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littérature romaine - Page 4

  • Juvénal doit à la postérité sa place dans la littérature romaine

    Bien que Juvénal ait écrit une œuvre bruyante, ses contemporains ne nous ont pas parlé de lui, ce qui peut paraître paradoxal quand on pense à la place que lui a réservée la postérité. Seul Martial lui adresse des épigrammes qui ne nous apprennent pas grand chose sur sa vie et sa personne. Quant à lui, il ne se met guère en scène. Nous ne savions sur son compte que ce que nous apprenaient des notices fort suspectes, quand une inscription, assez récemment découverte, a permis d’éclairer quelques points de sa biographie.

    On ne peut fixer la date de sa naissance à Aquinum (Campanie) : il semble qu’il faille la placer vers l’an 57. Etait-il fils d’un affranchi, comme on l’a dit ? Rien ne le prouve, et les dédains qu’il manifeste pour les parvenus invitent plutôt à croire qu’il était d’origine libre, sinon noble. Il eut au moins de l’aisance, car il tenait un rang à Aquinum, fut tribun de l’ordre équestre (titre honorifique), flamine de Vespasien, et élèva à ses frais un sanctuaire à Cérès.

    Quant il reçevait ses amis, sa table était sinon somptueuse, du moins largement pourvue. En outre, nous savons que jusqu’à quarante ans, s’il déclama, ce fut pour son plaisir et non pour gagner sa vie. Il eut peut-être l’ambition de sortir de sa sphère modeste, car nous le voyons faire sa cour aux puissants du jour, ce qui n’a rien d’original pour les gens de lettres. Cependant, malgré son talent, il ne réussit pas à se pousser dans le monde des patriciens ou des lettrés, les personnages qu’il nomme dans ses satires comme des amis ou des familiers étant tarés ou inconnus.

    C’est vers la quarantième année après l’avènement de Nerva, fondateur de la dynastie des Antonins et empereur de 96 à 98, qu’il commença à faire connaître ses satires, probablement par des lectures. On ignore quelle impression elles produisirent, et si la renommée littéraire dédommagea le poète des échecs de son ambition. Sa vie se prolongea jusqu’au début du règne d’Antonin le Pieux (empereur de 138 à 161).

    Les biographes anciens prétendent qu’à un moment il aurait été exilé, mais les motifs qu’ils donnent de ce bannissement sont tout à fait invraisemblables, et ils ne s’accordent ni sur la date, ni sur le lieu de l’exil. Quant à Juvénal lui-même, il ne laisse entendre nulle part qu’il ait été contraint de quitter Rome. Peut-être n’y-a-t-il là qu’une de ces légendes comme en a tant inventé l’imagination romanesque des grammairiens de la basse époque.

    Nous avons seize satires mises sous le nom de Juvénal, chacune ayant un sujet propre, avec dans l’ordre de un à quinze : Pourquoi Juvénal écrit des satires, Les Hypocrites, La Vie à Rome, La terreur sous Domitien, Les Parasites, Les Femmes, Misère des gens de lettres, La Noblesse, Les débauchés, Les Vœux, Le Luxe de la Table, Les Captateurs de testament, La Conscience, L’Exemple, Le Fanatisme. Reste la dernière, la seizième, sur Les Privilèges de l’état militaire, qui est inachevée et dont on n’est pas sûr qu’elle puisse être attribuée  à Juvénal.

    Etudions à présent le caractère pittoresque et oratoire de la satire dans Juvénal, en faisant  d’abord la comparaison avec quelques autres poètes très connus. Ainsi, chacun s’accorde à dire que les Satires de Perse sont des dissertations morales, parfois éloquentes. Avec Horace nous sommes en présence de fines analyses psychologiques, de caractères délicatement étudiés et rendus vivants par un dessin délié et exact. Le talent propre de Juvénal c’est de tracer des caricatures puissantes, enlevées d’un trait violent et peintes d’une couleur saisissante et brutale. Avant tout sa satire est pittoresque. Ce n’est pas lui qui mettrait ses personnages dans un décor vague et abstrait : les localités ont, dans ses vers, une physionomie accusée, inoubliable.

