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littérature romaine - Page 9

  • Jules César : un des rares grands écrivains qui ne soit pas homme de lettres

    De ses nombreuses œuvres il ne nous reste de César que ses Commentaires sur la guerre des Gaules et sur la guerre civile, que tous ceux qui ont fait du latin pendant quelques années ont étudiés. La guerre des Gaules est racontée en sept livres. Le premier livre contient les campagnes de César contre les Helvètes et les Germains d’Arioviste, qui menaçaient de s’établir en Gaule et, partant, aux portes de l’Italie. Aux deuxième et troisième livres nous assistons aux luttes du général et des ses lieutenants : au Nord-Est contre les Belges, à l’Ouest en Armorique et en Normandie, au Sud-Ouest en Aquitaine. Pour briser tout lien entre les Gaulois et les barbares du dehors, César va frapper de grands coups en Grande-Bretagne et au-delà du Rhin (quatrième livre). Cependant les Gaulois ont compris que les Romains sont venus chez eux, non pour les défendre, mais en conquérants.

    Du coup Ambiorix et Indutiomar chefs respectivement des Eburons et des Trévires, songent à organiser une révolte d’ensemble et font courir les plus grands dangers à l’armée romaine (cinquième et sixième livres). Bientôt même une ligue nationale s’est formée, et toute la Gaule se lève à l’appel de Vercingétorix. La victoire hésite un instant, et César est obligé de lever le siège de Gergovie. Cela étant Vercingétorix est contraint de s’enfermer dans Alésia, et finit par succomber malgré l’énergie désespérée qu’il met à sa résistance (septième livre). Un huitième livre composé par Hirtius, lieutenant de César, achève le récit de la soumission des Gaules (prise d’Uxellodunum en 51 av. J.C.) et retrace l’accueil triomphal de César à son retour en Italie. Les Commentaires sur la guerre civile ne se composent que de trois livres et comprennent les évènements du début de la guerre en Espagne (livre1), en Afrique(livre 2), jusqu’à Pharsale et au commencement de la guerre d’Alexandrie.

    Si l’on étudie de près les œuvres historiques de César, les Commentaires devraient plutôt s’appeler les Mémoires. En effet, comme nous l’avait appris notre professeur de latin, le mot Commentaires que nous avons francisé et que nous employons généralement pour étudier l’œuvre de César et le titre qu’il lui donna, signifie Mémoires. Si j’apporte cette précision c’est avant tout pour rappeler que ces écrits, composés au lendemain des luttes qu’ils racontent, sont destinés avant tout à la gloire personnelle de César, loin donc de l’impartialité que l’on attend d’un historien quand il traite d’un passé déjà lointain.

    Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille pas prendre en compte ce qu’il raconte, mais même s’il ne se laisse pas aller à la vanterie, même s’il ne se met pas en scène constamment, son texte fait sentir partout sa présence. Il sait aussi admirablement présenter les faits de façon à susciter l’approbation du lecteur.  En revanche, même s’il parle sans haine de ses ennemis, il ne manque pas de souligner leurs défauts. Pour lui Vercingétorix et Arioviste sont d’abord des barbares courageux et violents, oubliant l’héroïsme du héros malheureux d’Alésia ou l’habileté du chef germanique. Toutefois si l’impartialité lui fait défaut, il faut en revanche souligner l’exactitude matérielle des faits rapportés, au point que l’archéologie et la science militaire peuvent prendre son livre pour guide.

    En fait César est tout simplement un grand écrivain. Par la grandeur des évènements qu’ils retracent, par le génie de leur auteur, les Commentaires sont une authentique et importante composition historique, même s’ils n’en ont point la forme. Certains disent qu’il a écrit comme il a fait la guerre, en allant droit au but. N’oublions pas que César était d’abord un général et un homme d’Etat, et en aucun cas un peintre ou un moraliste. Chez lui, point de préambule où il explique ses intentions ou ses goûts, pas de portraits longuement étudiés qui nous font rentrer dans l’âme des acteurs de l’histoire, ce qui nous permet d'être tout de suite dans le vif du sujet. 

    La Guerre des Gaules s’ouvre par une description purement topographique du pays, et si au sixième livre il écrit une vingtaine de chapitres sur les mœurs des Gaulois et des Germains, il ne donne point d’autres détails sur ces peuples que ceux qu’il lui importait de savoir avant sa guerre de conquête. Il voit les faits, l’état des institutions, ce qui nous permet de discerner un commencement d’organisation féodale en Gaule. « Non seulement toutes les cités, mais aussi tous les bourgs et toutes les parties de bourg, et même toutes les familles renferment des factions…Ces factions ont pour chefs ceux qui passent, dans l’opinion du pays, pour avoir le plus d’autorité ; c’est à leurs décisions qu’on s’en réfère pour les délibérations et les questions générales. Le but de cette institution, qui est fort ancienne, paraît être d’assurer une protection à tout homme du peuple contre les puissants ». Au passage on peut mesurer la finesse de l’observation !

    Mais de ces faits, il ne tire aucune réflexion sur la destinée ou l’avenir de la nation gauloise. Il se contentera simplement de profiter des divisions amenées par ce morcellement du pouvoir. César sera tout aussi sobre dans la Guerre civile qui, par son sujet même, semblait appeler des considérations politiques. En outre, dans les quelques discours que l’on rencontre dans les Commentaires aucun n’a l’ampleur que ces morceaux prennent d’habitude chez les historiens anciens. En fait ce sont des résumés où ne trouve place que ce qui intéresse directement la situation présente, ou encore ce qui pouvait toucher et convaincre les hommes auxquels il s’adresse. Point de rhétorique, que de l’action ! Et ces actions, aux yeux de César, n’avaient besoin d’aucun ornement. Il est vrai que la matière de l’ouvrage était assez large pour qu’il fût assuré d’obtenir toujours l’intérêt, sans avoir besoin de le solliciter.

