Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

littérature romaine - Page 2

  • L'histoire après Tite-Live c'est d'abord l'oeuvre de Tacite

    Après Auguste, empereur tolérant par politique, vint l'époque des Tibère, Caligula, Claude et Néron, personnages soupçonneux ou affolés de pouvoir absolu. Une œuvre véritablement historique était alors impossible. Sous Tibère (14-37), Crémutius Cordus voyait son livre condamné à être brûlé par la main du bourreau, parce qu'il contenait l'éloge de Brutus et de Cassius. Aussi est-ce l'époque des abrégés, comme celui de Velléius Paterculus (sous Tibère), des recueils d'anecdotes morales ( Valère-Maxime, sous Tibère aussi), des compositions romanesques, comme l'Histoire d'Alexandre par Quinte-Curce, sous le règne de Claude (41-54). Avec Nerva (96-98) et Trajan (98-117) cesse le régime de la terreur, "on commence à respirer", et nous devons à cet heureux moment du principat un des plus beaux monuments de la littérature romaine, l'œuvre de Tacite.

    Dès son premier écrit, le Dialogue des orateurs, composé sous Titus (79-81) et au début du règne de Domitien (81-96), nous sommes face au morceau de critique le plus brillant et le plus profond que nous ait légué l'antiquité romaine. Plus tard, au commencement du règne de Trajan, Tacite fit paraître la Vie d'Agricola, livre souvenir de la tyrannie à l'époque de Domitien. Peu après suivit la Germanie, sorte d'étude de géographie et d'ethnographie, prémices des Histoires, comprenant les évènement allant de la mort de Néron (68) à celle de Domitien. Enfin les Annales sont l'œuvre de la vieillesse de l'historien, une œuvre où après avoir remonté dans le passé jusqu'à la mort d'Auguste (14), Tacite y racontait les règnes de Tibère, Claude et Néron (54-68). Hélas pour les Annales, comme pour les Histoires, le temps n'a épargné que quelques livres. Néanmoins ce qui nous reste des débris des Annales suffit à nous montrer qu'il s'agit du chef d'œuvre de Tacite et d'un des plus magnifiques témoignages attestant des évènements qui ont fait l'histoire de Rome. Je reviendrai plus longuement dans un prochain article sur la vie, les œuvres et l'art de cet auteur de génie.

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien, l’historien des mœurs de son époque

    Pline l'Ancien, Histoire naturelle, empire romain, Caton, irruption du Vésuve en 79 L’Histoire naturelle de Pline est un monument imposant, mais c’est la seule remarque que nous puissions faire sur son réel intérêt scientifique, avec un nombre considérable d’erreurs, parfois même d’une bizarrerie confondante quand il traite de la médecine. Sa thérapeutique en effet, ressemble très fort à celle des commères et des guérisseurs, considérant que la salive, les premiers cheveux et la première dent qui tombe aux enfants, pourvu qu’elle n’ait pas touché terre, sont en certains cas d’excellents remèdes. Où a-t-il pu chercher et trouver pareilles billevesées ? Cela étant, tous ceux qui ont étudié Pline l’Ancien affirment qu’il ne fut en aucune façon un observateur, même si sa mort fit illusion sur ce point, la grande expérience dont il fut la victime lors de l’irruption du Vésuve, en observant le phénomène à Stabies (79), étant sans doute la seule qu’il ait faite.

     

    En fait, quand il étudiait l’histoire naturelle, c’était…dans sa bibliothèque, à travers les volumes qu’il lisait. Son œuvre est donc avant tout un inventaire, un répertoire, une compilation, ce qui transparaît à travers nombre d’erreurs qu’il aurait dû éviter. Parmi les plus énormes, je citerais celle relative aux lions, très nombreux à son époque de jeux dans l’amphithéâtre, quand il écrit : «  Cet animal si puissant, si féroce…est effrayé par la crête du coq et plus encore par son chant ». Voilà un fait dont la fausseté n’était pourtant pas difficile à constater, et qui témoigne de son manque d’esprit scientifique.

