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littérature romaine - Page 3

  • Sénèque, à la fois historien, philosophe, scientifique et moraliste

    sénèque,empire romain,néron,caligula,pison,empereur claudeNé à Cordoue tout à la fin du premier siècle avant notre ère, le Sénèque que nous connaissons le mieux était le second fils de Sénèque le rhéteur. Il fut, nous dit-il, apporté à Rome dans les bras de sa tante, sœur d’Helvia, sa mère, et élevé par cette femme de grand mérite. Son père aurait voulu faire de lui un orateur, c’est-à-dire un rhéteur, mais Sénèque avait un goût déjà très vif pour la philosophie. Il suivit avec enthousiasme les leçons de Fabianus, du pythagoricien Sotion, et se laissa si bien prendre par l’enseignement de ce dernier maître, qu’il s’abstint de toute nourriture animale pendant quelque temps. Cependant l’ambition de son père le poussait au barreau, et il y fit des débuts si éclatants que Caligula, qui n’aimait pas les gens supérieurs au niveau intellectuel, songeait à le faire périr. Il ne le fit pas, parce qu’on fit comprendre à Caligula que Sénèque était fort chétif, et qu’il ne valait pas un arrêt de mort.

    Grâce à cette faiblesse physique, la philosophie romaine allait garder celui que la postérité considère souvent comme le plus brillant et le plus actif des philosophes de son siècle. Cela ne l’empêcha pas d’avoir des ennemis une bonne partie de sa vie. Ainsi, au début de règne de Claude (empereur de 41 à 54), nous le voyons exilé en Corse par une intrigue de cour. Il resta longtemps dans cette île, alors à moitié sauvage, résigné d’abord, comme il en témoigne dans l’ouvrage qu’il adressa à sa mère, puis lassé, ennuyé jusqu’à s’abaisser platement devant un certain Polybe, affranchi et favori de Claude (Consolation à Polybe). Au bout de huit ans, Sénèque est enfin rappelé à Rome et il songe à partir pour Athènes, quand Agrippine, qui a discerné son mérite et sait qu’il peut donner quelque popularité au nouveau prince, le fait nommer prêteur et lui confie l’éducation de Néron. Ce sera  l’époque la moins honorable de la vie de Sénèque.

    Tandis qu’il compose pour l’empereur l’éloge officiel du César défunt, il satisfait ses rancunes personnelles en écrivant l’Apocolocynthose (métamorphose de Claude en citrouille), pamphlet très spirituel, pas assez pourtant pour faire oublier que l’auteur  commettait une mauvaise action. Durant cinq ans il fit tout pour « emmuseler la bête féroce » qu’il y avait en Néron, sans toutefois quitter la cour à temps, sans doute parce qu’il s’était trop engagé pour le pouvoir. Ainsi, il n’empêcha ni le meurtre de Britannicus, ni celui d’Agrippine, faisant en plus l’apologie du parricide. Néanmoins il finit par vouloir partir, offrant à l’empereur de lui rendre tous ses biens qui étaient immenses. Néron refusa, craignant que Sénèque, en se dépouillant de sa fortune, ne se rendit modeste et donc moins docile. En fait il ne se fera jamais réellement oublier, et quand la conspiration de Pison éclata, on le dénonça comme un des complices, bien qu’il soit douteux qu’il eût trempé dans le complot, et il dut mourir.

    Il était alors près de Rome. Quand le centurion lui notifia la sentence fatale, « il demande son testament, sans se troubler, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis et déclare que, puisqu’on le réduit à l’impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, l’image de sa vie ». Puis il s’ouvre les veines, appelle ses secrétaires, leur dicte un long discours, et, comme la mort tardait, il se fait porter dans un bain, et en y entrant il répand de l’eau sur les esclaves qui l’entouraient : « J’offre cette libation, dit-il, à Jupiter libérateur ». Il avait soixante-cinq ans. Sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui, s’ouvrant aussi les veines. Elle était prête à expirer quand Néron, par crainte de l’odieux, ordonna qu’on lui bandât les bras et qu’on arrêtât son sang. On la sauva finalement, mais toute sa vie elle garda sur son visage une pâleur mortelle et, dit Tacite, conserva une honorable fidélité à la mémoire de son mari.

    Malgré l’agitation de sa vie, Sénèque a beaucoup écrit, et dans des genres très divers. Les anciens avaient de lui des ouvrages, aujourd’hui perdus, sur l’histoire (Biographie de son père), sur la philosophie (Exhortations, des devoirs, sur la superstition, sur le mariage, sur l’amitié, sur la pauvreté), sur les sciences naturelles (Sur le mouvement de la terre, sur la forme du monde, sur les pierres, sur les poissons, sur la géographie de l’Inde, sur la géographie et la religion de l’Egypte). En dehors de son livre des Questions naturelles, il ne nous reste aujourd’hui que des traités de morale.

