Bien que Juvénal ait écrit une œuvre bruyante, ses contemporains ne nous ont pas parlé de lui, ce qui peut paraître paradoxal quand on pense à la place que lui a réservée la postérité. Seul Martial lui adresse des épigrammes qui ne nous apprennent pas grand chose sur sa vie et sa personne. Quant à lui, il ne se met guère en scène. Nous ne savions sur son compte que ce que nous apprenaient des notices fort suspectes, quand une inscription, assez récemment découverte, a permis d’éclairer quelques points de sa biographie.
On ne peut fixer la date de sa naissance à Aquinum (Campanie) : il semble qu’il faille la placer vers l’an 57. Etait-il fils d’un affranchi, comme on l’a dit ? Rien ne le prouve, et les dédains qu’il manifeste pour les parvenus invitent plutôt à croire qu’il était d’origine libre, sinon noble. Il eut au moins de l’aisance, car il tenait un rang à Aquinum, fut tribun de l’ordre équestre (titre honorifique), flamine de Vespasien, et élèva à ses frais un sanctuaire à Cérès.
Quant il reçevait ses amis, sa table était sinon somptueuse, du moins largement pourvue. En outre, nous savons que jusqu’à quarante ans, s’il déclama, ce fut pour son plaisir et non pour gagner sa vie. Il eut peut-être l’ambition de sortir de sa sphère modeste, car nous le voyons faire sa cour aux puissants du jour, ce qui n’a rien d’original pour les gens de lettres. Cependant, malgré son talent, il ne réussit pas à se pousser dans le monde des patriciens ou des lettrés, les personnages qu’il nomme dans ses satires comme des amis ou des familiers étant tarés ou inconnus.
C’est vers la quarantième année après l’avènement de Nerva, fondateur de la dynastie des Antonins et empereur de 96 à 98, qu’il commença à faire connaître ses satires, probablement par des lectures. On ignore quelle impression elles produisirent, et si la renommée littéraire dédommagea le poète des échecs de son ambition. Sa vie se prolongea jusqu’au début du règne d’Antonin le Pieux (empereur de 138 à 161).
Les biographes anciens prétendent qu’à un moment il aurait été exilé, mais les motifs qu’ils donnent de ce bannissement sont tout à fait invraisemblables, et ils ne s’accordent ni sur la date, ni sur le lieu de l’exil. Quant à Juvénal lui-même, il ne laisse entendre nulle part qu’il ait été contraint de quitter Rome. Peut-être n’y-a-t-il là qu’une de ces légendes comme en a tant inventé l’imagination romanesque des grammairiens de la basse époque.
Nous avons seize satires mises sous le nom de Juvénal, chacune ayant un sujet propre, avec dans l’ordre de un à quinze : Pourquoi Juvénal écrit des satires, Les Hypocrites, La Vie à Rome, La terreur sous Domitien, Les Parasites, Les Femmes, Misère des gens de lettres, La Noblesse, Les débauchés, Les Vœux, Le Luxe de la Table, Les Captateurs de testament, La Conscience, L’Exemple, Le Fanatisme. Reste la dernière, la seizième, sur Les Privilèges de l’état militaire, qui est inachevée et dont on n’est pas sûr qu’elle puisse être attribuée à Juvénal.
Etudions à présent le caractère pittoresque et oratoire de la satire dans Juvénal, en faisant d’abord la comparaison avec quelques autres poètes très connus. Ainsi, chacun s’accorde à dire que les Satires de Perse sont des dissertations morales, parfois éloquentes. Avec Horace nous sommes en présence de fines analyses psychologiques, de caractères délicatement étudiés et rendus vivants par un dessin délié et exact. Le talent propre de Juvénal c’est de tracer des caricatures puissantes, enlevées d’un trait violent et peintes d’une couleur saisissante et brutale. Avant tout sa satire est pittoresque. Ce n’est pas lui qui mettrait ses personnages dans un décor vague et abstrait : les localités ont, dans ses vers, une physionomie accusée, inoubliable.
Dans sa troisième satire il a évoqué la Rome impériale et l’a fait revivre jusque dans ses verrues, surtout dans ses verrues. Voici, dans un lointain faubourg, « les vieilles arcades humides de la porte Capène ». Voici le bois sacré qui entoure la fontaine de la nymphe Egerie, et dont on a loué les arbres à des mendiants juifs qui, « pour tout mobilier ont un panier et un peu de foin ». Dans un vieux quartier où les maisons se pressent, où les étages s’entassent les uns sur les autres, voici la mansarde d’un poète : « Le poète Codrus (poète qui vivait sous l’empire de Domitien) avait pour tout bien un grabat, six petits pots, ornement de son buffet ; au-dessous de cette tablette de marbre, une statuette accroupie du centaure Chiron, une coupe de grandeur médiocre. Enfin un vieux coffre renfermant quelques livres grecs que les rats rongeaient, les barbares » !