     

    Néanmoins on aurait quand même tort de faire trop bon marché de son œuvre, laquelle a permis de conserver quantité d’observations des premiers savants qui, sans lui, seraient perdues depuis longtemps. Il lui est même arrivé de voir avec justesse, quand il avait à faire à des objets familiers, notamment certains animaux tels que le rossignol, la fourmi, l’araignée, qui sont décrits avec vérité  et vivacité. Il relève ces peintures par des réflexions morales qui viennent sans effort, avec un naturel supérieur à celui que l’on retrouve dans Buffon, même s’il y a moins d’art, ce même Buffon ayant pu dire de Pline qu’il avait la « facilité de penser en grand ». Bref, si Pline n’eut point le sens de la science, il en avait au moins le goût, et ses idées ne furent point celles d’un esprit médiocre.

     

    La philosophie de Pline l’Ancien n’est guère plus systématique que sa science, car il y a chez lui des tendances plutôt que des opinions. Toutefois elle nous intéresse, dans la mesure où nous trouvons chez lui un nouveau et important témoignage sur l’état des esprits dans le monde ancien finissant. On peut, par exemple, mesurer le discrédit où était tombé le polythéisme dans la haute société, quand on voit sur quel ton parlait de ses croyances un homme qui fut l’ami de l’empereur, un personnage officiel comme nous dirions de nos jours : « Croire qu’il y a un nombre infini de dieux…, c’est passer les bornes de la stupidité…, s’imaginer que les uns sont âgés, toujours en cheveux blancs ; les autres jeunes, enfants, noirs, ailés, boiteux, issus d’un œuf…, ce sont là des rêveries presque puériles ». Pareilles phrases font apparaître plus qu’un doute sur l’existence de Dieu, que Pline assimilerait à la rigueur au soleil, pour finir par avouer qu’il n’y a pas de Providence, cette croyance n’étant bonne à retenir que dans un intérêt social, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter « qu’il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des affaires terrestres ». 

     

    Ce scepticisme a mêlé une singulière amertume à l’idée que Pline s’est faite de la vie. Il y a chez lui des pages où s’exhale toute la tristesse d’un monde qui avait perdu sa foi et ne concevait pas d’espérance nouvelle, l’homme étant à ses yeux le plus misérable de tous les êtres, le plus maltraité par la nature. La preuve, «  seul, il ne sait rien sans l’apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ; en un mot, il ne sait rien spontanément, que pleurer ». En fait, nous ne tenons de la vie qu’un bienfait : la possibilité de mourir, ce qui explique que «  beaucoup ont pensé que le mieux était de ne pas naître ou d’être anéanti au plus tôt ». Cette amertume est comme entretenue dans l’âme de Pline par le spectacle de la dépravation de ses contemporains, avec une folie du luxe et une frénésie du plaisir qui, à ses yeux, emporte la société romaine, confirmant et précisant les témoignages des satiriques, comme Juvénal, ou des historiens, comme Tacite. Pour toutes ces raisons, certains affirment ou ont affirmé que l’ouvrage de Pline est intéressant avant tout pour l’histoire des mœurs.

     

    Si j’écris cela, c’est parce que son aversion pour la civilisation qui l’avait vu naître, l’a conduit à dénoncer la navigation, le travail des métaux, l’invention de la monnaie comme des « crimes envers l’humanité ». Néanmoins ce découragement n’est pas toujours de règle, car même si Pline, comme Pascal, a mesuré l’impuissance et l’orgueil de l’homme, il croit pourtant en dernière analyse « que c’est de la pensée qu’il doit se relever ». En outre, en dépit de ses déclarations chagrines sur l’industrie, l’art, la science, ce qui l’attriste plus que tout c’est l’arrêt du mouvement scientifique, n’hésitant pas à louer les grands inventeurs. Même si tout cela paraît confus, c’est aussi une manière de regretter que de son temps « on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites », soulignant un peu plus loin qu’on « ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens ». Au passage on notera qu’à travers ces deux phrases, Pline permet à son œuvre d’échapper à ce que son pessimisme eût pu avoir de desséchant et d’infécond.

