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littérature romaine - Page 7

  • L’œuvre de Virgile

    littérature,histoire de la littératureAvant d’écrire les Bucoliques, il est vraisemblable que Virgile avait déjà fait ses armes dans des petites pièces que l’on met parfois dans le recueil de ses œuvres, comme la Cabaretière, l’Aigrette, sans parler des vers qu’il avait écrits dans sa prime jeunesse. Si je dis cela, c’est parce que dans les Bucoliques,  rédigées en hexamètres dactyliques (Virgile fut le premier auteur latin à adopter cette forme poétique), la langue et la versification sont déjà pleines de sûreté, même si son génie ne ressort pas aussi nettement que dans l’Enéide. Le recueil des Bucoliques (poème sur les bouviers) ou des Eglogues se compose de dix morceaux d’inspiration très diverse, mais dont le sujet se déroule toujours dans un cadre emprunté à la vie pastorale. Entre les plus remarquables, sont la première et la neuvième églogue où, sous les noms supposés de Mélibée et de Tityre (première), de Ménalque, Lycidas et Méris (neuvième), Virgile rapporte ses angoisses et les bienfaits d’Octave, quand les vétérans ont envahi son domaine. La quatrième, assez mystérieuse, où le poète annonce la naissance d’un enfant qui doit donner la paix au monde, a fort intrigué et intriguera encore les commentateurs, surtout en raison de l’époque où elle fut écrite. La cinquième chante l’apothéose de Daphnis, l’Orphée de la poésie pastorale qui, par une allégorie un peu forcée, se trouve ici  désigner  Jules César. Dans la sixième, Silène chargé de liens par la jeune Eglé et les bergers Chromis et Mnasyle, est sommé de chanter, s’il veut recouvrer sa liberté, et il s’exécute en exposant en fort beaux verts une sorte de genèse épicurienne. La huitième dans sa partie la plus belle, nous fait assister aux cérémonies magiques, par lesquelles une bergère espère ramener un berger volage. Dans la dixième enfin, Virgile cherche à consoler Gallus, trahi par Lycoris qu’il aimait.

    Les Georgiques (du grec "georgos": le paysan),  poèmes sur les travaux de la terre, divisées en quatre chants, sont composées sur un plan très simple et où l’intérêt est habituellement gradué. Le premier chant traite du labourage, et il dit comment le laboureur doit étudier la nature du sol, celle du climat, quels sont les instruments dont il se servira, à quelles époques il convient de faire certains travaux, comment on doit observer l’état du ciel pour prévenir les accidents causés par le vent, la pluie, etc.  Au chant deux, le cultivateur apprend les soins qu’il faut donner aux arbres et aux plantes utiles à l’homme, l’olivier surtout et la vigne. Le chant trois est un véritable traité sur l’élevage des bestiaux et l’art vétérinaire. Ce qui regarde les bœufs, les chevaux et les chiens, y tient la plus large place. Au chant quatre, enfin, sont décrits les travaux, les combats, les maladies des abeilles. On croirait lire un livre d’agriculture pour les jeunes préparant un brevet agricole !

    D’ailleurs nombreux furent ce qui pensaient que Virgile avait étudié les traités d’agronomie composés par les Grecs et les Romains, notamment Xénophon, Varron, Caton, et Magon le Carthaginois, mais en réalité Virgile parle des choses de la terre, non comme un savant, mais tout simplement comme un paysan. Plus encore que l’exactitude des descriptions et la sûreté des enseignements, c’est ce sentiment profond de la nature qui a inspiré à Virgile des vers que tous les commentateurs jugeront immortels, au point qu’ils diront que nul poète n’a chanté avec plus de sincérité et de plénitude de cœur l’existence de l’homme des champs, qui vit proche de la nature, et qui serait heureux entre tous, « s’il pouvait connaître son bonheur ». En fait Virgile voulait inspirer de la sympathie pour les hommes, aussi rares à l’époque que de nos jours, qui restaient fidèles à la terre, loin de cette fièvre de luxe et de plaisir dont ses contemporains étaient déjà dévorés. Enfin c’était aussi une manière d’honorer un passé qui lui donnait à la fois de la fierté et des regrets : « Salut, terre de Saturne, Italie, mère des moissons, mère des héros, c’est pour toi que je chante l’art du labour, et sa gloire antique » !

