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littérature romaine - Page 8

  • La philosophie de Cicéron

    Aujourd’hui je vais aborder une partie importante de l’œuvre de Cicéron, la philosophie, même si sur ce plan il ne saurait être comparé à Platon. A ce propos, pas plus en politique qu’en philosophie, il ne faut demander à Cicéron le désintéressement des penseurs grecs dont il s’inspire ou qu’il traduit parfois. La philosophie ne fut finalement qu’un moyen agréable d’occuper son existence, plus particulièrement quand il fut obligé de prendre une retraite anticipée après la défaite de Pompée à Pharsale (6 juin 48 av. J.C.), et la mort de César (15 mars 44 av. J.C.). Bien sûr, il n’avait pas attendu cette époque de sa vie pour découvrir la philosophie, mais pour lui cette discipline avait toujours eu pour but de d’enrichir et d’élever son éloquence, donc  de s’en servir pour lui-même et, accessoirement, pour ses concitoyens.

    Les Tusculanes, écrites au cours de l’été  45 dans sa villa de Tusculum, furent comme un réconfort pour ceux qui, après avoir lutté pour la cause de la république, voyaient arriver la vieillesse et la mort avec le sentiment de l’inutilité de leurs efforts et de leurs espérances. Pour mémoire, nous rappellerons qu’à ce moment  César  était dictateur à vie, et avait donc conquis la totalité du pouvoir à son seul profit, ce qui explique en grande partie la pensée de Cicéron quand il écrivit les Tusculanes.  Et ce n’est évidemment pas la religion, avec ses multiples dieux, qui pouvaient apporter consolation aux hommes cultivés. Toutefois cela n’empêcha pas Cicéron de consacrer ce livre des Tusculanes, sinon à démontrer l’existence d’un dieu unique et l’immortalité de l’âme, du moins à essayer de persuader ses lecteurs que rien n’est plus noble et plus glorifiant que certaines croyances qui s’en rapprochent.

    En effet, appuyées sur elles, on peut aisément « supporter la douleur physique, subir le chagrin, vaincre les passions et trouver le suprême contentement dans la pratique de la vertu », qui sont les  grandes divisions du traité des Tusculanes. Et Cicéron ajoute que « notre âme étant une émanation de la divinité ne peut être comparée qu’à Dieu lui-même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence qui est la raison parfaite à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or si le bonheur de chaque espèce consiste dans le genre de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection ».  Sans s’en rendre compte, Cicéron se rapprochait une centaine d’années auparavant  d’idées qui allaient changer le monde romain, et le monde tout court, quelques siècles plus tard.

    Cependant, offrir un refuge de désespoir aux plus anciens n’était pas suffisant, car il fallait aussi donner des armes et des encouragements aux plus jeunes, c’est-à-dire à  ceux qui allaient prendre la relève pour essayer de garder les valeurs sur lesquelles s’était bâtie la grandeur de Rome. Et parmi ces jeunes,  il y avait le propre de fils de Cicéron, Marcus, qui étudiait à Athènes tout en menant  une vie agitée,  et pour lequel Cicéron écrivit et lui dédia  le traité des Devoirs (44 av. J.C.). Ce livre est considéré comme une sorte de testament civique laissé à son fils et aux jeunes générations, sur fond de doctrines stoïciennes, mais avec un tour qui lui est propre, s’adressant toujours à des Romains, ceux de son rang et de son époque.

    De ces leçons, il fut surtout retenu les préceptes généreux et pratiques que nous devons avoir vis-à-vis de la société, comme en témoigne cette phrase : « Dans la comparaison des devoirs, il faut mettre au premier rang ceux qui tendent au maintien de la société humaine ». Cela signifie que pour Cicéron il ne suffit pas de ne point nuire à nos semblables, de respecter leur propriété,  de tenir les engagements pris envers eux, parce qu’il faut aussi leur rendre service, éclairer leur intelligence, et les défendre contre l’injustice, précepte ô combien important à cette époque de violence et qu’il traduit ainsi : «  Celui qui ne fait pas tous ses efforts pour empêcher l’injustice est aussi coupable, selon moi, que s’il abandonnait sa patrie, ses parents ou ses amis en péril ». Et comme si tout cela n’était pas suffisant, Cicéron établit avec force que rien ne saurait être utile s’il n’est honnête en même temps.  Apparemment tant d’éloquence ne fut point perdue, puisque Marcus se battit à la bataille de Philippes (42 av. J.C.) où les troupes de Marc-Antoine et Octave écrasèrent celles de Brutus (l’assassin de César), puis suivit jusqu’à la fin la fortune de Sextus Pompée (assassiné en 35 av. J.C.) qui était censé défendre la cause de la liberté. Il faut aussi ajouter qu’il se rangea dans le camp d’Octave dans sa lutte avec Marc-Antoine, lequel avait été l’instigateur de la mort de son père.