     

    Un dernier mot enfin, pour évoquer le style de Pline, dans ce vaste ouvrage qu’est son Histoire naturelle. Un style fort inégal, à propos duquel on peut aussi affirmer que par endroits il n’y en a point. En fait, quand la matière est rebelle, il semble que Pline se contente de rédiger des notes. En revanche, quand le sujet peut-être vivifié, le langage prend une couleur propre, imitant à sa manière le vieux Caton, qu’il admirait très fort. Chez Pline, comme chez l’ancien Romain, on retrouve cette qualité que les Latins appelaient « la gravité », c’est-à-dire une énergie un peu âpre, ou si l’on préfère un sérieux un peu triste.

     

    De Caton il a aussi la plaisanterie caustique et dure, comme en témoigne la façon dont il parle des médecins : « Seuls, ils peuvent assassiner impunément ; bien plus, ils accusent leurs victimes, et ce sont les gens qu’ils ont tués qui ont tort…Aussi cupides qu’ignorants, ils marchandent le prix de leurs visites au lit d’un mourant et prennent des arrhes sur la mort ». Une telle diatribe rappelle en effet la saveur du vieux temps, sans échapper aux défauts à la mode à ce moment de l’empire, mais aussi à ceux de toutes les périodes de l’histoire : la recherche de l’effet, du trait, ou, comme nous dirions aujourd’hui, du « buzz ». N’importe, ce que l’on emporte surtout de la lecture de son livre, c’est l’impression d’une âme ardente, d’un talent vigoureux, qui sut donner du mouvement et de la vie à son énorme compilation.

     

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien : une vie assez courte, mais une oeuvre volumineuse

    histoire de rome,littérature romaine,pline l'ancien,pline le jeune,tibère,caligula,claude,titus,vespasien,herculanum,pompéiNé à Novum Comum (Côme aujourd’hui) en 23, sous Tibère, Pline l’Ancien fit ses études à Rome sous la direction du grammairien Apion qui, tout en enseignant les lettres et l’histoire, était aussi versé dans les diverses sciences. Ses études finies, Pline qui, en sa qualité de chevalier, était admis dans les grandes familles, vit de près la cour des empereurs Caligula (37-41) et Claude (41-54). Ensuite, après un court séjour en Afrique, il alla commander une aile de cavalerie en Germanie, où il fut le compagnon d’armes du futur empereur Titus (79-81). Très en faveur sous Vespasien (69-79), avec lequel il vécut dans une sorte d’intimité, il se vit chargé, avec le titre de procureur, de l’administration de plusieurs provinces. Enfin, c’est sous Titus, au moment de l’éruption du Vésuve qui engloutit Stabies, Herculanum et Pompéi, qu’il périt, à peine âgé de cinquante six ans, en observant le phénomène à Stabies (79). A cette époque il commandait une flotte rassemblée à Misène (près de Naples), pour défendre les côtes de l’Italie méridionale contre les pirates.

     

    Si cette vie assez courte se déroula presque tout entière dans les charges militaires et politiques, sans se dérober un seul instant, comme les anciens Romains, à ses devoirs civiques, elle n’empêcha pas son œuvre d’être volumineuse. En effet, outre son vaste ouvrage sur l’Histoire naturelle, il laissa un grand nombre d’écrits sur les sujets les plus divers : un traité d’art militaire sur la Manière de lancer le javelot à cheval, une Histoire des guerres de Germanie, très consultée par Tacite, un ouvrage sur l’Homme de lettres, une Dissertation grammaticale sur l’équivoque, enfin une Histoire de son temps.

     

    On aurait peine à comprendre pareille fécondité sans les détails que son neveu et lui-même nous ont laissés sur son prodigieux labeur. Levé avant le jour, Pline travaillait même la nuit : c’est ce qu’il appelait ses « moments de loisirs ». Partout il était accompagné d’un secrétaire à qui il dictait des notes et des extraits, écoutant des lectures jusque dans son bain. C’est ainsi qu’il laissa à son neveu, Pline le Jeune (61-112), cent soixante cahiers de notes écrits d’une écriture très fine au recto et au verso.