    Restait maintenant, après avoir chanté la mère des moissons, à chanter la mère des héros. Et c’est ainsi que Virgile, à peine achevées les Georgiques, commença à travailler à l’Enéide. L’entreprise était hardie, car jusque là les tentatives épiques n’avaient pas été heureuses à Rome, Névius et Ennius s’y étant essayé sans réel succès. Certains même s’imaginaient que l’épopée ne pouvait pas convenir à une civilisation aussi avancée que le siècle d’Auguste. Et pourtant personne aujourd’hui n’oserait dire qu’il ne faut voir dans l’Enéide que la glorification d’Auguste et de la famille Julia, car c’est un monument élevé à la gloire de Rome, ce qui est très différent. A ce propos Virgile avait un sentiment très vif de la grandeur de Rome qu’il appelait « la plus belle des choses », ce qui ne l’empêchait pas de rattacher la Rome moderne à l’Italie antique, comme si cette Rome devait constamment se rappeler d’où elle venait. A travers les aventures d’Enée après la ruine de Troie, les combats qu’il dut livrer avant d’avoir la chance de pouvoir s’établir en Italie, qui forment la matière de l’Enéide, Virgile a surtout voulu que le peuple romain se souvienne de son berceau et garde une tradition nationale.

    Les représentants des vieilles familles trouvaient dans l’Enéide leurs pères aux côtés d’Enée : Mnesthée est l’aïeul des Memmius, Sergeste celui des Sergius, Gyas des Géganius, Cloanthe des Cluentius etc. Le peuple aussi voyait revivre ses obscurs ancêtres dans ces laboureurs, bergers et bûcherons, que Tyrrhée, l’intendant de Latinus, soulève contre l’envahisseur troyen. Tous accourent, « les uns armés de bâtons durcis au feu, les autres de lourdes et noueuses massues ». La terre même, qui avait nourri les générations du passé et bu le sang de tant de héros, était décrite avec amour et illustrée par de belles légendes. Mais l’Enéide n’est pas qu’une œuvre patriotique, tout le monde reconnaissant ses mérites littéraires. Certes on a pu reprocher à Virgile de manquer d’invention, comme dans les six premiers livres où le poète ne fait qu’accommoder à la légende de son héros les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée, et les six derniers chants sont un faible pastiche des combats de l’Iliade.  En outre les caractères manquent de relief, de vigueur et de vie. En un mot, Virgile a peu créé.

    Macrobe, écrivain et philosophe des quatrième et cinquième siècles, soulignait les multiples emprunts de Virgile faits non seulement à Homère, mais aussi aux poètes cycliques, à Appolonius de Rhodes, à Sophocle, à Euripide et même aux Latins, à Ennius et plus encore à Nervius, sans toutefois que ces emprunts ne soient blâmés par les anciens. Au contraire, ces derniers admiraient l’habileté avec laquelle Virgile avait su fondre tant d’imitations et leur donner une couleur propre. En outre, si les érudits peuvent reconnaître ces emprunts, le lecteur ordinaire éprouvera en lisant l’Enéide une véritable unité d’impression. De plus Virgile a renouvelé nombre de passages qu’il a imités, par exemple dans le sixième livre où Enée descend aux enfers, comme Ulysse dans l’Odyssée, mais avec une inspiration très différente. Dans Virgile, il y a toujours un effort ardent pour montrer aux hommes un idéal de moralité et de justice réalisé dans une autre vie, alors que dans Homère ce sont des croyances grossières sur l’état de l’âme après mort, l’idée morale de châtiments et de récompense apparaissant à peine.

    En ce qui concerne les caractères, Virgile a voulu peindre avant tout avec Enée le fondateur d’un empire, prêtre et roi bien plus que guerrier, même si parfois il se laisse aller à prêter à Enée des attitudes et des paroles qui ne peuvent convenir qu’aux héros fougueux des poèmes homériques, notamment quand Enée dit au jeune Lausus qui, avec son père Mézence, combattait contre les Troyens, et qu’il vient de frapper : « Tu tombes sous les coups du grand Enée ». Cela dit, on retrouve généralement dans la figure d’Enée les traits du Romain idéal, avec une piété grave et formaliste, des vertus solides à l’abri des entraînements de la passion, la bravoure mesurée, bref un héros qui pleure sur les malheurs des mortels, et donc qui n’est pas sans humanité, à une époque où ce mot n’avait pas la valeur qu’il devrait avoir.