    Michel Escatafal

  • Cicéron : l'avocat et l'orateur politique

    Même si l’antiquité en possédait bien davantage, cinquante-sept discours de  Cicéron sont parvenus jusqu’à nous, ce qui est largement suffisant pour nous faire une idée de la qualité de son œuvre oratoire, en précisant déjà que les Romains n’avaient pas la même appréciation que nous sur la qualité d’un plaidoyer. Chez nous, l’avocat est jugé uniquement sur la plaidoirie, alors que chez les Romains seul le succès comptait. Et c’est à ce niveau que l’habileté de Cicéron était supérieure, excellant à se jouer des difficultés, à intéresser les gens qui finissaient le plus souvent par se ranger à son avis.

    J’ai parlé dans l’article précédent du fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus qui veut le dépouiller de son héritage. Or ce dernier est l’âme damnée de Sylla qui tient les juges dans sa main, ce qui n’empêchera pas Cicéron d’obtenir gain de cause pour son client, en rendant quasiment le tribunal indépendant malgré lui, en parlant habilement des hautes préoccupations qui accablent le dictateur, et du soin qu’il met dans le bien public. Du grand art ! Il en fera preuve aussi quand il fera condamner le gouverneur de Sicile Verrès, pourtant à la fois très riche et très puissant, alors que Cicéron était encore jeune, et de surcroît appartenait au parti démocratique. En fait Cicéron a joué essentiellement sur le scandale que provoquerait un acquittement,  en affirmant tout haut une de ces phrases qui font mouche à chaque fois si elle sont placées au bon moment : « Si les immenses richesses de l’accusé triomphaient ici de la conscience et la vérité, on verrait du moins par ma conduite, que les juges ont rencontré un coupable et le coupable un accusateur » (Les Verrines).

    Compte tenu de sa renommée, Cicéron n’eut guère à plaider que des causes importantes, celles qui passionnaient le public.  Il est vrai que rien ne lui paraissait impossible, tellement il savait mettre de la souplesse et de la chaleur dans ses expositions, au demeurant toujours admirablement préparées. Mais il avait aussi l’art de grouper les évènements  les plus divers, les enchaîner, y mettre de l’unité, sachant donner à chaque fait la valeur qu’il lui plaît. Son plaidoyer pour Milon en est un exemple, même s’il fut loin d’être aussi brillant qu’il l’avait été à maintes autres reprises.

    Il est vrai que la tâche était difficile, car il fallait démontrer que ce même Milon n’était pas l’agresseur de son vieil ennemi Clodius, et qu’il n’a fait qu’user de son droit de légitime défense en le faisant tuer par ses esclaves. Il a simplement rappelé que Milon faisait, avec son escorte d’esclaves,  un voyage indispensable  à Lanuvium, dont la date était connue puisqu’il devait procéder à la nomination d’un flamine, alors que ce jour-là rien n’appelait Clodius hors de Rome. Cicéron mit beaucoup  de conviction à raconter par le détail la rencontre des deux escortes, mais cela ne fut pas suffisant pour obtenir l’acquittement, ce qui démontrait que Cicéron n’était qu’un homme, même si son habileté à manier les faits lui assurait presque systématiquement un empire sur les tribunaux et les auditoires.

    Cependant Cicéron n’était pas qu’un avocat habile, car il faut aussi lui reconnaître le respect de la vertu, l’attachement à la loi, la fidélité aux mœurs antiques, la vénération pour les liens sacrés de la famille, et bien sûr l’amour enthousiaste de la patrie et de sa culture. On a d’ailleurs reproché à Cicéron d’en avoir usé et abusé au détriment de l’argumentation, mais si l’orateur utilisait ces artifices, c’est parce qu’il savait ce que le tribunal et les gens voulaient généralement entendre. Et quoi de mieux que d’affirmer avec force, que c’est l’alliance des  vertus naturelles et de la culture littéraire qui a donné à Rome ses citoyens les plus accomplis, « un Lélius, un Furius, un Scipion l’Africain ».