    Sous Caligula, il composa la Consolation à Marcia. Fille de l’historien Crémutius Cordus, persécuté par Tibère pour ses sentiments républicains, Marcia avait perdu un fils. Sénèque lui rappelle comment la philosophie a consolé Octavie, Livie, de pertes semblables. Il lui montre ainsi l’inutilité de la douleur, l’incertitude des évènements, la nécessité qui lie la vie à la mort, les dangers qu’eût courus son fils s’il eût vécu. Il lui affirme enfin que le jeune homme a été reçu au ciel par son aïeul Crémutius Cordus dans l’immortalité. En outre, de son exil, il adressa aussi une Consolation à sa mère Helvia pour l’engager à ne pas souffrir d’un sort auquel il se résigne, et à trouver un soulagement à sa peine dans la sagesse et aussi dans l’affection de ses enfants  qui restent auprès d’elle.

    Des années qui suivirent son rappel de Corse, et pendant lesquelles il fut précepteur de Néron, datent les traités sur la Tranquillité de l’âme, sur la Colère, sur la Brièveté de la vie. Le premier de ces ouvrages est adressé à un jeune courtisan, Sérénus, qui souffre d’un ennui vague, qui « sans être malade, ne se porte pas bien ». Sénèque essaie de l’arracher au spleen antique, qu’on appelle de nos jours dépression. Avec lui il recherche ce qu’est la tranquillité de l’âme, comment on la perd, comment on peut la recouvrer. Dans l’éloquent traité de la Colère, on voit une peinture de cette passion, une étude des causes qui la déchaînent, de ses conséquences et de ses effets. Les considérations morales y sont relevées par une foule d’anecdotes sur les contemporains de Tibère et de Caligula. C’est l’emploi et le prix du temps que nous enseigne l’opuscule sur la Brièveté de la vie.  Il peut se résumer en ces lignes : « Nous n’avons pas trop peu de temps ; nous en perdons trop… La vie serait assez longue et suffirait pour les plus grandes entreprises, si nous savions en bien placer les instants ».

    Pendant qu’il dirigeait les affaires de l’empire, l’activité philosophique de Sénèque ne fut point interrompue. Il donna alors le livre sur la Clémence, dédié à Néron. C’était une haute leçon offerte à un prince qui n’en profita guère. Dans ce livre l’empereur aurait pu apprendre ce qu’est la clémence, ses motifs, son utilité pour tous les hommes, sa nécessité pour les souverains. C’est là qu’on lit le beau récit où l’on voit Auguste pardonner à Cinna sa conspiration : Sénèque a fourni à notre Corneille la donnée d’un de ses chefs-d’œuvre. Très attaqué par les envieux, le ministre philosophe présente une sorte d’apologie de sa conduite dans le traité de la Vie heureuse. Dans les Bienfaits, il enseigne comment il faut savoir accorder et recevoir les services, ce que sont la reconnaissance et l’ingratitude. Très étendu, cet ouvrage est surtout riche en récits et en exemples. Les calomnies dont on harcelait Sénèque furent sans doute l’occasion des pages qu’il écrivit sur la Fermeté du sage : injure, outrage, vengeance, violence, le sage doit s’attendre et se résigner à tout. « Quel médecin se met en colère contre un frénétique ? Le sage est dans les mêmes dispositions envers tous, que le médecin envers les malades… et la même indifférence qu’il oppose aux hommages, il l’oppose aux insultes ». C’est aussi sans doute à ce moment de sa vie que Sénèque composa ses Tragédies.

    Quand l’heure de la disgrâce eût sonné et qu’il vécut dans la solitude, son ardeur intellectuelle ne se ralentit pas. Il entretenait alors Sérénus de la Retraite du philosophe. Zénon voulait que le sage prenne part aux affaires publiques, à moins d’en être empêché par quelque obstacle. Ces obstacles, Sénèque les énumère longuement et semble conclure en faveur de l’abstention politique. « Si je veux passer tous les gouvernements en revue, je n’en trouverai aucun qui puisse tolèrer le sage ou que le sage puisse tolérer… qu’un homme dise qu’il est fort bon de naviguer, et ensuite nie qu’il faille naviguer sur cette mer où l’on voit tant de naufrages… cet homme, je crois, me défend de lever l’ancre bien qu’il me prône la navigation ». Le traité de la Providence porte aussi la marque des préoccupations personnelles de Sénèque à cette heure de sa vie : il y a une Providence, les désordres de la nature, les vices de l’âme ne prouvent rien contre elle. Si le mal nous fait trop souffrir, la religion nous a donné le suprême remède. « Regardez, mortels, et vous verrez combien est courte et facile la voie qui conduit à la liberté… La mort est sous la main, et toutes les routes sont ouvertes… Eh quoi ! Balancez-vous ? Craindrez-vous si longtemps ce qui dure si peu ? » Dans ses dernières années, en même temps que Sénèque revenait aux études de sa jeunesse sur la nature (Questions naturelles) il écrivait pour son ami Lucilius ses admirables Epîtres qui restent son chef d’œuvre, où il a mis toute sa science, tout son esprit, toute son âme, et dont on s’est beaucoup servi surtout pour faire connaître son caractère et son enseignement. 