    Les personnages de second plan, sur lesquels se projette moins la grande ombre de Rome, ont une empreinte plus nette. Les jeunes gens, par exemple, ont toutes les grâces de leur âge, ce qui ne les empêche pas d’être aussi des héros. J’ai déjà évoqué Lausus, mais il y aussi Pallas, Nisus et Euryale, ces deux derniers voulant percer les lignes rutules pour avertir Enée que son camp est investi. Cet héroïsme va leur coûter la vie, mais va offrir à Virgile l’occasion de nous livrer son émotion à travers des mots pleins de pitié qu’il ne peut retenir. On a même parfois l’impression qu’il vient de vivre ce qu’il nous décrit, tellement tout cela est bouleversant. Comme disait Sainte-Beuve, les deux figures de ces deux jeunes gens représentent « le délice des âmes pures ».

    Virgile excelle aussi dans la peinture des femmes. Il y a de tout dans ces héroïnes, des mères emportées jusqu’à la folie par leur tendresse, comme Amata, touchantes de désespoir comme la mère d’Euryale, des amantes passionnées comme Didon, des jeunes filles chastes, timides et résignées comme Lavinie, ou gracieuses dans leur attitude héroïque comme Camille, sans oublier la plus virgilienne des figures, Andromaque, à la fois veuve d’Hector et mère d’Astyanax, mais qui est surtout remarquable par le fait qu’avec elle « l’amour est plus fort que la mort ». Certains diront que Virgile a fait de cette femme « le type des affections impérissables ».

    La supériorité du style de Virgile se caractérise d’abord par ce mélange de piété et d’indépendance avec lequel le poète latin imite et renouvelle les beautés d’expression des poètes grecs. On peut faire ressortir l’élégance soutenue qui donne à son langage la convenance, l’unité de ton et de couleur. Il y a surtout un grand respect de la langue, avec le souci de l’enrichir par des emprunts discrets. Il y a aussi une grande sobriété dans le choix des détails, mais aussi une variété sans désordre. Les qualificatifs manquent pour bien analyser la qualité de l’écriture de Virgile, ce qui fait penser à la phrase de Vauvenargues jugeant Racine : « Personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur », une douceur qui se goûte comme quelque chose d’indéfinissable et de mystérieux.

    Michel Escatafal

  • La vie de Virgile

    littérature romaine,poésieVirgile fut-il le fils d’un artisan ou d’un laboureur ? Personne ne le sait. En revanche on est certain qu’il naquit dans un village, à Andes (aujourd'hui Pietole) près de Mantoue, en 70 avant notre ère, et qu’il passa sa première enfance aux champs. Dans le tableau qu’il trace lui-même du petit domaine paternel, « cet humble coin, entouré d’un côté par des roches mises à nu par les pluies, de l’autre par un marécage où poussent les joncs, la haie en fleurs, le Mincio aux détours sinueux, les abeilles qui bourdonnent dans la ruche et les tourterelles qui roucoulent au colombier », dans tout cela, on retrouve l’empreinte de ces souvenirs d’enfance, toujours si frais et si présents aux âmes poétiques. La famille de Virgile avait sûrement quelque aisance, et l’enfant dut beaucoup promettre, car on lui fit faire des études très complètes. Vers sa septième année il vint à Crémone, puis il se rendit à Naples, Milan et enfin Rome.

    Depuis les bancs de l’école il garda au cœur l’amour de la terre, mais le futur poète s’éprit de goût pour les sciences naturelles, la médecine et la physique. En fait, à sa façon, il préparait déjà les matériaux pour ses Géorgiques. Il eut alors des maîtres qu’il aima et qui l’aimèrent, l’épicurien Siron, le grammairien-poète Parthénius. La grande poésie de Lucrèce, plus sans doute que les enseignements de Siron, semble un moment l’avoir attiré vers l’épicurisme. Toutefois  Virgile ne s’est en réalité attaché à aucun système philosophique et, assez tôt désabusé des orgueilleuses spéculations, il en vint, sinon à croire aux anciennes divinités, du moins à respecter leur culte.

    De retour à Mantoue dans ce milieu qui lui était cher, tout plein de la lecture des poètes favoris, il composa vers sa vingt-cinquième année des vers qui se répandirent dans la province, et attirèrent sur lui l’attention du gouverneur, Assinius Pollion (76 av. J.C.-4 de notre ère). La grande affaire pour les poètes latins avait toujours été d’introduire dans leur patrie un genre nouveau de poésie grecque : nul n’avait touché jusque-là à cette poésie pastorale, dont Théocrite avait révélé la surprenante fraîcheur aux Alexandrins raffinés. Pollion aurait indiqué cette source à Virgile, il faut parler au conditionnel, mais ce qui est certain, c’est que le poète avait écrit trois églogues et que sa réputation était allée jusqu’à Rome, lorsqu’après la bataille de Philippes (42 av. J.C.) les triumvirs distribuèrent des terres aux vétérans vainqueurs des meurtriers de César (Brutus et Cassius).