     

    Rien que son Histoire naturelle, le seul de ses ouvrages que nous possédions encore, eût suffi à défrayer l’activité d’un homme laborieux. On en jugera par l’énumération des matières qui y sont contenues. Divisée en trente sept livres, elle s’ouvre par une préface, sous forme de lettre à Titus, et par l’indication des sources où l’auteur a puisé : il a fait dit-il, « vingt mille extraits d’environ deux mille volumes qui proviennent de cent auteurs de choix ». Le second livre est une description physique du monde. La géographie prend les livres III à VI. Le septième livre est consacré à l’étude de l’homme. Il examine ensuite les mammifères dans le huitième, les poissons dans le neuvième, les oiseaux dans le dixième, les insectes dans le onzième. Puis, passant à la botanique, il traita des arbres, des arbrisseaux exotiques dans les livres XII et XIII, des arbres fruitiers dans les quatorzième et quinzième, des plantes et arbres sauvages dans le livre XVI, de l’arboriculture dans le dix-septième, des grains dans les dix-huitième et dix-neuvième, de l’agriculture du vingt au vingt-septième. Il reprend ensuite au point de vue médical l’examen de la botanique (XXVIII, XXXII), et de la zoologie. Enfin la minéralogie, considérée surtout dans ses rapports avec la vie et avec l’art, occupe la partie de l’ouvrage qui s’étend des livres XXXIII à XXXVII. Le livre XXXIV, sorte d’histoire de l’art antique, offre un intérêt tout spécial. Bref, un monument imposant, même s’il n’a rien de véritablement savant, surtout vu de nos jours.

     

    Michel Escatafall

  • Sénèque, un stoïcien qui a toujours gardé son indépendance

    Dans la dernière phrase de mon précédent article, j’avais écrit à propos de Sénèque : « Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il donnait des grâces à la sagesse ». Mais qu’était-ce donc que cette sagesse qu’il parait de tellement d’arguments ? Elle consistait à « appeler uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et ne comptait la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l’âme, au nombre ni des biens, ni des maux ». C’est la morale stoïcienne. Mais il faut remarquer que Sénèque a toujours voulu garder son indépendance : « Je ne me suis pas fait une loi de ne rien hasarder contre le dire de Zénon et de Chrysippe ». Si bien que les leçons de l’école prennent chez lui un tour nouveau parfois et ont toujours un accent personnel. « Quelle que soit la valeur de mes lettres, je vous prie de les lire comme venant d’un homme qui cherche opiniâtrement la vérité qu’il n’a point encore trouvée ; car je ne suis assujetti à personne et je ne m’autorise du nom de personne ».

    Sénèque n’a jamais eu d’idée bien ferme sur la nature de Dieu. Quelquefois il le conçoit à la façon des stoïciens, c’est-à-dire qu’il le confond avec la nature même : « Voulez-vous l’appeler nature ? Le mot sera juste, il est le souffle qui nous anime. Voulez-vous voir en lui le monde lui-même , vous n’aurez pas tort ; il est tout ce que vous voyez ». Mais, parfois aussi, il se le figure comme un être personnel, exerçant une action bienfaisante sur chacun de nous : « Semblables à de bons pères qui sourient aux colères de leurs petits-enfants, les dieux ne cessent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui doutent de l’auteur des bienfaits ; d’une main toujours égale, ils répartissent les dons sur tous les peuples, n’ayant reçu en partage que le pouvoir de faire le bien ».