    Michel Escatafal

  • L’étude de la philosophie ne fut pas un goût romain

    Les Romains ont eu pour particularité de n’avoir jamais manifesté un goût particulier pour l’étude de la philosophie, y compris à l’époque de Cicéron ou de Sénèque. Malgré tout son talent, Cicéron n'a jamais pu la rendre populaire. Ainsi quand il parle du succès de ses ouvrages philosophiques,  il entend l’approbation qu’ils reçurent dans le monde des lettres et dans la société distinguée. Encore, quand il s’occupait des grands problèmes, avait-il soin de les traiter avec des préoccupations pratiques, car en elles mêmes les hautes questions n’intéressaient guère les Romains. Ils étaient assurément fort religieux, mais s’attachaient surtout aux formules du culte et, la cérémonie faite, ne sentaient guère d’aspirations curieuses.

    En revanche ils étaient forts soucieux de tout ce qui touchait à la conduite de la vie. Ainsi, après les grands bouleversements de la fin de la République qui entraînèrent la mort de la tradition des mœurs antiques, la religion ne se trouvant pas prête à prendre la direction morale des âmes, la philosophie s’empara de ce rôle. Elle renonça résolument à toute ambition spéculative, et se confina dans la morale restreinte à la morale pratique. « Pour avoir une âme saine, disait  Sénèque, il ne faut guère d’étude; en toute chose, et même en philosophant, nous nous dépensons en superfluités; nous portons notre intempérance générale jusque dans les travaux de l’esprit et nous n’étudions pas pour devenir des hommes, mais pour rester des écoliers ».

    Les philosophes, qui ont vécu au commencement de l’empire, sous Auguste et les premiers Césars, n’ont donc point tant songé à satisfaire l’intelligence, qu’ils ont voulu agir sur les âmes. Plus de recherche scientifique, mais une application constante à trouver des moyens pour guider les mœurs. Ils étudieront l’éloquence, parce qu’elle aide à persuader le bien, et deviendront parfois de véritables prédicateurs.  Ils pénètreront les mouvements secrets du cœur, non par curiosité de connaître les passions, mais par désir de les combattre avec tous les avantages. Ils se feront directeurs de conscience : tels furent les deux Sextius, Fabianus au temps d’Auguste, et, plus tard, sous Néron, ce Cornutus que Perse aima tant.

    Dans ce mouvement, les grandes écoles philosophiques du passé disparaissent sans laisser d’héritiers : « Les branches de la grande famille philosophique meurent, dit Sénèque, et ne poussent plus de rejetons. Les deux académies, l’ancienne et la nouvelle, n’ont plus de pontife. Chez qui puiser la tradition de la doctrine pyrrhonienne relative au pyrrhonisme (doctrine de Pyrrhon caractérisée par un pur scepticisme) ? L’illustre école de Pythagore n’a point trouvé de représentant. Celle des Sextius, qui la renouvelait avec une vigueur toute romaine, suivie à sa naissance avec enthousiasme, est déjà morte ».

    Au milieu de ces ruines, seule une secte subsiste, et attire à elle une foule d’adhérents : le stoïcisme. Non pas le stoïcisme de Zénon et Cléanthe, qui prétendait fournir une explication du monde, mais une doctrine purement morale qui, comme disait Diderot, « détache de la vie, de la fortune, de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on peut être malheureux, qui inspire le mépris de la mort et donne à l’homme et la résignation qui accepte l’adversité et la force qui la supporte ». De cette école le représentant sinon le plus rigoureux et le plus pur, du moins le plus brillant et le plus actif, a été Sénèque, que j’ai souvent évoqué sur ce site.

    Michel Escatafal

  • Phèdre représentant de l’apologue

    littérature,rome,histoireLa vie et l’œuvre de Phèdre

    On peut dire de Phèdre qu’il est pour nous le dernier venu des auteurs de l’antiquité. Les écrivains anciens n’en parlent pas, car son ouvrage avait disparu. En 1562 la bibliothèque de Saint-Benoist-sur-Loire fut pillée par les protestants et les manuscrits se dispersèrent. Un d’eux tomba entre les mains de François Pithou : il contenait les fables de Phèdre. Cette aubaine ne nous fut pas perdue, et, en 1596, Pierre Pithou (1539-1596), frère de François (1543-1621), donnait une édition de ces apologues si singulièrement retrouvés.