    Dans sa troisième satire il a évoqué la Rome impériale et l’a fait revivre jusque dans ses verrues, surtout dans ses verrues. Voici, dans un lointain faubourg, « les vieilles arcades humides de la porte Capène ». Voici le bois sacré qui entoure la fontaine de la nymphe Egerie, et dont on a loué les arbres à des mendiants juifs qui, « pour tout mobilier ont un panier et un peu de foin ». Dans un vieux quartier où les maisons se pressent, où les étages s’entassent les uns sur les autres, voici la mansarde d’un poète : « Le poète Codrus (poète qui vivait sous l’empire de Domitien) avait pour tout bien un grabat, six petits pots, ornement de son buffet ; au-dessous de cette tablette de marbre, une statuette accroupie du centaure Chiron, une coupe de grandeur médiocre. Enfin un vieux coffre renfermant quelques livres grecs que les rats rongeaient,  les barbares » !

    Quant aux personnages, on peut être assuré que Juvénal les a vus, car c’est par les yeux d’abord que les choses le prennent. Pourquoi a-t-il écrit des satires ? Il nous le dit lui-même : « Quand Moevia, la gorge au vent, descend dans l’arène et plante son épieu dans le flanc d’un sanglier d’Etrurie ; quand je vois la fortune de tous nos patriciens  effacée par l’opulence de ce drôle, qui jadis, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous mon rasoir ; quand un faquin, sorti de la canaille d’Egypte, un esclave de Canope, un Crispinus en un mot, ramène fièrement sur son épaule la pourpre tyrienne, et agite pour les rafraîchir ses doigts qui portent des bagues d’été, des bagues plus lourdes accableraient sa délicatesse, oh !alors ! il est malaisé de ne pas écrire des satires ». En fait, il est moins saisi par la pensée du vice que par son image, et le désordre moral le préoccupe moins dans ses effets et dans ses causes que dans le spectacle qu’il donne.

    La misère, la laideur, les flétrissures que marquent les basses passions sollicitent surtout son pinceau. Poètes faméliques, parasites aux dents longues, avocats sans causes, médecins sans clientèle, mendiants, voleurs, rôdeurs de nuit, voilà les modèles qu’il aime à reproduire. Presque seul il nous fait connaître les bas-fonds de la grande ville. Il s’arrête à la porte d’un palais et ne manque pas de prendre un croquis de ce pauvre client «  dont la tunique est sale et déchirée, la toge crottée, les souliers fendus, béants et couturés de cicatrices que signalent des reprises faites avec du gros fil ».

    Une autre fois, avec une sorte d’emportement, il va se complaire à étaler  la décrépitude du vieillard, proie des coureurs d’héritage. Même l’histoire ne lui en impose pas, notamment quand il parle d’un certain  Annibal qui, porté sur un éléphant, marche sur Rome après toutes ses victoires. « Oh ! la bonne tête, l’excellente caricature que ce borgne juché sur sa grosse bête de Gétulie » ! Parfois aussi, pour faire ressortir ces grotesques ou repoussantes figures, Juvénal évoque avec une singulière puissance les grandes images épiques, par exemple quand il fait revivre, en regard des femmes frivoles et perverties de son époque,  la matrone romaine des temps héroïques.

    Mais à côté de cet éclat pittoresque, ces satires ont aussi un mouvement oratoire. Juvénal, comme nous le savons, déclama jusqu’à la quarantième année. De l’école il garda quelques habitudes fâcheuses, surtout la tendance à tout exagérer, à sacrifier la mesure à l’effet. Mais de ses longues études d’orateur il avait aussi retenu une allure ample, régulière et rapide. Ses pièces sont toutes d’une composition simple et l’intérêt y est habilement et fortement gradué. Avec Juvénal, il y a le plaisir de voir développées des idées claires dont on avait  deviné l’enchaînement, mais auxquelles un grand artiste donne le mouvement et la vie. Bien plus, dans chacune des parties qui forment ces ensembles, le poète observe une  constante progression et comme un crescendo continu.