    A noter que Sénèque ne songe point à faire de la croyance à la divinité le fondement même de la morale : il est si loin de voir en Dieu (Sénèque n’était pas polythéiste même s’il écrivait ou disait les dieux), comme les modernes, le souverain juge qui récompense le bien et punit le mal, celui en qui la justice idéale trouve sa sanction. A ses yeux l’homme de bien ne relève que de sa conscience. D’ailleurs lui-même affirme « qu’il n’est pas le serviteur de Dieu, il s’associe à ses desseins ». Aussi Sénèque ne veut pas qu’on prie la divinité ni qu’on lui rende un culte : « Abolissons cette coutume d’aller saluer les images des dieux au matin et de s’asseoir aux portes de leurs temples…On honore Dieu en le connaissant…Le premier culte des dieux, c’est de croire qu’il y a des dieux. Voulez-vous avoir les dieux propices ? Soyez homme de bien ; c’est les honorer que les imiter ».

    Tout préoccupé de morale pratique, Sénèque, on le voit, n’a point approfondi la philosophie religieuse. Pourtant c’est sur la croyance en Dieu qu’il fonde le principe le plus important de sa morale, celui d’où il tirera tous les préceptes applicables aux rapports des hommes entre eux : je veux dire le principe de l’égalité originelle, d’où découlent les devoirs de justice et de fraternité : « Ce monde, qui enferme les choses humaines et les choses divines, n’est qu’un. Nous sommes les membres de ce vaste corps. La nature (c’est ici le nom que Sénèque donne à Dieu) nous a rendus tous parents en nous engendrant d’une même manière et pour une même loi…C’est elle qui a établi la justice et l’équité ; selon ses constitutions, c’est un plus grand mal de faire une injustice que d’en recevoir ; c’est par son ordre que les mains doivent  être toujours prêtes à porter secours ».

    C’est ainsi qu’il est amené à répudier l’esprit exclusif, qui avait animé les sociétés antiques et multiplié les guerres de nation à nation, de cité à cité. Plus de frontières : « Comme l’homme est mesquin avec ses frontières ! Le Dace ne franchira pas l’Ister ; le Strymon servira de limite à la Thrace ; l’Euphrate sera une barrière contre les Parthes…Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas ainsi un carré de jardin en cent provinces » ? Plus de castes ! « Nous avons tous un nombre égal de prédécesseurs, et il n’y a personne aujourd’hui dont l’origine ne soit hors de toute mémoire. Platon dit qu’il n’y a point de roi qui ne soit sorti d’un esclave, ni d’esclave qui ne soit issu d’un roi…Qu’est-ce qu’un chevalier romain ? Qu’est-ce qu’un affranchi et un esclave ? Ce sont des noms que l’injustice a introduits dans le monde ».

    La vie de l’homme doit être sacrée à l’homme, donc plus de batailles, et dans son Traité de la Colère, Sénèque trace un tableau émouvant des horreurs que la guerre déchaîne. Surtout, plus de ces jeux sanglants où de malheureux gladiateurs s’égorgent pour le plaisir d’une foule brutale : « Mais, dit-on, ces combattants sont des criminels. Celui-ci est un bandit. Eh bien ! Il a mérité d’être pendu. Celui-là, un assassin. Qu’on le tue. Mais toi, qui es assis sur ces gradins, qu’as-tu fait pour être condamné à un pareil spectacle ?» Le sage réprouve nécessairement toutes ces violences. La pensée toujours présente à son esprit, c’est que partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. « Il essuiera les larmes de celui qui pleure…Il offrira la main au naufragé ; à l’exilé, l’hospitalité ; à l’indigent, l’aumône; non cette aumône humiliante que la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants jettent avec dédain aux malheureux qu’ils secourent, et dont le contact les dégoûte ; mais il donnera comme un homme à un homme sur le patrimoine commun. Il rendra le fils aux larmes d’une mère, il fera tomber les chaînes de l’esclave, il retirera de l’arène le gladiateur, il ensevelira même le criminel ». Bien plus, ce n’est pas assez d’être bon pour les malheureux, il faut être indulgent avec les coupables : « Pourquoi haïr ceux qui font mal, puisque c’est l’erreur qui les entraîne ? » En effet, il n’est pas possible à un homme sage de haïr ceux qui s’égarent, et il y a bien plus d’humanité à témoigner à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, à les ramener, non à les poursuivre. Quel est le médecin qui se fâche contre ses malades ?