    Crémone avait été du parti de Brutus : les habitants de son territoire durent quitter leurs biens, mais les soldats, mécontents de leurs lots, envahirent les terres des Mantouans, et Virgile et son père furent chassés de leur domaine par un centurion. A peine la protection de Pollion avait-elle fait obtenir au poète la restitution de son patrimoine, que la guerre de Pérouse éclata (41 à 40 av. J.C.). Pollion compromis dans le parti d’Antoine, devint impuissant à défendre son protégé, et encore une fois Virgile fut obligé de s’enfuir de sa maison, allant chercher asile chez Siron, son ancien maître.

    Cela dit, une fois refermée l’ère des guerres civiles par Octave, la renommée de Virgile n’en finissait plus de grandir. Il s’était lié avec Alfénus Varus, qui l’avait fait admettre dans l’intimité de Mécène. Ses Bucoliques achevées, il quitta donc son pays que lui avaient gâté tant de scènes de violence, et vint à Rome où l’attiraient des amis, des patrons puissants, et plus que tout son goût pour l’étude, laquelle lui prenait une grande partie de son temps. Malgré ce savoir nouveau et de plus en plus complet, il allait avoir quelque mal à s’imposer, lui le rustique mal habillé et à la conversation plutôt embarrassée comme le dépeint Horace,  dans les sociétés raffinées et délicates de la grande ville. Cela ne l’empêcha point d’écrire les Georgiques sur une suggestion de Mécène, une grande œuvre sur laquelle il travailla sept années, et qui allait le mettre en possession de la gloire.

    Ce fut sans doute le motif pour lequel Auguste, averti par l’admiration populaire qui entourait Virgile, ému aussi sans doute par l’inspiration profondément religieuse et patriotique des Georgiques, lui demanda d’écrire une épopée qui glorifierait les destinées du peuple romain et de la famille des Julia. Cette œuvre allait s’appeler l’Enéide, et il lui donna dix ans de sa vie, y travaillant dans sa maison du Pausilippe (près de Naples), où il pouvait échapper beaucoup plus facilement qu’à Rome à l’enthousiasme de la foule, une foule qui attendait avec une grande impatience chaque nouveau passage de l’épopée. L’empereur lui-même n’était pas le moins attentif au suivi de l’oeuvre, voulant toujours être le premier à en voir les parties achevées. Octavie elle-même (sœur d’Octave Auguste) s’était évanouie quand Virgile avait lu devant elle les vers si pathétiques sur la mort de son fils Marcellus (Enéide chantVI).

    Virgile cependant, totalement épris de son œuvre, lui sacrifia tout y compris son repos et in fine sa santé. Il voulut aller voir « les lieux où fut Troie » et partit pour l’Orient, après avoir été salué par le poétique adieu de son ami Horace (Odes). A Athènes il trouva Auguste, qui insista pour le ramener en Italie. Hélas, en visitant Mégare, Virgile fut pris de fièvre et le voyage en mer ne fit qu’augmenter sa fatigue, et à peine arrivé à Brindes, il y mourut (19 av. J.C.). Son Enéide, pour laquelle il mit tant de soins, restait inachevée. Son dernier vœu fut qu’on brulât cette œuvre qu’il jugeait imparfaite. Heureusement, sur le désir exprimé par Auguste, les exécuteurs testamentaires, Varius et Tucca, violèrent pieusement ce vœu d’un mourant, et le poème parut, après la mort de Virgile, et avec seulement quelques très légers remaniements. Ouf, rien que pour cela Octave méritait bien de s’appeler  Auguste !

    Michel Escatafal

  • La littérature au siècle d’Auguste

    littérature,histoire,romeLa littérature au siècle d’Auguste représente le moment où elle atteint sa maturité, grâce à un ensemble de circonstances favorables qui permit aux écrivains de profiter pleinement du long travail de préparation qui s’était accompli aux époques antérieures. Cela me fait un peu penser à ce qui s’est passé en France au dix-septième siècle, époque ô combien dorée dans l’histoire de la littérature de notre pays.

