqué à la raillerie, n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, ce qui lui permettait de mettre les rieurs de son côté, sans que cela ne l’empêche de produire de l’émotion et de remuer les âmes. Il  en fit une superbe démonstration pour demander l’acquittement de Célius, injustement accusé de l’empoisonnement de sa maîtresse, la peu recommandable Clodia. Elle l’était tellement peu que Cicéron en joua tout au long du procès et fit beaucoup rire à ses dépens, ce qui in fine fit acquitter le prétendu empoisonneur.

    Toutes ces qualités, soutenues par un style ô combien abondant, harmonieux, d’une remarquable fluidité, font de Cicéron le plus grand avocat qui ait paru à Rome, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette éloquence fût sans défauts. A force de vouloir donner aux faits la couleur qu’il lui plaît, il les dénature. En outre il a parfois du mal à faire croire à son émotion. Enfin, on lui a surtout reproché un apprêt trop continu qui amène la monotonie.  Tous ces défauts ressortent plus particulièrement dans ses discours politiques, où on voit trop l’orateur au détriment de l’homme d’Etat, ce qui est quand même un reproche à lui faire très relatif, comme il l’a prouvé dans son discours tout en inspiration contre Catilina, dans lequel il fit passer un souffle puissant et une passion qui éclairait à sa flamme la raison politique. C’est sans doute dans ce discours que Cicéron fut le plus grand, puisque tout apprêt avait disparu, laissant la place à l’improvisation d’où ressortait avant tout un ardent patriotisme.

    Michel Escatafal

     

  • La Bruyère : un précurseur des Lumières et de la Révolution

    la bruyere.jpgJean de la Bruyère, né à Paris en août 1645 d’une famille bourgeoise de province, mort à Versailles en mai 1696, eut une vie très discrète sur laquelle nous n’avons que peu de renseignements. Tout au plus nous savons qu’il fit des études de droit à Orléans, et qu’il devint avocat au Parlement de Paris, sans que nous n’ayons trouvé nulle trace d’une quelconque plaidoirie. Ensuite  il entra en 1684, sur la recommandation de Bossuet, dans la maison du grand Condé comme précepteur de son petit-fils.  En 1688, il publia une médiocre traduction d’un recueil assez piquant, quoique dépourvu d’élévation morale, les Caractères du philosophe grec Théophraste (372-288 av. J.C.), le plus célèbre des disciples d’Aristote. Et cela lui donna l’idée d’écrire  une suite d’observations et de portraits originaux,  intitulés les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

    Publié sans nom d’auteur (1688), ce petit ouvrage eut un succès considérable, et La Bruyère en donna encore, jusqu’à sa mort, sept autres éditions de plus en plus augmentées. Ce succès fut dû sans doute pour une grande part à la curiosité du public, lequel s’efforçait  de remplacer par des noms réels et contemporains, les noms grecs et de fantaisie par lesquels le moraliste désigne ceux dont il dépeint le caractère, malgré ses dénégations souvent peu convaincantes. Cela dit, la postérité parlera pour le livre de La Bruyère, et y reconnaîtra, à défaut d’analyses profondes, la justesse et la finesse d’observations et de peintures qui resteront éternellement vraies. En outre, les meilleurs juges n’ont pas manqué d’admirer la variété d’un style qui abonde en mouvements dramatiques et en traits ingénieux.

    La Bruyère n’a laissé, avec les Caractères, que des Dialogues sur le quiétisme sans intérêt (qu’il n’aura pas eu le temps d’achever), et un beau Discours de réception à l’Académie française (1693) précédé d’une importante préface.  A noter qu’il n’avait pas été élu lors d’une précédente élection en 1691, victime de la guerre entre les « Anciens », dont il était proche, et les « Modernes » emmenés par Perrault, Fontenelle et Thomas Corneille. Dans cette préface, il y a un passage sur ceux qui l’accusaient d’avoir fait des portraits dans ses Caractères. Il y affirme notamment : « Je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province ».  Pour La Bruyère, il  existe donc des hommes (qu’il aurait pu peindre) dont les travers ou les vices sont si révoltants, ou si nombreux, qu’à peine le public eût-il cru à la vérité de la peinture.

    Dans les Caractères, il y a un portrait de femme que, personnellement,  je trouve remarquablement bien fait. En parlant de cette belle personne il disait : « C’est comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite ». Plus loin il ajoute : «  Elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit : vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien, et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru ». Mais qui était cette sublime personne ? C’était Catherine Turgot, qui épousa en premières noces Gilles d’Aligre, seigneur de Boislandry, conseiller au Parlement, et en secondes Monsieur de Chevilly, capitaine aux gardes.  La Bruyère fit son portrait sous le nom d’Artenice qui est l ‘anagramme de Catherine.