    Nous ne savons de Phèdre que ce qu’il nous apprend sur lui-même. A vrai dire, il parlait de lui volontiers, mais son recueil est mince, et d’ailleurs les prologues et épilogues, où il nous entretient de sa personne, ne pouvaient admettre de détails biographiques précis et circonstanciés. Il faut donc se résoudre à beaucoup ignorer sur ce qui le touche. Il nous a dit qu’il naquit en Thrace, sans doute sur le Mont Piérien, ce qui est plus ou moins confirmé par Pline. On suppose aussi qu’il est né à l’époque d’Auguste (vers 15 av. J.C.), qui l’affranchit ce qui prouve qu’il fut esclave, et une bonne partie de sa vie s’écoula sous Tibère nous dit-on, ce qui est en contradiction avec la date supposée de sa mort (an 50). Comment vint-il à Rome et quand ? Personne ne le sait.

    Bien qu’il ne semble pas avoir eu une grande réputation, ses œuvres donnèrent de l’ombrage au tyran ou plutôt à son favori, Séjan. Phèdre en effet dit discrètement "qu’il ne se trouva pas bien d’avoir touché à certains sujets". La destinée du reste lui sourit peu mais, même en restant assez obscur, cela ne l’empêcha pas, comme il en témoigne à plus d’une reprise, d’avoir des envieux. La fortune ne lui fit pas connaître de dédommagements, ce dont il ne fit jamais une fixation : « J’ai arraché, déclare-t-il, du plus profond de mon cœur la passion des richesses ». Il éprouva même les rigueurs de la pauvreté, ce qui transparaît dans le ton sur lequel il sollicite son protecteur Eutychus,  fonctionnaire impérial dont certains disent qu’il fut le cocher favori de Caligula : « Soyez fidèle à la parole donnée ; chaque jour en effet la vie nous rapproche de la mort, et, plus ces délais se prolongeront, moins je me ressentirai de ce que vous ferez pour moi…Je jouirai plus longtemps, si je reçois plus tôt ».  Après tant de disgrâces, l’oubli a pesé sur lui pendant quinze siècles, mais aujourd’hui son nom, sinon son ouvrage, est, grâce à notre La Fontaine, devenu populaire en France.

    Le recueil de Phèdre se compose d’environ quatre-vingts fables, auxquelles il faut ajouter les prologues et les épilogues, dont il a fait précéder ou suivre les divisions de son livre. La matière de ces fables est empruntée le plus souvent aux récits attribués à Ésope et qui se conservaient, soit dans des compilations, soit par la tradition orale. Phèdre a aussi mis en vers quelques anecdotes, quelques contes, populaires à Rome à cette époque.

    Le talent de Phèdre

    A rapprocher Phèdre de La Fontaine, on commettrait une erreur funeste à l’écrivain latin. On sait que notre fabuliste ne s’est pas embarrassé de traiter l’apologue comme un genre défini. En fait il n’y a vu qu’un cadre souple et commode où sa sensibilité, son imagination, sa verve doucement malicieuse pouvaient se jouer à leur aise. La Fontaine n’a nullement imité Phèdre. Simplement il a pris chez lui la donnée de quelques-uns de ses récits, et ses obligations se bornent là. Les fables de La Fontaine sont sans doute très travaillées, mais on sent bien que le poète se plaît à son travail et qu’il n’écrit que pour se contenter. Il n’en va pas ainsi de Phèdre.

    Rien n’indique qu’il ait été amené à composer des fables par une inclination naturelle de son esprit. C’est un lettré : « Je suis né, dit-il, presque dans l’école même ». Il est hanté par l’ambition de se faire une place parmi les grands écrivains : « Eh quoi ! le Phrygien Ésope et le Scythe Anachorèses ont pu conquérir par leur génie une renommée immortelle ; et moi qui touche de plus près à la docte Grèce, je m’endormirais dans un lâche sommeil ». Mais cette docte Grèce a créé tous les genres, et à Rome, où il vit, on les a presque tous imités, à l’exception d’un seul qui demeure intact : l’apologue. « Il ne me restait que ce rôle, dit Phèdre ; je l’ai pris ». Voilà qui ne sent guère l’entraînement ni la vocation. Et en effet il semble que Phèdre éprouve je ne sais quelle mauvaise humeur à s’occuper des sujets qu’il traite. Ce n’est pas lui qui dirait, comme notre La Fontaine : « L’apologue est un don qui vient des immortels ».