    Après les dernières années de la République à Rome, pendant lesquelles l’activité politique avait été tendue à l’extrême, le calme était devenu une nécessité, comme à la fin de chaque période où règnent le  conflit violent des idées, des intérêts et des passions. Les révolutions, en effet, sont pareilles aux flots qui ne fécondent le sol que lorsqu’ils s’en sont retirés. Ainsi, à ce moment de l’histoire romaine, la littérature s’est surtout attachée à ce qu’il y avait de plus général, étudiant l’homme dans ce qu’il a de permanent, ses créations acquérant le caractère d’intérêt éternel, qui est la marque des œuvres classiques.

    C’est d’ailleurs dans ce contexte que les Romains, ayant avant tout besoin de calme, ont souhaité et accepté  volontiers un pouvoir fort leur garantissant le repos, pour peu que celui-ci soit relativement modéré, ce qui n’était  pas nécessairement antinomique à cette époque. C’est ce que comprit Auguste qui,  bien qu’exerçant un pouvoir absolu, l’exerça avec une certaine mesure, au moins pendant les premières années de son long règne (27 av. J. C. à  14). Et cette modération s’étendit des choses du gouvernement à celles de l’esprit, avec des écrivains qui, se trouvant indépendants, mirent dans toutes leurs conceptions un heureux et harmonieux équilibre.

    Auguste eut même l’habileté de laisser au peuple romain l’illusion que la perte de sa souveraineté ne coûtait rien à son orgueil.  Il sut conserver les formes républicaines, allant même jusqu’à laisser croire que l’empire naissant était le vrai restaurateur de la république. Dans ce cadre, il marqua nettement son désir de respecter les traditions du passé, rendant sans cesse hommage au génie et aux vertus de la civilisation romaine. Cela ne l’empêcha pas de rendre plus visible la grandeur de Rome, maîtresse de l’univers connu à l’époque, par la construction de superbes édifices, comme le théâtre de Marcellus, le Panthéon d’Agrippa, le temple d’Apollon Palatin, sans parler de l’ouverture de magnifiques promenades qui donnaient à la ville un aspect digne de la capitale du monde.

    Dans un tel cadre, l’inspiration patriotique ne manquait pas aux grands artistes, ces derniers célébrant le passé pour mieux préparer l’avenir éclatant qui se préparait. Les écrivains furent ainsi les grands bénéficiaires de cette paix publique, qui leur assurait à la fois leur entrée dans la postérité et le public, pour récompenser au présent la qualité de leurs travaux. Les Romains en effet, se désintéressant de plus en plus de la politique, finirent par se passionner pour la littérature, du moins dans les hautes classes de la société, qui appréciaient d’autant plus de se livrer au plaisir des arts qu’elles étaient  réduites à l’inaction civique.

    Auguste traitait les grands écrivains, Virgile, Horace, Tite-Live, avec une familiarité spirituelle et affectueuse. Mécène (70-8 av. J.C.), très proche d’Auguste qui était aussi l’amant de sa femme,  réunit autour de lui une sorte d’académie de beaux-esprits où l’on cherchait à découvrir et à recommander le mérite. Ce surintendant des beaux-arts allait ainsi regrouper les talents autour du pouvoir. Quant aux aristocrates, y compris ceux qui sont méfiants vis-à-vis du nouveau régime, ils croient s’honorer en imitant la faveur que le nouvel homme fort témoigne aux lettres. Simplement ils étaient peut-être encore plus exigeants en termes de qualité que les autres. Bref, il fallait pour  plaire à tout ce joli monde, ce qu’on nommait à Rome l’urbanité.

    Avec eux « il faut que la précision donne des ailes à la pensée, pour qu’elle ne s’empêtre pas dans un verbiage dont l’oreille se fatigue ; il faut savoir passer du sévère au gracieux, se montrer tantôt orateur, tantôt poète, et quelquefois avec le tact d’un homme du monde, ménager ses forces et en cacher à dessein la moitié » ( Horace, Satires, 1,10). Dit autrement, ce que réclame un tel public, c’est surtout le soin, la justesse, la souplesse, la variété, le goût en un mot, et ce sont ces qualités en effet que les grands écrivains de cette époque possédèrent en perfection.

    Toutefois ce moment de grâce si brillant fut finalement très court et, très vite, on commença à déceler les premiers symptômes de quelques uns des défauts qui marquent le déclin des lettres latines. Tout d’abord, faute de vie et de réelles discussions, l’éloquence du Forum ne pouvait survivre, même si le goût des Romains pour la parole vivante continuait à maintenir, ça et là, des écoles où la jeunesse pouvait se livrer à des exercices oratoires. On y apprenait à partir d’un fait imaginaire à discuter et à appliquer un texte de loi, ces controverses (comme on les appelait) préparant au barreau. On faisait même débattre des questions politiques…empruntées à l’histoire (suasoriae), la déclamation devenant de l’art pour l’art.