    En outre il savait mieux que quiconque manier les bons mots dans ses plaidoiries, avec un penchant marqué à la raillerie, n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, ce qui lui permettait de mettre les rieurs de son côté, sans que cela ne l’empêche de produire de l’émotion et de remuer les âmes. Il  en fit une superbe démonstration pour demander l’acquittement de Célius, injustement accusé de l’empoisonnement de sa maîtresse, la peu recommandable Clodia. Elle l’était tellement peu que Cicéron en joua tout au long du procès et fit beaucoup rire à ses dépens, ce qui in fine fit acquitter le prétendu empoisonneur.

    Toutes ces qualités, soutenues par un style ô combien abondant, harmonieux, d’une remarquable fluidité, font de Cicéron le plus grand avocat qui ait paru à Rome, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette éloquence fût sans défauts. A force de vouloir donner aux faits la couleur qu’il lui plaît, il les dénature. En outre il a parfois du mal à faire croire à son émotion. Enfin, on lui a surtout reproché un apprêt trop continu qui amène la monotonie.  Tous ces défauts ressortent plus particulièrement dans ses discours politiques, où on voit trop l’orateur au détriment de l’homme d’Etat, ce qui est quand même un reproche à lui faire très relatif, comme il l’a prouvé dans son discours tout en inspiration contre Catilina, dans lequel il fit passer un souffle puissant et une passion qui éclairait à sa flamme la raison politique. C’est sans doute dans ce discours que Cicéron fut le plus grand, puisque tout apprêt avait disparu, laissant la place à l’improvisation d’où ressortait avant tout un ardent patriotisme.

    Michel Escatafal

     

  • Cicéron : l’histoire de sa vie se confond avec celle de Rome à son époque

    Jusqu’aux Gracques, les orateurs romains avaient parlé un langage rude, simple et direct. Ensuite Tibérius  et Caius Gracchus apportèrent à la tribune la culture et le mouvement oratoires. Cette habileté de la parole allait désormais pouvoir s’exprimer pleinement, à travers les accusations auxquelles se livraient les partis se disputant le pouvoir. Le tournant se situa à l’époque de Marius (157-86 av. J.C.), sous la dictature de Sylla (138-78 av. J.C.), où l’on vit une foule d’avocats et d’hommes politiques devenir des praticiens adroits et descicéron.jpg parleurs experts. Parmi ceux-ci il faut citer Antoine, Crassus, Philippe, mais aussi Hortensius. Tous furent à des degrés divers de grands orateurs, mais sur ce plan aucun n’arriva à égaler Cicéron, lequel avait tellement de talent  que la postérité allait le classer comme le plus grand de l’Antiquité.

    Cicéron a eu vie tout à fait extraordinaire qui mérite d’être contée, tant au niveau de l’histoire que de la littérature. Aujourd’hui je vais me contenter d’évoquer l’homme public que fut Cicéron, pour la simple raison qu’il a toujours été mêlé aux affaires politiques de son temps. C’est tellement vrai que l’histoire de sa vie et celle de Rome à son époque se confondent. Déjà le fait qu’il soit né à Arpinum (3 janvier 106 av. J.C.), patrie de Marius, la même année que Pompée, six ans avant César, semble nous laisser penser que la vie qu’il avait menée  allait de soi. Il est vrai qu’avec un père tel que le sien, homme considérable dans sa petite ville mais quelque peu frustré de ne pas l’être ailleurs, il était normal qu’il réussisse au moins ses études, d’autant qu’il les fît chez un de ses oncles, Aculéo, entouré des maîtres les plus renommés. C’est là qu’il découvrit la rhétorique, la philosophie, et c’est à cette période qu’il lui fut donné d’écouter les orateurs illustres. Pendant ce temps, le jursiconsulte Scévola essayait de lui donner le goût du droit.