    On est étonné, après tant de belles paroles, si pleines d’humanité, d’entendre Sénèque déclarer que « si le sage doit être secourable, il ne doit pas être compatissant…qu’il doit faire le bien dans le calme de son cœur et d’un visage inaltérable ». Nous sommes ici dans une forme de prétention qui faisait de l’insensibilité un idéal et voulait, ne distinguant pas entre les passions généreuses ou basses, que l’homme ne dépendit d’aucune d’elles. Nous éprouvons aussi de la surprise à voir un philosophe qui prescrit aux hommes le respect de la vie d’autrui, demander que chacun fasse si bon marché de sa propre existence. Partout dans ses traités et dans ses lettres reviennent des encouragements passionnés à nous détacher de la vie. Mais ce n’est point comme un disciple fanatique que Sénèque accueille ces exagérations de la doctrine stoïcienne, car il reste pratique et ne répète pas une leçon apprise dans les livres des maîtres, donnant des conseils utiles pour l’époque où il vit. Face à la servitude imposée par les Césars, ne fallait-il pas inspirer un amour ardent et exclusif  de la liberté intérieure ?

    N’y avait-il pas une âpre consolation pour les hommes qui, au temps de Néron, vivaient, comme dit Sénèque, « le cou sous la hache », à penser que l’empereur étaient moins qu’eux-mêmes maître de leur existence ? En fait Sénèque « a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations », pour parler comme le philosophe Garat, lequel vécut à l’époque de la Terreur sous la Révolution…ce qui donne à cette pensée tout son poids. Plus généralement, nous dirons que Sénèque a su s’accommoder à son temps.

    Michel Escatafal

  • A propos du caractère de Sénèque et de son enseignement

    Il y a dans la vie de Sénèque des actes que rien n’excuse, mais que tout explique. Il ne pouvait empêcher ni l’assassinat de Britannicus, ni celui d’Agrippine. Néanmoins, en mourant, il pouvait se dispenser d’avoir à louer le parricide.  Il eut le tort de vivre quelques années de trop, non par lâcheté sans doute, mais parce qu’il pensa pouvoir encore faire quelque bien et prévenir de nouveaux crimes. L’illusion était grande et on est libre de la lui reprocher. Mais il ne faut pas en abuser contre un homme qui fut dupe et victime autant que complice. Il ne faut pas surtout reprendre contre lui les accusations des délateurs de son temps, refuser toute autorité, toute dignité à son caractère et dire comme Saint-Evremond : « Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort ».

    Entre les mœurs et les écrits de Sénèque, il n’y a point de contradiction. Sans doute il posséda d’immenses richesses, mais il les posséda un peu à son corps défendant et en fit bon usage : sa bienfaisance était proverbiale, comme en a témoigné Juvénal. Quand il le fallut, il se priva sans peine des jouissances de la fortune et, gaiement, vécut comme un pauvre : « Mon matelas est à terre et moi sur mon matelas. De deux manteaux l’un sert de couverture et l’autre de courtepointe. Il n’y a rien à retrancher de notre dîner, car il est prêt en moins d’une heure. Mais, comme je ne suis jamais sans figues, non plus que sans tablettes, elles me servent de viande quand j’ai du pain, et de pain quand je n’ai point de viande ». 

    Par la façon dont il mourut, il montra bien qu’il n’était point esclave de l’amour de la vie et, ainsi, sa conduite appuie les paroles par lesquelles il se défendait contre les reproches de ses ennemis : «  Je n’aime pas les richesses, mais je les préfère…je ne rejette pas celles que je possède, mais je les domine. Je veux qu’une matière plus ample soit fournie à ma vertu…En quelque moment que la nature rappelle mon âme, ou que ma raison la délivre, je m’en irai en prouvant que j’aimais les belles études et la bonne conscience ». Il est d’ailleurs bien étonnant qu’on ait si vivement attaqué un homme qui n’eut point d’arrogance, qui ne prétendit jamais avoir atteint la perfection et au contraire confessa volontiers sa faiblesse. « C’est bien tard, nous dit-il, après m’être lassé à courir de tous côtés, que j’ai connu le droit chemin…J’ai reconnu les effets des préceptes salutaires par l’application que j’en ai faite sur mon propre mal. Il n’est pas tout à fait guéri, mais du moins ne s’aggrave plus ».

