Les lettres de Cicéron sont le dernier chapitre que je voulais lui consacrer, même si ce n’est pas la partie la plus connue de son œuvre. En tout cas ce n’est pas la moins intéressante, car c’est par ces Lettres que nous pouvons le mieux appréhender ce que fut la société de son temps, et ce qu’il fut lui-même. En outre elles ont le mérite de la spontanéité, puisqu’à part quelques unes ayant un caractère purement politique (Lettres à Pompée, à César, à son frère Quintus sur le gouvernement des provinces), elles ont été écrites au fil de l’eau, sans se préoccuper de l’effet qu’elles feraient au public, auquel de toute façon elles n’étaient pas destinées. « Je prends, dit-il à son frère, la première plume que je trouve et je m’en sers comme si elle était bonne ». Donc nul apprêt dans ces pages, et point de rôle non plus.
Bien entendu dans ces lettres la politique tient la plus large place, mais il n’en parle pas comme au forum ou dans la Curie. Là il n’a plus affaire à des partis, mais à des hommes tout simplement. En outre, sans ces lettres, nous ne connaîtrions pas vraiment les derniers jours de la république à Rome, avec ses bouillonnements et ses remous qui soulevaient les bas-fonds de Rome, sans parler des passions furieuses de ceux qui avaient tout à gagner et des autres qui au contraire avaient tout à perdre. C’est d’ailleurs ce qui explique que Cicéron lui-même ne paraisse pas dans l’attitude figée d’un Romain de marbre. Non, il a lui aussi ses indécisions, ses faiblesses, ses découragements parfois trop hâtifs, mais il réussit à conserver quand même cette étiquette d’honnête homme que personne n’a pu lui enlever. Il a pu commettre des fautes, des écarts de conduite, faire preuve de vanité, mais jamais de bassesse.
Cicéron n’a pas vu arriver César, pas plus qu’Octave, mais s’il s’est laissé aller à leurs avances c’est parce qu’il était persuadé qu’il pouvait les aider à servir la patrie, et à les conduire au but qu’il visa toujours, la modération et la paix. D’ailleurs, personne mieux que lui n’a commenté sa conduite : « La situation des affaires étant changée, comme la manière de penser des honnêtes gens, il n’est pas question de s’obstiner dans le même sentiment, mais de s’accommoder aux conjonctures. Remarquez que, dans le gouvernement de la république, on n’a pas loué les plus grands hommes de leur constance immuable à persister dans le même sentiment…Je me permets donc de dire et de penser ce qui me paraît le plus convenable à mes intérêts et à ceux de la république ». Cicéron n’était pas un héros, mais il tenait à rester honorable.
Il avait aussi d’une certaine manière le sens de la famille, et on s’en aperçut notamment lorsqu’il fut contraint à l’exil par Clodius, d'autant que son cœur était navré de voir les intérêts de Rome aux mains d’un factieux. Mais à ce moment-là, il regrettait surtout de quitter sa maison et les êtres qu’il aimait. « Je ne souhaite plus, écrivait-il à sa femme Térentia, que de vous revoir bientôt et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous avez servis religieusement, ni les hommes à qui je me suis attaché, ne nous récompensent pas mieux ». Il n’oubliait pas non plus la douleur qu’il infligeait à ses enfants comme en témoigne ces deux phrases : « Que deviendra ma chère Tulliola (surnom de Tullia) ?...Et mon cher Cicéron (son fils) qu’en ferons-nous ? L’amour paternel de Cicéron était aussi profond que tendre, et il fut le premier à souffrir des malheurs conjugaux de sa fille mariée à Pison, Crassipès, puis Dolabella, ne trouvant chez aucun d’eux un mari digne d’elle, et qui mourut à peine âgée de trente ans (45 av. J.C.).
Rien ne put consoler le grand homme de cette mort, d’autant qu’il entretenait avec sa fille une relation fusionnelle. « Quand elle vivait, dit-il, la douceur que je trouvais dans ma fille me rendait plus supportable le chagrin que me causaient les affaires publiques ; aujourd’hui sous le poids de mes douleurs domestiques je n’en puis chercher le remède dans la république afin de trouver mon repos dans son bonheur ». Mais il aima aussi ses amis, comme sa famille, y compris des amis qui ne l’étaient pas vraiment comme Atticus, homme d’esprit indifférent à tous, sauf à Cicéron qu’il servit avec un dévouement infatigable jusqu’à sa mort, et avec qui Cicéron entretint une correspondance journalière. Cela n’empêcha pas Atticus de le trahir peu après sa mort en pactisant avec Antoine, son assassin, et en divulguant à Octave, le vainqueur d’Antoine et futur empereur, les lettres intimes que lui avait adressées Cicéron, afin de gagner son amitié.
Autre particularité, Cicéron n’avait pas que des amis vivant de près ou de loin dans son monde, comme en témoigne son amitié envers Tiron, à la fois son secrétaire, son lecteur, et le mentor de son fils Marcus, mais aussi un de ses esclaves. A ce propos on notera que si dans ses traités de philosophie Cicéron n’ose jamais protester contre l’esclavage, ce qui est une horreur de nos jours, en revanche il souhaite qu’on traite les esclaves avec douceur, ce qui était loin d’être une évidence à l’époque. Fermons la parenthèse pour noter que Tiron fut celui qui eut l’idée de recueillir les lettres de Cicéron et qu’il en fut le premier éditeur.
Dans les Lettres nous découvrons aussi que, malgré les nombreux chagrins de sa vie, Cicéron garda et aima toujours une certaine gaieté et appréciait les joyeux festins. « Je me plais à table, dit-il; je laisse échapper tout ce qui me vient à la bouche et je trouve de quoi rire dans les choses les plus sérieuses…Je suis un hôte qui ne mange pas énormément, mais qui aime beaucoup à rire ». Cette gaieté contraste, reconnaissons-le, avec l’image toujours grave que l’on se fait de Cicéron. De plus sa correspondance nous apprend qu’il a un goût certain pour la raillerie, y compris pour ses amis…et lui-même, se reconnaissant une emphase parfois insupportable dans ses discours. Ainsi il dit à Atticus, en lui racontant une séance au sénat : «Quand ce fut mon tour de parler, quelle carrière je me donnai ! Si jamais les périodes, les tournures, et les figures de rhétorique m’ont été de quelque secours, ce fut en cette occasion. Bref, vous connaissez notre musique, et vous avez pu l’entendre d’Athènes ».
En résumé, la littérature romaine n’offre rien de comparable à cette correspondance. Chez nous, les lettres de Madame de Sévigné pour la sensibilité et l’imagination, celles de Voltaire pour la variété, l’importance des questions qu’il traite, pour l’esprit dont elles pétillent, peuvent être rapprochées des lettres de Cicéron. Mais Cicéron a dans l’esprit infiniment plus de portée que l’aimable marquise, laquelle se contentait de traiter des aventures de société ou des anecdotes de cour. Il eut aussi plus de cœur que Voltaire, car témoin comme lui de la chute d’une société, il sut trouver autre chose que de la rancœur et des sarcasmes pour parler de la ruine imminente du monde dans lequel il vivait.
Michel Escatafal