    Mais il n’y avait pas que des jeunes gens pour se livrer à ces exercices, car pour certains c’était devenu une profession où la subtilité côtoyait l’emphase. Parmi ceux-ci il faut citer  Asinius Pollion (76 av. J.C.- 4 de notre ère), à la fois orateur, historien et poète, Albucius Silus (60 av. J.C.-10 de notre ère), écrivain-déclamateur, mais aussi Porcius Latro, originaire de Cordoue comme le père de Sénèque (60 av. J.C.-39 de notre ère), les deux hommes ayant terminé leurs études à Rome sous la direction d’un de leurs compatriotes, Marullus, qui tenait une école de rhétorique.

    Ensuite, avec Horace et Virgile, la poésie donna des modèles accomplis, mais elle se ressentait du divorce de plus en plus grand entre la plèbe et les classes supérieures, déjà perçu dès l’époque précédente.  Le peuple n’était plus que la populace, et les genres populaires disparaissaient presque entièrement. Il n’y avait plus de théâtre, et le mime cède alors la place à la pantomime, qui n’était rien d’autre qu’un spectacle. Quant aux tragédies, elles ne se font tolérer qu’au prix d’un grand déploiement de mise en scène. Horace en avertit ses lecteurs, en affirmant « qu’on ne va plus au théâtre pour charmer les oreilles, mais pour n’y goûter que le plaisir des yeux ». Quand aux œuvres qui s’adressent au public distingué, la plupart laissent voir qu’elles sont faites pour un public restreint, donc pour une élite. Résultat, elles s’arrêtent au cénacle et à la coterie.

    Conclusion, les artistes n’écrivent plus que pour des petits groupes qui ont leurs engouements et leurs manies, recherchant avant tout les habiletés de métier ou les tours d’adresse, qui seront applaudis par les cercles d’amateurs. Or, si l’on en croit Horace, le goût pour les vers dégénéra assez vite en métromanie, et la sincérité du goût se perdit dans ce milieu devenu très artificiel, où on ne lisait plus que des poèmes devant un auditoire choisi et, disons-le, conquis d’avance. On retrouve l’influence fâcheuse de ces lectures publiques, comme on les appelait, non seulement chez des auteurs de second ordre, mais aussi chez Ovide.

    En contrepartie, elles ont permis aux auteurs de s’affranchir de l’arbitraire et même de la tyrannie des libraires, si l’on en croit Juvénal dans ses Satires, et d’échapper au contrôle de la production littéraire, car les successeurs d’Auguste n’ont pas eu tous la sagesse dont ce dernier a fait preuve pendant la première partie de son règne. D’ailleurs Sénèque (2-65), le philosophe, mais aussi Tacite (35-120) et Juvénal (42-125), ont attesté de la vitalité de la littérature latine grâce à ces lectures publiques.

    Michel Escatafal

  • Varron : le plus savant des Romains

    Varron.jpgPour les anciens, Varron fut un personnage tout aussi considérable que Cicéron, au point que ses contemporains le surnommèrent « le plus savant des Romains ». Hélas pour lui, et plus encore pour nous, il ne reste qu’une très faible partie de ses ouvrages, mais cela suffit pour montrer qu’il appartenait vraiment à cette génération qui sut encore concilier la grande culture littéraire et l’activité civique.

    Varron était né à Réate (Rieti) en 116 avant J.C., dans la Sabine, le pays des vieilles mœurs, ce qui explique qu’à cette époque de révolution il conserva ses opinions républicaines. Lieutenant de Pompée dans la guerre contre les pirates puis contre Mithridate, il s’y distingua de façon à mériter la couronne rostrale. Plus tard, quand la guerre civile éclata, il combattit en Espagne dans les armées de la loi et assista à Pharsale (été 48 av. J.C.) à la ruine de son parti. Fidèle à ses idées et à ses affections, mais non irréconciliable, il se rapprocha de César, qui avait su l’attirer en le désignant pour diriger la bibliothèque publique qu’il voulait fonder. Après la mort de César (44 av. J.C.), il obtint la protection de celui qui allait devenir le premier empereur romain, Octave.