    Il fait assez bon marché de ses récits : « Qu’on n’oublie pas que ces mensonges sont pour nous de simples jeux d’esprit ». Il ne s’intéresse jamais assez à ses acteurs pour se perdre de vue lui-même, jamais il ne veut (sans doute il n’eut pu y réussir) être dupe des petits drames qu’il met en scène  et ne consent pas à s’effacer derrière ses personnages. C’est lui qu’il veut qu’on voie : « Si mes essais arrivent jusqu’à vous, si vous reconnaissez quelque habileté dans la composition de ces fables, heureux d’un tel suffrage, il ne m’échappera plus aucune plainte ». Aucune vénération du reste pour l’inventeur du genre : La Fontaine s’enchante aux légendes que Planude conte sur Ésope, il s’enthousiasme pour Ésope comme pour Baruch, mais pas Phèdre.

    A vrai dire, il se défend de toute envie, mais il est visible qu’il sait mauvais gré au Phrygien d’être venu avant lui : « J’ai fait un chemin de l’étroit sentier tracé par Ésope…Je n’appelle pas ces fables fables d’Ésope, mais d’après Ésope, puisqu’il en laissa fort peu et que j’en publie un plus grand nombre, me servant seulement de la forme ancienne et l’adaptant à des récits tout nouveaux ». Et partout la préoccupation du bon style, du bien dire, le souci de plaire aux délicats : « Quant aux gens illettrés, je n’ambitionne pas leur suffrage et de raide ». Étrange aveu chez un homme qui traite un genre sorti du peuple et fait pour le peuple.

    Il semble en somme que Phèdre ait écrit ses fables comme une tâche, sinon elles n’auraient pas ce côté pénible et raide. Tout y est correct, et même élégant. On y trouve parfois de l’esprit, mais jamais cette animation et ce charme qui naissent de la complaisance que l’artiste sent pour son œuvre. On peut proposer ces fables comme des modèles de composition régulière, de langage exact et précis, mais il ne faut pas leur demander de nous donner des jouissances poétiques. La Fontaine, critique clairvoyant à ses heures, a sans doute dit le dernier mot sur son devancier, quand il a parlé de l’extrême brièveté de Phèdre. Le dix-septième siècle, si mesuré, condamnait tout ce qui était extrême et La Fontaine savait bien que l’extrême brièveté n’est rien d’autre que de la sècheresse.

    Michel Escatafal

     

  • Martial donna à l’épigramme le caractère d’un genre littéraire

    rome,histoire,littératureAvant Martial,  l’épigramme avait été fort cultivée à Rome. Il y en a de charmantes dans le recueil de Catulle, et les grands poètes, Virgile, Ovide, s’étaient parfois divertis à ces pièces légères, les amateurs en faisant volontiers dans leurs loisirs. En général elles ne dépassaient guère huit ou dix vers, admettaient tous les mètres, et pouvaient traiter toutes sortes de sujets. En somme l’épigramme n’avait point le caractère d’un genre littéraire : c’est Martial qui le lui donna, en la faisant servir avant tout à la raillerie et en la composant de telle façon qu’elle se terminât presque toujours par une pointe.

    Martial est né en Espagne (1e mars 40), à Bilbilis (aujourd’hui Calatayud), et il vint à Rome vers sa vingtième année. Peut-il se destinait-il au barreau ? Mais il avait le goût des vers et de la paresse et ses poésies, connues très tôt, lui valurent sans doute des avances flatteuses. Il s’y laissa prendre et mena dès lors une vie de solliciteur et de parasite. Mais en vain se résigna-t-il aux plus basses besognes, écrivant des devises pour les cadeaux que les grands  seigneurs s’envoient aux Saturnales, louant Domitien jusqu’à l’écœurement, au point de faire passer cet empereur pour un archange doux et timide, à la beauté sans pareille, alors que Tacite et Pline ont fait de lui le portrait le plus noir, le décrivant chauve, avec un gros ventre sur des jambes de rachitique, sans parler de Juvénal qui l’appelait le « Néron chauve ». Cela dit, malgré toutes ces flatteries, il ne put échapper à la misère, d’autant que ses ouvrages très lus, très répandus, n’enrichissaient que son éditeur.

    Quant Domitien fut mort (en 96), sentant qu’il ne trouverait point d’appui en Trajan, il se lassa de son existence précaire et retourna dans a petite ville où, curieusement, la fortune après laquelle il avait tant couru l’y attendait. Quoiqu’il eût passé la cinquantaine, qu’il fût deux fois veuf, Marcella, une grande dame, l’épousa. A Rome, Martial avait souvent rêvé du repos et du bien être de la vie provinciale. Quand il put en jouir, il ne le sut pas. Pris de la nostalgie de la grande ville, il se consuma d’ennui dans a bourgade et y mourut quelques années après son retour (104). Son recueil se compose d’environ mille cinq cents épigrammes. Elles sont distribuées en douze livres, auxquels il faut ajouter un livre sur des jeux donnés par Domitien, et deux livres de petites pièces destinées à accompagner les cadeaux que ses patrons et ses amis échangeaient entre eux.