    J’ai bien dit essayait, parce qu’au départ il préférait la poésie, mais très vite il allait trouver sa véritable voie, favorisée par l’évolution politique à Rome. La noblesse, en effet, avait retrouvé toute sa puissance grâce à Sylla, mais elle s’avéra très vite incapable de la garder, à force d’abuser de la situation.  Du coup le jeune Cicéron, autant par générosité que par ambition calculée, se tourna du côté de la démocratie. Il fut ainsi amené à plaider, avant l’abdication de Sylla, pour quelques victimes des créatures du dictateur. Il obtint gain de cause pour le fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus, affranchi de Sylla, ce qui fut la première vraie démonstration de son talent, tout en le désignant à la faveur populaire. Ces débuts furent tellement éclatants, que certains pensèrent que le dictateur pût en prendre ombrage, ce qui incita Cicéron à partir pour la Grèce et l’Asie Mineure, officiellement pour raison de santé.

    Il ne reviendra à Rome que deux ans plus tard, juste après la mort du dictateur, ce qui a priori laissait la voie libre à la démocratie. Pour cela il fallait un chef pour conduire ce changement, et il parut un instant que Pompée (106-48 av. J.C.) pourrait jouer ce rôle. Cicéron se rangea parmi ses partisans, ce qui lui valut d’exercer la questure en Sicile (75 av. J.C.) avec un certain succès, comme en témoigne la popularité qu’il y avait acquise.  Et c’est tout naturellement lui qui fut chargé d’accuser l’odieux gouverneur Verrès, lequel  avait mis à feu et à sang la malheureuse province de Sicile. Quelle occasion magnifique offerte au jeune avocat, sauf que finalement  Verrès se déroba avant que le procès ait pu être plaidé. Mais Cicéron publia les discours qu’il allait prononcer et ce fut la gloire pour lui. Peu après, le soutien à la loi du tribun Manilius, proposant de proroger le commandement de Pompée luttant en Orient contre Mithridate, lui valut d’être désigné pour le Consulat en 63 av. J.C.

    Cela dit, Cicéron  arrivait au pouvoir au moment où la démocratie, du moins telle qu’il la concevait, subissait une grave crise. Parmi les démocrates, certains  voulaient  l’empire, d’autres l’anarchie, à l’image de Catilina, homme rempli de dettes et de vices, d’une ambition sans bornes, mais soutenu par des gens de talent. Du coup le consulat de Cicéron se résumera à la lutte contre Catilina et ses partisans, ce qui l’obligea à se retourner de nouveau vers l’aristocratie, laquelle évidemment préféra l’ordre au désordre.  Cette stratégie fut payante dans un premier temps, puisque Catilina fut vaincu et ses complices mis à mort. Mais cette victoire fut de courte durée puisque Clodius, un chef factieux, souleva la populace contre Cicéron, et le fit condamner à l’exil (à Thessalonique).

    Ce revers de fortune l’affecta énormément, et il crut sa carrière terminée. En fait sa disgrâce fut de courte durée, car Pompée inquiet des menées de Clodius fit rappeler Cicéron et lui offrit un retour triomphal.  Cependant, à peine de retour, Cicéron allait très vite devoir choisir entre les ambitions de Pompée et les manoeuvres  non moins ambitieuses de César, ce qu’il ne fit pas réellement, allant tantôt du côté de César, demandant qu’on prolonge son commandement en Gaule, tantôt du côté de Pompée. En fait il ne se détournera de César qu’après que celui-ci eût franchi le Rubicon (11 janvier 49 av. J.C.), son honneur lui commandant de partager la défaite des derniers défenseurs de la loi.

    César ne lui en voulut point, ou plutôt trouva avantage à faire preuve de clémence vis-à-vis du grand orateur. Il le laissa rentrer de nouveau à Rome, le combla de prévenances et de témoignages d’admiration, accorda le pardon à quelques uns de ses amis, et lui assura la sécurité dans sa retraite. Cicéron put ainsi se consacrer tout entier à ses travaux de littérature et de philosophie, au point qu’il ne vit pas le complot qui se tramait contre César, malgré son amitié avec Brutus. Le moment de stupeur passé, il put penser un instant qu’il allait de nouveau jouer un rôle comme à l’époque de son consulat. Hélas pour lui il n’en fut rien, même s’il se jeta de toutes ses forces dans  la lutte contre Antoine, lequel voulait recueillir à son profit l’héritage de la dictature. Cela  permit à Cicéron d’écrire ses quatorze discours pleins de passion et de flamme qu’il appela les Philippiques (44 et 43 av. J.C.).