    Dans sa dixième satire il veut faire ressortir la folie des vœux que forment les hommes : entre autres choses, ils demandent aux dieux une longue vie, ce qui pour Juvénal est pure folie, car vouloir vieillir est à ses yeux se condamner à toutes les infirmités de la hideuse décrépitude. Il va même jusqu’à dire que l’intelligence même abandonne le vieillard. Et si la vie est vraiment très longue, comme par exemple Priam, celui-ci « eut la douleur  de  voir tout s’effondrer autour de lui, l’empire d’Asie croulant sous le fer et la flamme », ajoutant ensuite que « soldat aux pas tremblants, il pose la tiare, prend les armes et s’abat au pied de l’autel du grand Jupiter, immolé comme un vieux bœuf qui, devenu un objet de dédain pour l’ingrate charrue, présente au couteau de son maître son cou lamentablement décharné ». Quel tableau plus funèbre après tant d'images de deuil et quelle conclusion plus poignante après tant d’idées lugubres ? Et oui, c’est tout cela Juvénal !

    Michel Escatafal

  • A propos de l’œuvre de Perse

    Le caractère des Satires

    Etudions à présent le caractère des Satires dans lesquelles Perse étudie les mœurs, mais à la façon des philosophes, ce qui signifie qu’il ne fait pas d’études de mœurs comme les poètes et les artistes. On donnait aux écoliers, dans l’ancienne université, des exercices qu’on nommait des éthopées : il fallait peindre l’orgueilleux, le prodigue, l’ambitieux, etc. Les peintures de Perse ressemblent à des compositions de ce genre traitées par un élève de talent supérieur. Tout y est général et abstrait, et les personnages n’ont pas de date : cet hypocrite qui tout haut demande aux dieux « bon sens, bonne renommée, bonne foi », et tout bas sollicite la mort d’un oncle à héritage, n’est d’un temps, d’aucun pays.

    Où donc Perse a-t-il vu ces grands qui ont la présomption de s’occuper des affaires publiques et dont il nous parle dans sa quatrième satire ? Etait-ce à Rome ? Non, il s’est souvenu d’un entretien de Socrate et Alcibiade. Gourmands, avares, ne sont point tracés d’après le modèle vivant. Perse a étudié les caractères généraux de leur vice dans les livres de morale, ayant entrevu leurs traits dans Horace, Lucilius, ou les comiques Eupolis, Aristophane, dont il prétend relever, mais il ne les a pas vus chez eux ou dans la rue.

    Très préoccupé, très passionné par la politique, comme le monde au milieu duquel il vivait, il a, paraît-il, rempli son livre d’allusions. C’est par là que ce livre était actuel, par là qu’il eut un grand succès près des contemporains.  Mais ces allusions forcément très voilées, sont presque toutes perdues pour nous. Nous n’entrevoyons que quelques railleries sans grande portée contre la métromanie de Néron. Il est pourtant un portrait que Perse a enlevé avec verve et à qui il a donné du relief : c’est celui du centurion, du soudard grossier, couvert de varices et velu comme un bouc qui, d’un rire épais insulte les philosophes et les rêveurs, en attendant de leur porter l’ordre de s’ouvrir les veines : ce personnage, on le connaissait bien dans la maison de Thraséa.

    Mais le plus souvent les Satires de Perse ne sont que des déclamations morales, qui ont de l’intérêt pourtant, parce qu’elles décèlent une âme ardente, sincère et élevée. Ce sont de beaux vers que ceux où il déplore la dépression des caractères, l’abaissement des âmes : « Ô cœurs penchés vers la terre, Oh ! que vous êtes vides des pensées d’en haut ». Ce sont aussi de beaux vers que ceux où il nous dit son idéal : « Une âme affermie dans les sentiments de la justice et du droit, un cœur qui ne cache en ses replis aucune pensée mauvaise, un caractère auquel l’honneur a donné sa généreuse trempe ». Ce sont encore des beaux vers que ceux où il nous montre le châtiment des tyrans, « séchant de regret en voyant la vertu qu’ils ont abandonnée », pris d’angoisse et se disant tout bas : « Je suis perdu, je tombe, je tombe » !