Quant aux personnages, on peut être assuré que Juvénal les a vus, car c’est par les yeux d’abord que les choses le prennent. Pourquoi a-t-il écrit des satires ? Il nous le dit lui-même : « Quand Moevia, la gorge au vent, descend dans l’arène et plante son épieu dans le flanc d’un sanglier d’Etrurie ; quand je vois la fortune de tous nos patriciens effacée par l’opulence de ce drôle, qui jadis, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous mon rasoir ; quand un faquin, sorti de la canaille d’Egypte, un esclave de Canope, un Crispinus en un mot, ramène fièrement sur son épaule la pourpre tyrienne, et agite pour les rafraîchir ses doigts qui portent des bagues d’été, des bagues plus lourdes accableraient sa délicatesse, oh !alors ! il est malaisé de ne pas écrire des satires ». En fait, il est moins saisi par la pensée du vice que par son image, et le désordre moral le préoccupe moins dans ses effets et dans ses causes que dans le spectacle qu’il donne.
La misère, la laideur, les flétrissures que marquent les basses passions sollicitent surtout son pinceau. Poètes faméliques, parasites aux dents longues, avocats sans causes, médecins sans clientèle, mendiants, voleurs, rôdeurs de nuit, voilà les modèles qu’il aime à reproduire. Presque seul il nous fait connaître les bas-fonds de la grande ville. Il s’arrête à la porte d’un palais et ne manque pas de prendre un croquis de ce pauvre client « dont la tunique est sale et déchirée, la toge crottée, les souliers fendus, béants et couturés de cicatrices que signalent des reprises faites avec du gros fil ».
Une autre fois, avec une sorte d’emportement, il va se complaire à étaler la décrépitude du vieillard, proie des coureurs d’héritage. Même l’histoire ne lui en impose pas, notamment quand il parle d’un certain Annibal qui, porté sur un éléphant, marche sur Rome après toutes ses victoires. « Oh ! la bonne tête, l’excellente caricature que ce borgne juché sur sa grosse bête de Gétulie » ! Parfois aussi, pour faire ressortir ces grotesques ou repoussantes figures, Juvénal évoque avec une singulière puissance les grandes images épiques, par exemple quand il fait revivre, en regard des femmes frivoles et perverties de son époque, la matrone romaine des temps héroïques.
Mais à côté de cet éclat pittoresque, ces satires ont aussi un mouvement oratoire. Juvénal, comme nous le savons, déclama jusqu’à la quarantième année. De l’école il garda quelques habitudes fâcheuses, surtout la tendance à tout exagérer, à sacrifier la mesure à l’effet. Mais de ses longues études d’orateur il avait aussi retenu une allure ample, régulière et rapide. Ses pièces sont toutes d’une composition simple et l’intérêt y est habilement et fortement gradué. Avec Juvénal, il y a le plaisir de voir développées des idées claires dont on avait deviné l’enchaînement, mais auxquelles un grand artiste donne le mouvement et la vie. Bien plus, dans chacune des parties qui forment ces ensembles, le poète observe une constante progression et comme un crescendo continu.
Dans sa dixième satire il veut faire ressortir la folie des vœux que forment les hommes : entre autres choses, ils demandent aux dieux une longue vie, ce qui pour Juvénal est pure folie, car vouloir vieillir est à ses yeux se condamner à toutes les infirmités de la hideuse décrépitude. Il va même jusqu’à dire que l’intelligence même abandonne le vieillard. Et si la vie est vraiment très longue, comme par exemple Priam, celui-ci « eut la douleur de voir tout s’effondrer autour de lui, l’empire d’Asie croulant sous le fer et la flamme », ajoutant ensuite que « soldat aux pas tremblants, il pose la tiare, prend les armes et s’abat au pied de l’autel du grand Jupiter, immolé comme un vieux bœuf qui, devenu un objet de dédain pour l’ingrate charrue, présente au couteau de son maître son cou lamentablement décharné ». Quel tableau plus funèbre après tant d'images de deuil et quelle conclusion plus poignante après tant d’idées lugubres ? Et oui, c’est tout cela Juvénal !
Michel Escatafal