    Il crut pourtant le jour du  triomphe tout proche suite à la défaite d’Antoine à Modène (43 av. J.C.), battu par les légions d’Hirtius, de Pansa et surtout d’Octave, mais ce dernier au lendemain de la bataille allait former avec son vaincu le second triumvirat, scellant leur alliance par un échange de prisonniers. C’en était trop pour Cicéron qui quitta Rome, erra dans ses villas, avant de vouloir s’embarquer pour fuir de nouveau. Finalement il  se ravisa, et alla au devant de la mort, tendant le cou  au centurion Popilius, qu’il avait naguère défendu (7 décembre 43 av. J.C.). La tête et les mains de Cicéron furent apportées à Rome, et Antoine ordonna qu’elles fussent attachées à la tribune, au-dessus des rostres. Il n’avait survécu à César qu'un peu plus d'un an et demi!

    Michel Escatafal

  • Salluste l’écrivain

    Ceux qui évoquent l’autorité historique de Salluste ont parfois fait suspecter les témoignages de Salluste, parce qu’il prit une part active aux luttes politique de son temps, et parce son immoralité était trop peu douteuse.  De fait on n’a voulu voir dans son œuvre que des pamphlets contre l’aristocratie, ce qui est profondément injuste, en oubliant que s’il s’est effectivement attaqué à de grands personnages comme Cicéron, il avait quand même une haute idée  de l’histoire comme il le confirme dans cette phrase : « Parmi les occupations qui sont du ressort de l’esprit, il n’en est guère de plus importante que l’art de retracer les évènements passés ». En outre il faut noter qu’il ne composa ses divers ouvrages qu’aux heures où il vécut dans la retraite, loin des luttes du pouvoir, ce qu’il transcrit dans le Catilina en disant : « Je conçus d’écrire l’histoire du peuple romain, et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance, j’avais l’esprit entièrement détaché  des factions qui divisaient le République ». Pourquoi douter de la sincérité de ces paroles, d’autant qu’on ne peut guère lui contester l’exactitude matérielle sur laquelle il était assez pointilleux ?

    En tout cas, pour son Jugurtha, il avait pris la peine de s’entourer de tous les documents dont il pouvait disposer, à commencer par les mémoires de Sylla (138-78 av. J.C.), de Sacaurus (163-88 av. J.C.), de Rutilius Rufus (158-78 av. J.C.), mais aussi l’histoire de Sisenna (mort en Crète en 67 av. J.C.), et les manuscrits puniques trouvés dans la bibliothèque d’Hiempsal II (roi de Numidie et quasi contemporain de Salluste).  Bien sûr, même en s’efforçant d’être impartial, il est compréhensible que Salluste ne fût pas toujours juste, d’autant que sa vie n’ayant pas été exemplaire, sa vieillesse fut pleine d’amertume, et cela ressortait dans ses ouvrages au point que certains y ont trouvé une bonne dose de misanthropie. D’ailleurs lui-même n’était pas dupe, puisque dans le préambule de Jugurtha il écrit : « Dans mon allure trop franche, je me laisse emporter  un peu loin par l’humeur et le chagrin que me donnent les mœurs de mon temps ». De vrais paroles de repenti !

    Il n’empêche, le mérite de Salluste comme écrivain est au-dessus de toute discussion, ne serait-ce que par son désir de faire de l’histoire une œuvre d’art, et non un simple répertoire des évènements passés. En plus, par rapport à quelqu’un comme Caton, il ne se contentait pas de vouloir être utile à ses concitoyens, mais voulait faire avant tout un travail de qualité, ce qui lui fit dire : « Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner ». Et le fait est qu’il disait bien ! Cette préoccupation se retrouve dans le choix de ses sujets, puisqu’il se contenta d’embrasser quelques uns des plus brillants épisodes de l’histoire romaine, ce qui lui permettait aussi d’en resserrer l’intérêt et de mettre en plus vive lumière les évènements et les hommes qu’il avait choisis.

    Ses préambules sont tous intéressants, et sans doute le furent-ils encore plus pour les Romains que pour nous, car certaines idées aujourd’hui banales avaient pour ses compatriotes l’attrait de la nouveauté. Tous les portraits que Salluste a tracés sont d’une justesse remarquable, se contentant de décrire « l’âme incorruptible, éternelle, souveraine du genre humain ». Quand il écrit des harangues son but est de dessiner nettement la situation et les acteurs. Contrairement à Tite-Live qui se complaisait à développer des idées générales avec toutes les ressources de la rhétorique, Salluste veut tout simplement éveiller l’intérêt du lecteur. Ses héros s’y peignent par leurs paroles, après les avoir peints par leurs actes.