    L’âge de Varron le dispensait dès lors de participer aux luttes politiques, ce qui lui permit de vivre dans ses belles villas, au milieu de ses livres jusqu’à sa mort (en 27 avant J.C.).  Cicéron qui ne jugeait point que cette abstention fût une désertion, le félicitait de sa sagesse : « Sachez que, depuis mon retour à Rome, je me suis réconcilié avec mes anciens amis, c’est-à-dire avec mes livres…Ils me pardonnent de les avoir quittés ; ils me rappellent à leur ancien commerce et ils me disent que vous, qui ne l’avez pas abandonné, vous avez été plus sage que moi ».

    L’activité littéraire de Varron se porta sur tous les sujets, au point d’inspirer un personnage comme  Saint-Augustin (354-430), mais s’appliqua de préférence aux questions d’archéologie nationale. Dans le nombre presque incroyable de ses ouvrages (600 environ), les plus importants furent les Antiquités divines et humaines, traité de théologie et d’histoire romaine, mais aussi une sorte d’encyclopédie qu’il a intitulé Disciplines, et qui développe le programme des matières alors enseignées dans les écoles.  A cela s’ajoutent des Commentaires sur Plaute et les Origines de la scène, ainsi que la Théologie tripartite, c’est-à-dire politique(les dieux de la cité), poétique (les dieux des légendes), et philosophiques (les dieux des philosophes et des savants).

     On n’oubliera pas non plus les Satires Ménipées écrites en prose et en vers, et qui traitaient de tous les sujets de la vie courante, de la littérature, de la philosophie, de l’art et même de politique, plus des dialogues philosophiques et historiques (Logistorici), un traité sur la Langue latine dédié à Cicéron, et un autre sur l’Agriculture. Presque tout a disparu, et en dehors de quelques fragments, nous n’avons de Varron que cinq livres de son traité sur la Langue latine, et seul  le livre de l’Agriculture nous est arrivé à peu près complet. 

    Michel Escatafal

  • Les lettres de Cicéron

    Les lettres de Cicéron sont le dernier chapitre que je voulais lui consacrer, même si ce n’est pas la partie la plus connue de son œuvre. En tout cas ce n’est pas la moins intéressante, car c’est  par ces Lettres que nous pouvons le mieux appréhender ce que fut la société de son temps, et ce qu’il fut lui-même. En outre elles ont le mérite de la spontanéité, puisqu’à part quelques unes ayant un caractère purement politique (Lettres à Pompée, à César, à son frère Quintus sur le gouvernement des provinces), elles ont été écrites au fil de l’eau, sans se préoccuper de l’effet qu’elles feraient au public, auquel de toute façon elles n’étaient pas destinées. « Je prends, dit-il à son frère, la première plume que je trouve et je m’en sers comme si elle était bonne ». Donc nul apprêt dans ces pages, et point de rôle non plus.

    Bien entendu dans ces lettres la politique tient la plus large place, mais il n’en parle pas comme au forum ou dans la Curie. Là il n’a plus affaire à des partis, mais à des hommes tout simplement. En outre, sans ces lettres, nous ne connaîtrions pas vraiment les derniers jours de la république à Rome, avec ses bouillonnements et ses remous qui soulevaient les bas-fonds de Rome, sans parler des passions furieuses de ceux qui avaient tout à gagner et des autres qui au contraire avaient tout à perdre.  C’est d’ailleurs ce qui explique que Cicéron lui-même ne paraisse pas dans l’attitude figée d’un Romain de marbre. Non, il a lui aussi ses indécisions, ses faiblesses, ses découragements parfois trop hâtifs, mais il réussit à conserver quand même cette étiquette d’honnête homme que personne n’a pu lui enlever. Il a pu commettre des fautes, des écarts de conduite, faire preuve de vanité, mais jamais de bassesse.

    Cicéron  n’a pas vu arriver César, pas plus qu’Octave, mais s’il s’est laissé aller à leurs avances c’est parce qu’il était persuadé qu’il pouvait les aider à servir la patrie, et à les conduire au but qu’il visa toujours, la modération et la paix. D’ailleurs, personne mieux que lui n’a commenté sa conduite : « La situation des affaires étant changée, comme la manière de penser des honnêtes gens, il n’est pas question de s’obstiner dans le même sentiment, mais de s’accommoder aux conjonctures. Remarquez que, dans le gouvernement de la république, on n’a pas loué les plus grands hommes de leur constance immuable à persister dans le même sentiment…Je me permets donc de dire et de penser ce qui me paraît le plus convenable à mes intérêts et à ceux de la république ». Cicéron n’était pas un héros, mais il tenait à rester honorable.