    Quelquefois la pensée s’éclaire d’une allégorie dramatique, comme dans la scène du marchand placé entre la Cupidité et la Paresse. D’autres fois elle éclate en apostrophes éloquentes : « Vends ton âme à l’intérêt ; brocante ; cours à tous les bouts de la terre…Double ton avoir ; c’est fait ? Triple, quadruple, décuple ta fortune. Va toujours »…  Par malheur l’haleine est courte et le souffle manque vite au poète.

    Le goût de Perse et son style

    Les excellents maîtres de Perse  lui donnèrent un goût vigoureux et sain. Ses auteurs préférés, ceux qu’il cite et qu’il imite, sont les poètes de l’ancienne comédie grecque, Lucilius et Horace. Sa première satire contient des critiques très vives contre l’affectation des littérateurs de son temps. Il raille les imitateurs des poètes alexandrins qui, après Ovide, s’attardent encore aux descriptions fabuleuses et aux récits mythologiques, s’obstinant  à «  faire bouillir le pot-au-feu de Procné ou celui de Thyeste ». Il ne ménage pas ceux qui veulent mettre l’archaïsme à la mode « lisant la Briséïs d’Attius et ses vers boursouflés ou Pacuvius et sa barbare Antiope ».

    A son gré, ces poètes insipides sont responsables « de l’affreux gâchis qui règne dans notre langue, et de ce jargon, la honte de notre temps ». Il signale, comme un danger, cette enflure que les Espagnols, frais débarqués à Rome, allaient mettre à la mode, cette poésie « qu’on fait ronfler avec de robustes poumons ». De plus nous savons  par lui-même quel était son idéal : « Toi, se fait-il dire par son maître Cornutus, tu t’en tiens au langage de tous ; tout ton mérite est dans la vivacité du tour, dans l’agrément uni à la simplicité ; c’est sur un ton naturel que ta critique fait pâlir le vice, et, tout en se jouant, le perce de ses traits.

    Il faut considérer que, dans ces vers, Perse nous a dit plutôt ce qu’il voulait faire que ce qu’il a fait. Ses principes de critique sont excellents, mais, en écrivant, il ne sait pas les appliquer. Rien de plus heurté, de plus décousu que la composition de ses différentes pièces : à chaque instant il rompt la trame des idées au point qu’on est fort en peine de donner à chacune de ses satires un titre qui lui convienne exactement, tant leur sujet est peu arrêté et peu précis. De là sans doute, plus encore que de son langage, vient la proverbiale obscurité de son style. Sans doute, cette obscurité, on l’a très ingénieusement excusée en disant que, même en écrivant, il ait voulu transporter jusque dans son style les habitudes de sa vie morale,  mais il n’en est pas moins vrai que Perse, intéressant par la pureté de sa vie, la sincérité de ses convictions, l’élévation de ses doctrines, qui éclairent parfois ses satires de belles lueurs de talent, reste en dernière analyse un méchant écrivain.

    Michel Escatafal

  • Perse : rien dans sa vie ne le préparait à la satire

    S’il est vrai que la satire vit surtout d’observations, que le talent du poète satirique se fortifie et se développe par la variété des relations et des rencontres, rien dans la vie de Perse ne semblait le préparer au genre qu’il a traité. Perse, né en 34 en Etrurie, passa son  enfance à Volaterra. Son père étant mort quand il avait six ans, son éducation fut dirigée par sa mère Fulvia Sisenna. Amené par elle à Rome vers sa douzième année, il y entendit les leçons des maîtres les plus célèbres, le grammairien Palémon qui lui apprit les règles de la poésie, le rhéteur Verginius Flavius dont les déclamations enthousiasmaient si fort la jeunesse, qu’il devint suspect au pouvoir et fut exilé.

    A quinze ans Perse eut pour  maître de philosophie le stoïcien Cornutus (exilé par Néron parce que n’ayant pas suffisamment apprécié ses vers) : ce fut pour le jeune homme une heure décisive, son âme et son esprit avaient trouvé un guide, sa vie une direction, et il devint comme le pupille de Cornutus.  « Le jour, écrit-il à son maître, où je quittai la pourpre qui protège l’enfance…et suspendis ma bulle d’or en offrande à mes lares court-vêtus…, je me soumis à ta discipline. Grâce à toi, la philosophie, cette fille de Socrate, ouvrit ses bras à ma jeunesse…ton art façonna mon âme, ton pouce lui donna sa forme ».