    Le talent de Martial

    A une époque où l’affectation et la manière régnaient dans la poésie, Martial eut un mérite rare : le naturel. Jamais il n’a songé à excéder son talent. Il se plaisait à la vie artificielle et superficielle que menait alors la société polie. Il l’a peinte avec plaisir sans avoir l’ambition de la juger, sans y songer même. Il a tout réfléchi et n’a réfléchi sur rien. Il n’a souci que de ce qui est, point de ce qui pourrait ou devrait être. Cet homme, qui fut l’ami de Juvénal, qui eut sous les yeux la même société que le satirique, n’éprouve ni indignation ni colère. Où Juvénal s’emporte en invectives, Martial aiguise des pointes.

    L’un flétrit parfois des ridicules comme des vices, l’autre toujours s’amuse des vices comme des ridicules. Traduire les ridicules, c’est en effet là qu’il excelle, et si on ne lui demande rien de plus, on trouve avec lui de quoi se satisfaire. Que d’originaux amusants il a décrits avec esprit et netteté ! Dans ce monde de désœuvrés, le bavardage est devenu un besoin. En fait Martial éclaire pour nous bien des petits côtés de la vie romaine que l’histoire et la haute poésie, trop graves, ont dédaignés. En même temps il a trouvé un cadre approprié parfaitement à ses petits tableaux de genre. Ses épigrammes, d’un tour presque toujours rapide,, sont écrites dans un style qui a, avant tout, la propriété, qui se garde de la fausse élégance et n’a souci que de la précision.

    Par ces mérites, Martial plaît encore aux délicats et aux érudits, qui trouvent beaucoup à apprendre dans son livre sur les mœurs et les usages de la Rome impériale, et l’intérêt qu’ils goûtent à sa lecture, les engage à passer condamnation sur le cynisme repoussant de certaines pièces, sur la platitude des louanges qu’il adresse à Domitien, sur le manque de dignité qu’il étale trop souvent en demandant l’aumône. On pourrait à la rigueur excuser tout cela en songeant que Martial ne valait ni plus ni moins que les hommes de son temps et de son milieu. Mais ce qu’on ne saurait lui pardonner c’est d’avoir, dans son livre des Spectacles, fait de l’esprit sur les supplices lents et raffinés que subissent des criminels dans l’amphithéâtre. C’est aussi d’avoir outragé sa femme dans ses vers, d’avoir maudit l’imbécillité de ses parents qui lui ont fait apprendre les belles lettres.

    Si peu estimable qu’ait été sa vie, si peu recommandable que soit sa poésie, Martial n’est point un méchant homme. Il manque de générosité et de sens moral : il n’a ni principes, ni conduite, ni tenue. Mais on sent chez lui je ne sais quelle bonté facile, qui sauve son caractère de l’odieux, et qui parfois, relevée par son esprit, lui a dicté quelques vers aimables. Etait-il digne de pratiquer l’amitié ? On peut en douter, mais il en a parlé avec charme : « Un voleur adroit forcera ta cassette et t’enlèvera ton argent, une flamme sacrilège consumera tes lares paternels. Un débiteur refusera de te payer et intérêts et principal ; tes champs, devenus stériles, ne te rendront pas la moisson dont tu leur auras confié la semence…Mais tout ce qu’on donne aux amis est à l’abri des coups du sort ; ce que tu auras donné sera toujours ta seule richesse ».

    On sait que la solitude l’a tué, et pourtant il a été capable de sentir et d’exprimer la douceur d’une vie simple et paisible : « Qui donc, disait-il, ira, courtisan assidu, attendre, dans un atrium glacial, le lever du patron et lui adresser humblement le salut du matin, quand il peut ouvrir devant son foyer, ses filets remplis des dépouilles de la forêt et de la plaine, détacher de la ligne tremblante le poisson frétillant, et puiser le miel vermeil dans une jarre de grès rouge ; quand la main d’une fermière replète couvre de mets sa table aux pieds inégaux et que ses œufs cuisent sous une cendre qui ne lui coûte rien » ?

    Homme singulier, bien fait pour déconcerter ceux qui construisent des systèmes sur l’influence de la race et du milieu cet Espagnol, naturalisé Romain, n’a rien de la hautesse espagnole ni de la gravité romaine. Il est léger et sincère jusqu’au cynisme, mais jamais en représentation. C’est par là qu’il gagne sinon l’estime, du moins l’indulgence. Pline le Jeune, qui lui donna de l’argent pour se rapatrier à Bilbilis, connaissait bien l’homme et a apprécié le poète avec justesse, quand il écrit : « Martial, esprit fin, vif et prompt, malgré le sel et le mordant de ses vers, était pourtant plein de bonhomie ».