    Son style est très caractéristique. Plus qu’aucun autre prosateur romain, Salluste a apporté dans son travail un soin infini, et ce que nous appellerions de nos jours du professionnalisme. Pour exprimer la politique très complexe de son temps, pour rendre les nuances déliées qu’il savait saisir dans les caractères, il lui fallait assouplir et enrichir la langue latine qui, jusqu’alors, n’avait pas servi à des observations aussi délicates. Sans faire des mots nouveaux, mais en transposant habilement les termes usuels à l’aide de métaphores exactes et énergiques, Salluste arrive à exprimer sa pensée toute entière. Ses analyses ont vraiment l’éclat d’un tableau : « Les patriciens altiers, la tête haute, défilent faisant sous les yeux du peuple étalage de leur dignité…Catilina a le pied sur la tête de l’Italie ; il la tient à la gorge…la cupidité, comme imprégnée d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile ». Cela me fait penser à certaines tirades de Racine, ce qui est logique compte tenu du goût de ce dernier pour l’histoire, et de l’art avec lequel il enrichissait ses tragédies de tout ce que les anciens pouvaient lui apporter.

    Pour frapper davantage l’esprit du lecteur Salluste s’étudie à concentrer sa pensée, à lui donner la forme la plus rapide et la plus brève. Contrairement aux habitudes de la langue latine, volontiers périodique, Salluste affectionne et même affecte parfois des phrases courtes, hachées, qui donnent à la pensée l’allure d’une sentence. Cette concision de Salluste est la qualité qui a le plus frappé tous les lecteurs. Il lui arrive aussi parfois d’être coupable de négligences, mais celles-ci sont généralement voulues, l’artiste craignant que son œuvre si élaborée ne paraisse laborieuse. Cela dit chacun reconnaît en Salluste « une manière », sa réelle originalité ne l’ayant pas préservé de la singularité. En fait Salluste a surtout écrit pour faire valoir son esprit, et son art pèche parce qu’il se laisse trop voir. Son oeuvre est plus intéressante qu’émouvante. Il lui manque les généreuses inspirations de l’amour de la patrie et de l’humanité, et sa lecture laisse une impression de dureté et de sècheresse. Salluste en somme n’a pas eu l’âme de l’historien mais le premier il en a eu le talent, et par là, il justifie l’éloge de ceux qui l’ont appelé « le fondateur de l’histoire romaine ».

    Michel Escatafal

  • Salluste (86 – 34 av. J.C.), un historien qui a participé à l'histoire

    salluste.jpgC’est dans le pays des antiques vertus, la Sabine (au nord-est de Rome) , que naquit Salluste, mais l’air natal n’eut guère d’influence sur sa conduite. Peut-être quitta-t-il trop tôt Amiterne, son lieu de naissance, pour aller à Rome, ville de tous les excès à son époque. Appartenant à une famille obscure jusqu’à lui,  mais riche certainement, il avait à peine achevé son éducation littéraire qu’il se jeta dans la vie politique et débuta au barreau. Nous étions à l’heure où la conspiration de Catilina (63 av. J.C.) se préparait. Et Salluste avait assez peu de scrupules pour vouloir y jouer un rôle, même si son autorité était encore insuffisante pour y tenir une place importante. Toutefois son orgueil, et plus encore son ambition, l’empêchèrent à ce moment de se compromettre. Cependant il avait assez vu les hommes et assez vécu de la vie politique pour que sa curiosité fût attisée. S’étant mis à l’écart pour un moment, il résolut alors de se donner à l’histoire, et pria son maître l’Athénien  Ateius Praetextatus (vers 100- vers 30 av. J.C.) de faire pour lui un sommaire de l’histoire romaine, où il se réserverait de choisir l’époque la plus capable de l’intéresser.