    Enfin, toujours dans les Caractères, la Bruyère évoque la justice sous une forme satirique que l’on retrouve chez d’autres grands écrivains de son siècle, Molière (Misanthrope, Fourberies de Scapin), La Fontaine (l’Huître et les Plaideurs), Boileau (Epître II). Il n’hésite pas non plus à aborder le problème de la torture, appelée dans son texte « la question ». Il écrit notamment à son propos : « la question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste ». Rappelons que « la question préparatoire », qu’on appliquait à l’accusé pour lui arracher l’aveu de son crime, ne fut abolie qu’en 1780, alors que « la question préalable », qu’on lui faisait subir après sa condamnation pour obtenir la révélation de ses complices, ne le fut qu’en 1789. Ce petit rappel historique n’est pas sans importance, si l’on considère La Bruyère comme un précurseur des Lumières et de la Révolution. Il fut en effet parmi les premiers à s’apitoyer sur le sort du peuple, qui s’échinait à travailler pour maintenir le niveau de vie d’une noblesse qui n’en avait que le nom, et pour laquelle il n’a jamais caché son mépris.

    Michel Escatafal

  • Bossuet : un prosateur et orateur de génie au service de l’Eglise

    bossuet.jpgNé en 1927 à Dijon, entré dans les ordres en 1648, Jacques-Benigne Bossuet  prononça à Paris, Metz et Dijon, entre 1648 et 1659, une suite de sermons à travers laquelle on peut étudier le développement de son génie oratoire. En 1659 il se fixe définitivement à Paris, et se fait de plus en plus connaître et admirer en prêchant le carême de 1660 aux Minimes, celui de 1661 aux Carmélites, celui de 1662 au Louvre, devant le roi. En 1669, il est nommé évêque de Condom et prononce l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre. L’année suivante, il prononce celle de la duchesse d’Orléans. De 1670 à 1679 il remplit les fonctions de précepteur du Dauphin, et compose pour son royal élève, entre autres ouvrages, le Traité de la connaissance de Dieu  et de soi-même, la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, le Discours sur l’histoire universelle.

    En 1681, il est nommé évêque de Meaux, donne en 1682 les Méditations sur l’Evangile et les Elévations sur les mystères, et, de 1681 à 1687, prononce ses quatre dernières oraisons funèbres. En 1688, il publie l’œuvre la plus majestueuse que la controverse religieuse, appuyée sur la connaissance de l’histoire, ait jamais produite, l’Histoire des variations des églises protestantes. Ensuite il se retrouve tout entier pour lutter avec une incroyable ardeur contre les doctrines de Fénelon sur le quiétisme (1694-1699).

    Bossuet  meurt quelques années après, en 1704, après avoir présidé l’assemblée du clergé de 1700, et soutenu une dernière fois « la tradition et les Saints- Pères » contre l’oratorien Richard Simon (1638-1712), le savant et illustre fondateur de l’exégèse moderne, sans avoir négligé un instant  la bonne administration de son diocèse et la direction des âmes qui lui étaient confiées.  Bossuet, que La Bruyère saluait de son vivant du nom de « Père de l’Eglise », a été en effet, au dix-septième siècle, non seulement le plus glorieux représentant, mais aussi la personnification même de l’Eglise de France, dont il a établi et défendu contre toutes les attaques la discipline et la doctrine.

    Il faut ajouter que, ramenant toute chose aux principes d’une foi inébranlable, cet « homme de toutes les sciences et de tous les talents », pour parler comme Massillon (1663-1742), n’est resté étranger à aucune des questions qui pouvaient préoccuper un homme de son temps, et qu’on a pu l’admirer justement comme philosophe, historien, ou controversiste. Cela étant comme écrivain et comme orateur, il  soutient la comparaison avec les plus grands, y compris Démosthène (384-322 av. J.C.) ou Cicéron (106-43 av. J.C.). Et parmi nos prosateurs, il figure au côté de Voltaire, encore qu’ils soient séparés par de si profondes différences qu’aucune comparaison entre eux ne doit être esquissée, comme ceux qui peuvent le mieux donner l’idée du génie et des ressources de notre langue classique.

    Pour ma part je lui reprocherais la vigueur de ses attaques, dans les Maximes et réflexions sur la comédie, contre Molière d’abord, mais aussi Quinault, Lulli, Corneille et Racine, même si cette sévérité exagérée s’explique par la vigueur de sa foi et l’austérité de ses principes, en notant toutefois que Bossuet lui-même reconnaît que l’Eglise ne proscrit pas expressément les spectacles.  Cette foi si vive, il l’exprimera aussi tout particulièrement dans les Elévations à Dieu sur tous les mystères de la religion chrétienne,  où il développera sous une forme originale et avec un mouvement, une ardeur qui n’appartiennent qu’à lui, la célèbre preuve de l’existence de Dieu connue sous le nom de « preuve de Saint-Anselme », et, depuis Kant qui s’est attaché à la réfuter, sous celui de « preuve ontologique », qui peut s’énoncer ainsi : «  L’essence de l’être parfait implique son existence ».

    Michel Escatafal