    Michel Escatafal

     

  • Des idées morales dans les Satires et le style de Juvénal

    Des idées morales

    Longtemps on a voulu voir dans Juvénal un Romain de la vieille roche qui pleure sur la liberté perdue et sur l’asservissement du temps présent, un implacable justicier qui flétrit la corruption de l’époque impériale. On le considère comme un stoïcien rigide, comme un républicain obstiné. Il est vrai qu’il a, dans certaines pages fait de grands et beaux tableaux de la tyrannie des princes, de la servilité des grands, de l’abaissement de la plèbe. L’histoire du césarisme est comme illustrée par sa quatrième satire où il nous transporte dans le palais de Domitien et où il nous montre les sénateurs délibérant sur la sauce à laquelle on accommodera le fameux turbot. C’est lui qui a trouvé la formule de la dégradation de la plèbe romaine dans ces vers si souvent cités : « Depuis longtemps…ce peuple ne s’inquiète plus de rien, et lui qui, jadis, distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n’a plus de prétentions si hautes, son ambition s’est réduite à ces deux choses : du pain et des jeux au cirque ».

    Mais il n’en faut point conclure que Juvénal soit un écrivain d’opposition. Connu sous Trajan seulement, son livre n’attaque point l’empire, mais seulement les mauvais empereurs, les Tibère, les Domitien, et à ce moment ces attaques étaient non seulement permises, mais recommandées, comme on peut le voir à travers le panégyrique de Pline le Jeune. En vain chercherait-on chez lui une profonde foi républicaine : nulle part une parole de regret sur la ruine de l’ancienne constitution, car  la République n’est à ses yeux que le temps «  où les citoyens vendaient leurs suffrages ».

    N’ayant pas de principes politiques, on ne voit pas non plus qu’il se soit attaché à un système de philosophie. Stoïcien ? Difficile à dire, parce que sa seconde satire est dirigée contre ces philosophes hypocrites « dont la chevelure est plus courte que les sourcils : qui jouent les Curius (censeur en 272 av. J.C. célèbre par son désintéressement) et dont la vie est une éternelle bacchanale ». Sans doute il condamne les mœurs de son temps avec âpreté, mais il ne prononce pas ses arrêts au nom d’une doctrine. Son imagination a été frappée par le contraste entre les mœurs simples et fortes du passé et la perversion raffinée de ses contemporains, et il tire de ce contraste tous les effets qu’il peut fournir à un artiste de son tempérament. Il a aussi gardé la tradition des anciens orateurs, si prompts à faire l’éloge des mœurs du vieux temps, et à citer en exemple la rude moralité des premiers Romains.

    D’ailleurs, il nous l’a dit lui-même, ce qu’il se plaît à noter sur ses tablettes, ce sont « les monstruosités qui passent ». Qu’est-ce à dire, sinon qu’il a surtout à faire des exceptions ? Par une tendance commune à tous les satiriques et que ses habitudes de déclamateur accentuaient encore chez lui, ces exceptions il les a généralisées, ce qui explique ses indignations et ses colères. C’est ainsi que son pessimisme littéraire l’a amené à penser et à dire que son siècle est le pire de tous : « Tout vice est à son comble et ne peut que baisser ».

    Les délicats, épris avant tout de mesure et de justesse, ont été impatientés par ces exagérations. Remarquant « qu’il s’emporte avec une égale violence contre les vices les plus affreux et contre de simples travers qu’il suffisait de combattre par le ridicule », qu’il flétrit du même ton le patricien épris de la manie des chevaux et le fils qui empoisonne son père, ils ont mis en doute la sincérité de Juvénal. A leur sens, il serait indifférent en morale et n’aurait cure que des occasions de faire de beaux vers pleins « de mordantes hyperboles ». A penser ainsi on commet une erreur et une injustice. Il faut reconnaître qu’il y a du mauvais goût dans Juvénal et que parfois il déclame, mais c’est un homme de bonne foi qui, comme bien d’autres, n’a pas toujours su rendre par une expression vraie des sentiments vrais.

    Son âme à coup sûr était généreuse, et quand il parle du passé historique de Rome, son langage a un accent où l’émotion éclate : ce n’est plus ici le rhéteur qui traite un lieu commun. « Un petit champ nourrissait le père, la famille nombreuse qui s’entassait dans la cabane ; sous ce toit où reposait la femme près d’accoucher jouaient quatre enfants, dont trois étaient ses fils, l’autre enfant de sa servante ; puis quand le soir, leurs aînés revenait de la vigne ou du champ, on servait alors le grand repas du jour, la soupe qui fumait dans de vastes chaudrons ». Il s’enchante vraiment aux souvenirs de cette époque de rusticité et de pauvreté. Elle lui est si chère qu’il en garde les préjugés et que, dans un siècle où s’accomplissent la fusion et la confusion des classes et des hommes  venus de partout, il a, comme Caton, du mépris pour les étrangers et du dédain pour les hommes actifs et intelligents qui arrivent à la fortune par la spéculation et le négoce, peu soucieux de l’antique idéal du soldat laboureur.