    Les enseignements de Cornutus étaient soutenus par les exemples que Perse trouvait autour de lui : il était de l’intimité de Thraséa, ce sage sans arrogance, qui, sous Néron, sut bien vivre et bien mourir. Il fut entouré par un cercle de nobles femmes, sa mère, sa sœur, qu’il aimait d’une tendresse exemplaire, Arria, la femme de  Thraséa qui voulut partager la mort de son mari, Fannia, sa fille, qui plus tard suivit son époux, Helvidius Priscus, dans l’exil.

    Rien que de pur dans ce milieu, rien que de grave dans cette famille dont tous les membres  s’étaient destinés à la proscription. Perse ne sortit pas de ce monde de choix. Il avait connu Lucain à l’école, mais il ne semble pas que leurs relations aient continué. On le mit en rapport avec Sénèque, mais ce philosophe brillant et mondain, ne lui inspira que de la défiance. Il vécut ainsi à l’écart des hommes de son temps, ne connut d’eux que ce qu’il en entendait dire par ses parents et par son maître. Epris de rêve d’humanité, d’idéale vertu, au milieu de cette société violente et corrompue, il mourut à vingt-huit ans (en 62), laissant le souvenir d’une vie sans tache, d’une pureté unique.

    Il avait composé divers écrits que Cornutus, institué par lui légataire de ses ouvrages et d’une partie de sa fortune, jugea indignes d’être conservés. De son élève, il publia seulement, aidé dans cette tâche par le poète Césius Bassus, les six satires que nous avons. La première est dirigée contre les travers littéraires du temps, la seconde contre l’hypocrisie, la troisième contre la paresse,  la quatrième contre la présomption des grands, la cinquième traite de la vraie liberté et la sixième attaque l'avarice.

    Michel Escatafal

     

  • La Thébaïde et les Sylves

    La Thébaïde

    Quand on songe que Stace avait mis dans ce poème épique ses plus chères ambitions, qu’il y donna douze ans de sa vie, on est attristé en constatant la disproportion entre l’effort et le résultat. D’un mot, il manque à la Thébaïde non pas seulement l’intérêt véritable, mais tout simplement un intérêt. Etéocle et Polynice, les héros, paraissent à peine et n’ont pas de caractère. Les différents personnages figurent tour à tour, ont chacun leur chant et leur épisode, mais aucun d’eux ne nous retient et ne nous attache. Enfin l’action traîne en longueur, car le poète n’a pas su engager le drame : « Par lequel de tant de héros commencerai-je, ô Clio ? dit-il au début…j’hésite entre le fougueux Hippomédon, faisant reculer le peuple devant une digue d’ennemis immobiles, et la mort tant pleurée du bel Arcadien et l’horreur de chanter Capanée ».

    Et de cette hésitation, Stace n’en sort point : il multiplie les digressions, songes, jeux, etc., accumule les discours, mais ne peut se faire illusion à lui-même : au chant sept, il introduit Jupiter et le maître des dieux déclarant que les évènements marchent d’un pas trop lent, se prend à gourmander Mars : « Maintenant il oublie son ardeur belliqueuse, il diffère sa vengeance;  mais s’il ne hâte le moment de combattre … qu’il me rende ses chevaux, son épée, et qu’il perde son droit du sang ; j’ordonnerai que la paix règne partout ; Pallas suffira pour la guerre de Thèbes ».  Cela étant,  Jupiter a beau dire, l’action ne se hâte pas davantage  et quand le dénouement vient, on se dit qu’il aurait pu être indéfiniment retardé.

    De plus on sent que le poète ne sait pas prendre partie entre deux écoles de poésie, l’école de Lucain, qui veut être moderne, et l’école alexandrine, qui reste attachée aux anciens sujets et aux procédés d’Appolonius.  Au lieu de se rendre indépendant de l’une et de l’autre, il emprunte à celle-ci son merveilleux usé, ses amplifications mythologiques, à celle-là son goût des épisodes romanesques et des détails horribles : ce pauvre poète, spirituel et doux, étale des spectacles hideux, des scènes de furieuse férocité. Par exemple Tydée se faisant apporter la tête de Ménalippe : « Il la prend de la main gauche, et contemple avec une joie sauvage ces yeux hagards que la mort n’a pas encore rendus immobiles… et bientôt on le voit, tout couvert du sang de cette tête coupée et souillant ses lèvres de sang tiède encore ».