    Sénèque pensait que nul ne saurait donner efficacement un enseignement moral, s’il ne le fortifie par ses exemples : « Platon et Aristote, et tous les philosophes qui se sont partagées en diverses sectes, ont plus appris des mœurs que de la doctrine de Socrate ». Il lui parut, comme il nous paraît, que sa vie ne lui interdisait pas d’être un maître de sagesse. Et de fait ses leçons furent précieuses à bien des titres, souvent par le tact et le bon sens, plus souvent par l’ingéniosité et l’éloquence, toujours par la bonne volonté et l’ardeur qu’il y apporte. Il avait vraiment la vocation de l’enseignement, comme en témoigne ces deux phrases : « Je ne prends plaisir à apprendre quelque chose que pour l’enseigner aux autres. Je refuserais même la sagesse, si elle m’était offerte à condition de la tenir cachée et de ne la communiquer à personne ».  Avec de pareilles dispositions, il devait naturellement chercher par tous les moyens à agir fortement sur ceux à qui il s’adressait. Aussi son premier soin fut-il de restreindre le nombre de ses disciples pour pouvoir bien les connaître. Avec une attentive pénétration il les observe, tient compte de leur âge, de leur condition, surprend les secrets de leur cœur, entre dans les replis de leur conscience, et alors, approprie ses conseils à leur nature et à leur fortune.

    A un jeune homme comme Sérénus, affecté de langueurs sans cause, de tristesses sans motif, qui s’ennuie et ne sait quoi faire de son existence, il prescrira la vie politique qui occupera son âme. Un autre jour, sans doute parce qu’il avait affaire alors à quelque ambitieux ardent, il vantera la retraite, l’abstention politique (De la brièveté de la vie). Il n’y a d’utile que ce qui est possible, ce qui signifie qu’il faut se garder d’avoir trop d’exigences. Lucius est procurateur en Sicile, et il jouit d’une trop grande opulence. Sénèque en célébrant la pauvreté, n’ira point lui demander de se dépouiller de ses richesses. « Oh, que celui-là est grand, lui dit-il, qui se sert de sa vaisselle de terre comme si c’était de la vaisselle d’argent ! Mais celui-ci n’est pas moindre, qui se sert de vaisselle d’argent comme si c’était de la vaisselle de terre. En vérité c’est une imbécilité d’esprit de ne pouvoir supporter les richesses ».

    Rien d’absolu, comme nous pouvons le constater, dans cet enseignement. Il tient compte des personnes plus que des abstractions et Sénèque applique, en morale, ce que pourrait dire un médecin de notre époque : « Il n’y a pas de maladies ; il y a des malades ». Pas de préceptes généraux, mais beaucoup de maximes pratiques fréquemment répétées sous des formes diverses. « Ce qui nous est salutaire doit souvent être manié et retourné, afin que cela nous soit familier, que nous l’ayons sous la main ». En même temps, persuadé qu’on enseigne mal, lorsqu’on ennuie, Sénèque se met en grande dépense d’esprit pour intéresser à ce qu’il dit. Il est tout plein de comparaisons ingénieuses : veut-il montrer comme nous sommes aveugles sur nos défauts ? « La folle de ma femme, nous dit-il, a perdu subitement la vue…Elle ne sait pas qu’elle est aveugle, elle croit que c’est la maison qui est obscure, et prie son gouverneur de l’en déloger. Or sachez que ce défaut qui nous fait rire nous est commun avec cette folle ». Il place de piquants tableaux de mœurs, au point que certains ont écrit que plusieurs de ces tableaux appelait la comparaison avec La Bruyère. Enfin, sa riche mémoire lui fournit en abondance les anecdotes qui délassent et renouvellent l’attention, et qu’il sait conter à merveille. Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il « donnait des grâces à la sagesse ».

    Michel Escatafal