    Cette retraite ne dura guère, car le parti populaire venait de remporter un triomphe en exilant Cicéron. Clodius est alors tout puissant, et Salluste étant ami avec lui, ce dernier arrive d’abord à la questure, puis au tribunat. Sur le plan politique, les partis ne cherchent même plus à se disputer le pouvoir, mais essaient de se l’arracher. Ainsi la faction des nobles décida de se débarrasser de Clodius (92 – 52 av. J.C.) en le faisant assassiner par Milon, épisode bien connu de l’histoire de Rome. Salluste pour sa part se mit à la tête de la populace qui réclamait vengeance pour le meurtre de son chef, et c’est lui qui guida « les furieux » qui incendièrent deux temples pour en faire un bûcher à Clodius. Malgré ces violences du parti démocratique, ou à cause d’elles, l’aristocratie prit le dessus et Salluste allait en subir les conséquences.

    La vie privée de Salluste fut loin d’être exempte de reproches, notamment en raison des dettes considérables qu’il fit un peu partout, ce qui le contraignit à vendre la maison de son père, lequel en mourut de chagrin. Ce fut là un prétexte idéal pour l’accabler, et le censeur Appius Claudius le raya de la liste sénatoriale et lui infligea la note d’infamie. On ne plaisantait pas à l’époque ! Reste une question qui n’a jamais eu vraiment de réponse : Salluste profita-t-il de ses loisirs forcés pour écrire sa Conspiration de Catilina ?  C’est très peu vraisemblable, dans la mesure où cet ouvrage est généralement daté de 42 avant  J. C. En outre Salluste, en fin observateur de la vie politique, savait tout le parti qu’il pouvait tirer de ses relations avec César, et se mêlait trop aux intrigues du futur dictateur pour pouvoir se livrer à cette étude.

    En tout cas, dès que César eut franchi le Rubicon (11 janvier 49 av. J.C.), Salluste se tint prêt à se faire payer ses services. César lui rendit ainsi son titre de questeur, et lorsqu’il décida d’écraser en Afrique les restes du parti pompéien, il confia à Salluste le commandement de la dixième légion. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu, car les soldats lassés de guerroyer se mutinèrent et refusèrent de s’embarquer, contraignant leur nouveau chef à s’enfuir. Ils revinrent en désordre à Rome, où César d’un mot méprisant (il les traita de bourgeois) les fit rentrer dans le devoir.  Mais ce ne fut qu’un contretemps pour Salluste qui, par ailleurs, n’avait pas ménagé ses efforts pour faire rentrer  les insurgés dans le rang. Il passa donc finalement en Afrique avec César, se rendit utile en ravitaillant l’armée par un habile coup de main sur l’île de Cercina (aujourd’hui îles Kerkennah), et après la victoire définitive, obtint le proconsulat de la riche province de Numidie où, non content de vivre dans un luxe ostentatoire, il récupéra d’immenses richesses, dépouilles de ses administrés.

    Quand Salluste revint à Rome ces richesses firent scandale, malgré l’appui de César. On le dénonça comme le nouveau Verrès, ancien gouverneur de Sicile contre qui Cicéron remporta un procès pour avoir pillé la province (70 av. J.C.), fut accusé de concussion et ne fut sauvé d’une condamnation que grâce à l’influence du tout-puissant dictateur. Cependant il eut l’intelligence de comprendre qu’il n’était pas acquitté par l’opinion publique, et il rentra définitivement dans la vie privée, exemple qui devrait être suivi beaucoup plus souvent.

    A partir de ce moment  et jusqu’à sa mort, Salluste se consacra à ses travaux historiques dans la somptueuse villa entourée de jardins qu’il s’était fait construire sur le Mont Quirinal, laquelle renfermait un nombre considérable de chefs d’œuvre de l’art antique. Sa première composition historique fut la célèbre Conjuration de Catilina.   Il commença sans doute l’Histoire de la guerre de Jugurtha pendant son gouvernement de Numidie, mais il ne fait aucun doute qu’il l’acheva dans les dernières années de son existence. A cette même époque il écrivit une Histoire romaine, dont il ne nous reste que des fragments, et qui comprenait  le récit des évènements écoulés depuis la mort de Sylla (138-78 av. J.C.) jusqu’aux débuts de Catilina comme propréteur en Afrique (66 av. J.C.). Cela explique pourquoi  l’œuvre de Salluste forme une sorte d’histoire contemporaine, d’autant qu’on lui a attribué en outre deux lettres à César, dans lesquelles est tracé un programme de la dictature, mais aussi une Invective contre Cicéron, morceau déclamatoire de qualité, mais dont on est certain qu’elle n’est pas de lui. On ne prête qu’aux riches !

    Michel Escatafal