    En vérité la Thébaïde n’est rien d’autre qu’une série de morceaux brillants, et il n’y a pas d’intérêt dans ce poème parce qu’il n’y a pas d’unité. Et ce défaut on se l’explique aisément, si l’on songe qu’en composant son œuvre, Stace en débitait des morceaux dans les lectures publiques. Il fallait plaire à l’auditoire, et celui de demain pouvait ne pas ressembler à celui d’hier. De là ce manque d’harmonie dans le goût déjà signalé. Du moins devant ce public d’un jour Stace obtint des succès très vifs. Lorsqu’il devait faire une lecture, Rome, nous dit Juvénal, était en joie. Dans ces séances rapides on n’avait pas à s’inquiéter de la composition, du développement des caractères. On goûtait l’ingéniosité des détails, l’habileté du style, la dextérité de la versification. Nous retrouvons encore dans la Thébaïde quelque   chose de cela, mais nous jugeons que ce n’est pas suffisant pour une épopée.

    Les Sylves

    En fait le vrai talent de Stace s’exprime dans ces pièces rapides qu’il écrivait aujourd’hui sans penser à demain. Il s’y montre avec toute sa facilité d’improvisateur napolitain, prompt à saisir les couleurs et les formes, et habile à les fixer dans une description nette et brillante. C’est à lui qu’il faut recourir si l’on veut avoir quelque idée de ces merveilleuses villas que les riches Romains faisaient alors construire dans des sites charmants. Il suffit de voir par exemple la peinture de la maison de Pollius Félix, qui fut son mécène,  à Sorrente. Délicatement artiste, il s’enchante à la vue des objets d’art qui parent ces somptueuses demeures, nous les fait goûter, et ce d’autant plus aisément qu’il aidait sans doute leurs possesseurs à s’aviser de leur beauté. Nonnius Vindex avait pour surtout de table une statuette d’hercule, œuvre de Lysippe. Elle a ravi Stace d’une admiration intelligente et communicative : « Le protecteur de notre table était un Hercule qui me plongea dans l’extase, et que mes yeux ne se lassèrent pas de contempler. Le travail en était si beau! Il y avait tant de majesté contenue dans des bornes si étroites!  Le Dieu ! M’écriai-je, voilà le Dieu ! Certes il posa devant toi, ô Lysippe, lorsqu’il t’arriva de le représenter si petit et de le faire concevoir si grand ».

    Parfois aussi, quand il est de loisir, il nous entretient de ceux qu’il aime,  pleurant  la mort de son père avec une émotion vraie. Il est aussi vraiment touchant dans l’épître qu’il adresse à Claudia sa femme : il voulait l’engager à quitter Rome et à venir à Naples avec lui. Pour la décider, il lui rappelle avec bien du charme leur longue union, leur dévouement mutuel, leurs communes affections et cette fille, si aimable, dont les épouseurs ne veulent pas parce qu’elle est pauvre : « A Naples, lui dit-il, l’hymen viendra pour elle, l’hymen avec tous ses flambeaux. N’en est-elle pas digne par sa beauté, par tous les dons du cœur et de l’esprit ? Soit qu’elle tienne le luth entre ses mains, soit qu’elle module avec la voix de son père des sons répétés par les Muses, soit qu’elle prête une nouvelle grâce à mes vers, ou qu’elle déploie la blancheur de ses bras dans une danse gracieuse, toujours sa vertu surpasse son esprit, et sa modestie ses talents ». Et la pièce se termine par une description des campagnes de Naples, où revivent frais et jeunes les souvenirs du pays natal.