    Et pourtant ce fervent admirateur des générations antiques, ce détracteur de son siècle n’a point fermé son esprit et son âme au progrès des idées morales qui s’accomplissait. Sa misanthropie, comme celle de Molière et de tant d’autres, prenait sa source dans une grande tendresse pour l’humanité. Aussi, lui qui n’avait point de doctrines, n’est pourtant pas resté sourd aux enseignements des stoïciens qui prêchaient la fraternité parmi les hommes : « Oui, la nature le veut, il faut que l’homme pleure quand il voit paraître devant les juges un ami éperdu…oui, la nature gémit en nous, quand nous rencontrons le convoi d’une jeune fille, quand nous voyons mettre dans la terre un petit enfant trop jeune pour être brûlé sur le bucher ; où est-il donc l’homme vraiment honnête, l’homme vraiment digne d’être choisi par la prêtresse de Cérès pour porter le flambeau aux fêtes d’Eleusis, qui ne se sente atteint lui-même par le malheur d’un de ses semblables, quel qu’il soit ».

    Il condamne le plaisir de la vengeance, dont on faisait jadis la joie des dieux mêmes. « C’est la jouissance de la faiblesse, le fait d’une âme pusillanime ». Il défend les serviteurs contre la cruauté de leurs maîtres et proclame « que l’âme et le corps des esclaves sont de même nature que les nôtres et composés des mêmes éléments ». Cette générosité de sentiments va parfois jusqu’à la délicatesse : dans Platon même on ne saurait trouver rien qui soit d’une moralité plus exquise que les vers où Juvénal prescrit aux parents le respect de l’enfance : « Abstiens-toi de toute action coupable ; pour t’en préserver, un motif doit suffire à ton cœur, c’est la crainte de voir tes enfants imiter tes fautes…On ne saurait trop respecter l’enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l’innocence de ton fils et qu’au moment de faillir la vue de ton enfant vienne te préserver ».

    Qu’on n’accorde point à Juvénal l’autorité d’un moraliste impeccable, qu’on refuse de voir en lui l’inébranlable et l’infaillible défenseur de la vertu, cela ne fait aucun doute. Cela dit, il  nous paraît avoir été surtout un peintre qui mit quelque complaisance à étaler la misère et la laideur parce que sa palette est riche en couleurs brutales. Mais il a beau avoir cédé aux violences d’un tempérament et d’un esprit excessifs, on sent dans ses vers la sincérité de l’indignation : ils rendent le son d’une âme, chagrine sans doute, mais honnête et généreuse qui eut le sentiment des simples vertus du passé et l’intelligence des délicatesses morales révélées par les progrès de la philosophie.

    Le style

    Après avoir parlé des idées morales, il reste à étudier le style de Juvénal, en notant tout d’abord que peu d’écrivains latins ont eu une forme plus originale que celle de Juvénal.  Il connaissait et goûtait les grands poètes classiques Virgile et Horace, et il fut très familier, comme l’attestent de nombreuses allusions, avec la littérature de son temps. Pourtant il n’a rien emprunté au présent ni au passé et s’est fait un style qui ne peut convenir qu’à son talent. Sa qualité dominante est sans contredit la précision historique. En effet, rarement l’image, qui donne aux idées un corps et un contour, lui fait défaut. Veut-il peindre l’ambition démesurée d’Alexandre, il dira : « Le malheureux ! il étouffe dans les limites du monde trop étroites pour lui ». Veut-il faire rougir les indignes descendants de l’antique patriciat, qu’il fait se dresser devant eux le fantôme de la gloire des ancêtres : « La noblesse de tes pères surgit soudain devant toi : leur gloire est le flambeau qui illumine toutes tes hontes ».

    Chez lui la métaphore n’est plus seulement comparaison, mais évocation. Sans doute on peut lui reprocher l’abus des antithèses, des apostrophes, mais il faut avouer que son effort pour mettre tout en saillie trahit parfois le labeur, ne va pas sans monotonie, au point que le lecteur sent la fatigue du poète. On voudrait que cette force se détendit parfois, que l’éclat de ces couleurs fût tempéré par quelques nuances. Mais malgré ces défauts, Juvénal reste le dernier grand poète de la Rome païenne par la vigueur et le relief plastique qu’il a su donner à sa langue.

    Michel Escatafal