    Il avait aussi d’une certaine manière le sens de la famille, et on s’en aperçut notamment lorsqu’il fut contraint à l’exil par Clodius, d'autant que son cœur était navré de voir les intérêts de Rome aux mains d’un factieux. Mais à ce moment-là, il regrettait surtout de quitter sa maison et les êtres qu’il aimait. « Je ne souhaite plus, écrivait-il à sa femme Térentia, que de vous revoir bientôt et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous avez servis religieusement, ni les hommes à qui je me suis attaché, ne nous récompensent pas mieux ». Il n’oubliait pas non plus la douleur qu’il infligeait à ses enfants comme en témoigne ces deux phrases : « Que deviendra ma chère Tulliola (surnom de Tullia) ?...Et mon cher Cicéron (son fils) qu’en ferons-nous ?  L’amour paternel de Cicéron était aussi profond que tendre, et il fut le premier à souffrir des malheurs conjugaux de sa fille mariée à Pison, Crassipès, puis  Dolabella, ne trouvant chez aucun d’eux un mari digne d’elle, et qui mourut à peine âgée de trente ans (45 av.  J.C.).

    Rien ne put consoler le grand homme de cette mort, d’autant qu’il entretenait avec sa fille une relation fusionnelle. « Quand elle vivait, dit-il, la douceur que je trouvais dans ma fille me rendait plus supportable le chagrin que me causaient les affaires publiques ; aujourd’hui sous le poids de mes douleurs domestiques je n’en puis chercher le remède dans la république afin de trouver mon repos dans son bonheur ». Mais il aima aussi ses amis, comme sa famille, y compris des amis qui ne l’étaient pas vraiment comme Atticus, homme d’esprit indifférent à tous, sauf à Cicéron qu’il servit avec un dévouement infatigable jusqu’à sa mort, et avec qui Cicéron entretint une correspondance journalière. Cela n’empêcha  pas Atticus de le trahir peu après sa mort en pactisant avec Antoine, son assassin, et en divulguant  à Octave, le vainqueur d’Antoine et futur empereur, les lettres intimes que lui avait adressées Cicéron, afin de gagner son amitié.

    Autre particularité, Cicéron n’avait pas que des amis vivant de près ou de loin dans son monde, comme en témoigne son amitié envers Tiron, à la fois son secrétaire, son lecteur,  et le mentor de son fils Marcus, mais aussi un de ses esclaves. A ce propos on notera que si dans ses traités de philosophie Cicéron n’ose jamais protester contre l’esclavage, ce qui est une horreur de nos jours, en revanche il souhaite qu’on traite les esclaves avec douceur, ce qui était loin d’être une évidence à l’époque. Fermons la parenthèse pour noter que Tiron fut celui qui eut l’idée de recueillir les lettres de Cicéron et qu’il en fut le premier éditeur.

    Dans les Lettres nous découvrons aussi que,  malgré les nombreux chagrins de sa vie, Cicéron garda et aima toujours une certaine gaieté et appréciait les joyeux festins. « Je me plais à table, dit-il; je laisse échapper tout ce qui me vient à la bouche et je trouve de quoi rire dans les choses les plus sérieuses…Je suis un hôte qui ne mange pas énormément, mais qui aime beaucoup à rire ». Cette gaieté contraste, reconnaissons-le, avec l’image toujours grave que l’on se fait de Cicéron. De plus sa correspondance nous apprend qu’il a un goût certain pour la raillerie, y compris pour ses amis…et lui-même, se reconnaissant une emphase parfois insupportable dans ses discours. Ainsi il dit à Atticus, en lui racontant une séance au sénat : «Quand ce fut mon tour de parler, quelle carrière je me donnai ! Si jamais les périodes, les tournures, et les figures de rhétorique m’ont été de quelque secours, ce fut en cette occasion. Bref, vous connaissez notre musique, et vous avez pu l’entendre d’Athènes ».

    En résumé, la littérature romaine n’offre rien de comparable à cette correspondance.  Chez nous, les lettres de Madame de Sévigné pour la sensibilité et l’imagination, celles de Voltaire pour la variété, l’importance des questions qu’il traite, pour l’esprit dont elles pétillent, peuvent être rapprochées des lettres de Cicéron. Mais Cicéron a dans l’esprit infiniment plus de portée que l’aimable marquise, laquelle se contentait de traiter des aventures de société ou des anecdotes de cour.  Il eut aussi plus de cœur que Voltaire, car témoin comme lui de la chute d’une société, il sut trouver autre chose que de la rancœur et des sarcasmes pour parler de la ruine imminente du monde dans lequel il vivait.

    Michel Escatafal