    Dans ses Sylves, Stace ne voyait qu’un divertissement : « Le seul mérite qui recommande ces pièces, c’est celui de la rapidité, car aucune ne m’a coûté plus de deux jours : quelques unes même ont été faites de verve, dans l’espace d’une journée. J’ai bien peur qu’elles ne portent avec elles la preuve de ce que j’avance ». Où Stace se préoccupait  surtout des négligences, nous goûtons le naturel, et c’est ce qui nous fait préférer ces poésies fugitives aux grandes œuvres où il s’est essayé sans réel succès pour la postérité.

    Michel Escatafal

     

  • Stace fut au moins un merveilleux versificateur

    littérature, histoireAprès Lucain une nouvelle voie sembla s’ouvrir, car finalement personne ne s’engagea dans celle qu’il avait essayé de tracer. Valérius Flaccus (mort en 90), qui écrivit sous Vespasien et Domitien, Silius Italicus (26-101), qui vécut jusque sous le règne de Trajan, revinrent le premier à l’épopée mythologique, le second à l’imitation du cadre que Virgile avait fourni avec son Enéide. Valérius Flaccus suivait l’alexandrin Appolonius de Rhodes, dans ses Argonautiques (qu’il n’eut pas le temps d’achever), et Silius Italicus racontait la Guerre punique et gâtait le beau récit de Tite-Live en y mêlant un merveilleux de pure convention. L’un et l’autre restaient impuissants  à donner par le charme du style quelque intérêt à ces froides compositions. Stace, qui les suivit, ne laissa point une œuvre plus élevée ni plus forte, mais ce fut du moins un merveilleux versificateur et un homme d’esprit. C’était aussi un fort honnête homme, toutes ces qualités paraissant suffisantes pour qu’on s’intéresse à lui.

    Stace était né à Naples, peut-être en 45. Son père, après avoir fait des vers, avait ouvert une école à Rome et son enseignement y fut goûté. Il eut pour élèves les enfants des grandes maisons, et put y introduire son fils, dont la précocité le ravissait. A l’ordinaire, ses succès de professeur ne l’enrichirent point et, quand il mourut, le jeune Stace n’eut d’autre héritage que les couronnes paternelles gagnées dans les concours. Il fallait vivre : ses vers devinrent son gagne-pain. Il célébra l’empereur Domitien, laissant de lui le portrait le plus rose, le décrivant même, comme Martial (40-104), beau comme un archange, alors que Tacite et Pline le considéraient comme un personnage noir et d’un physique peu engageant. Stace chanta aussi les favoris de l’empereur, les villas de ses protecteurs, composa des épithalames, des éloges funèbres : triste besogne sans doute, mais que la nécessité explique.

    Marié de très bonne heure, Stace, qui semble avoir été une âme tendre, avait adopté un enfant. Sa femme, Claudia, veuve lorsqu’il l’épousa, amena dans la maison du poète une fille  qu’il aima comme si elle eut été sienne.  Pour que ces êtres chers ne connussent pas le besoin, trop de fierté eût été dangereuse, et il y aurait sans doute mauvaise grâce à reprocher au pauvre Stace ses flatteries, puisque ni l’ambition, ni l’intérêt ne les lui dictèrent. Des excès de travail délabrèrent assez tôt sa santé, ce qui lui donna le désir de quitter Rome et sa vie fiévreuse pour la rétablir. Ensuite il voulut revoir son pays de Naples, et ne tarda pas à y mourir (dans les années 90).

    Nous avons de lui la Thébaïde, son œuvre majeure du moins pour l’ambition qu’il y mit, épopée en douze chants, et l’Achilléide, poème épique inachevé. La Thébaïde a pour sujet la lutte entre Etéocle et Polynice, alors que dans l’Achilléide il voulait développer toute la légende d’Achille, et raconter la vie du héros avant le siège de Troie et après la mort d’Hector. Les deux chants qu’il a écrits  contiennent les aventures d’Achille à Scyros, jusqu’au moment où il est reconnu par Ulysse. Stace a aussi publié un recueil des Sylves (c’était le nom que les Romains donnaient à ce qu’on a appelé chez nous poésies fugitives). Ce recueil est composé de trente-deux pièces, divisées en cinq livres, écrites en mètres divers et traitant de sujets d’actualité fournis par la vie du poète, de ses protecteurs, de ses parents, de ses amis.

    Michel Escatafal