    Le style est tout aussi sobre avec essentiellement des phrases courtes. Cicéron est sans doute celui qui l’a le mieux caractérisé quand il en a loué la nudité, la pureté, la beauté sans parure, quand il a dit  à propos des Commentaires « qu’ils sont comme de belles peintures placées dans un beau jour ».  L’expression qu’il cherche et qu’il trouve est toujours la plus propre, la plus simple, et la plus usitée. Dans son traité de l’Analogie, il recommandait particulièrement  « d’éviter, comme un écueil, les expressions nouvelles et insolites ». Enfin, malgré toute sa culture, il ne s’interdisait point les négligences ou les répétitions, pensant que cela pouvait rendre ses textes encore plus captivants. En tout cas, même s’il leur manquait l’émotion et la chaleur, les Commentaires de César sont sans aucun doute une des œuvres la plus accomplie de la prose latine.

    Michel Escatafal

  • Jules César : l’historien qui a fait l’histoire

    césar.jpgTous ceux qui s’intéressent à  la littérature savent que les Romains étaient doués pour le genre historique, ne serait-ce qu’eu égard à leur respect inné du passé et l’amour de leur pays. Très tôt ils rassemblèrent tous les matériaux nécessaires à l’histoire, à savoir le Calendrier, les commentarii où étaient notés les fais politiques ou religieux, et la tabula Pontificis, rapport annuel contrôlé par le Grand pontife qui retient ce qui regarde la vie de la cité. Cela ne veut pas dire pour autant que tout ce qui est rapporté par les historiens s’avère exact, car les Romains plus que tout autre peuple souffraient d’un chauvinisme exacerbé qui faisait que tout ou presque ce qui était extérieur à Rome n’existait pas.

    Heureusement pour nous, l’Empire romain était très vaste, ce qui nous donne quand même une idée assez précise de ce qui s’est réellement passé, même si les historiens qui ont succédé aux Romains ont été obligés de séparer les faits contrôlés des nombreuses légendes. En tout cas la postérité a retenu quatre grands historiens de la littérature latine, César, Salluste, Tite-Live et Tacite. César est évidemment le plus connu de tous, parce qu’il réunit sur sa personne tous les dons qu’un homme puisse espérer avoir. En effet, outre ses talents d’écrivain, il fut un des trois plus grands capitaines de l’Antiquité, comme disait ma professeure  d’histoire au Lycée, avec Alexandre le Grand et Hannibal, et  c’est lui qui préfigura l’empire romain et plus généralement les empereurs.

    Comme je l’ai dit précédemment, la biographie de César appartient d’abord à l’histoire politique. Né en l’an 100 avant J.C. à Rome de la famille Julia, laquelle prétendait remonter à Enée. Cependant il y avait aussi pour cette famille des alliances plébéiennes, puisque Marius (157-86 av. J.C.) était l’oncle maternel de César. Son enfance fut dirigée par sa mère, Aurélia, femme fort instruite et spirituelle, qui a sans nul doute éveillé l’ambition de son fils. Sa jeunesse fut très mouvementée, Sylla (138-78 av. J.C.) le dictateur entrevoyant en lui « plusieurs Marius » avec qui il avait été en conflit pour le pouvoir à Rome. 

    Pour éviter le bannissement, César partira pour l’Asie où il fera un court séjour avant de retourner à Rome à la mort de Sylla, mais pour repartir presqu’aussitôt en faisant voile vers l’Orient.  En chemin il rencontra des pirates qui exigèrent une rançon pour le libérer, mais une fois celle-ci payée, il organisa contre eux une expédition où il les extermina.  Ensuite il guerroya contre Mithridate (132-63 av. J.C.), fit une campagne en Espagne comme questeur, et fut nommé édile en 65 av. J.C. Le cours de sa grande destinée politique pouvait commencer avec pour but ultime la dictature pour Rome, et la domination absolue et universelle. En l’an 60 av. J.C., il forme avec Pompée et Crassus le triumvirat, ceux-ci devenant des auxiliaires avant d'être vaincus et supprimés.

    Ensuite pendant huit années (58-50 av. J.C.) il reste en Gaule, attendant le moment opportun pour rentrer en maître absolue avec l’aide de ses soldats. Nous connaissons la suite, il franchit le Rubicon en 49 av J.C., puis défait Pompée à Pharsale l’année suivante, et ruine le parti aristocratique qui essaie de lui résister, par les batailles de Thapsus en Tunisie (46 av. J.C.) et de Munda dans le Sud de l’Espagne (45 av. J.C.). Devenu le maître absolu de Rome, il allait tomber  sous les coups d’une conspiration aristocratique, percé de coups de poignards en plein Sénat le 15 mars 44 av. J.C., jour des ides de Mars. Cela dit, son œuvre et sa pensée lui survécurent. Tout était en place pour faire de Rome un empire, et les représentants du principat développèrent avec une surprenante continuité le programme dont il avait tracé les grandes lignes, ce qui lui vaudra de rester pour la postérité le personnage le plus important de l'époque antique.

     Ma professeure d’histoire, toujours elle, affirmait non sans humour que César avait eu la chance que n’avait pas eue  Napoléon Bonaparte, Premier Consul, quand le 24 décembre 1800 il échappa à un attentat organisé par Cadoudal.  Fermons la parenthèse pour dire que rien n’est plus complexe que la vie de ce grand homme, mais aussi rien de plus simple que son caractère, dominé tout entier par l’ambition. Une ambition qui procède uniquement de l’intelligence et non de la passion. Le pouvoir, il le voulait non pour les plaisirs, les richesses, les honneurs, ni même la gloire qu’il peut donner, mais pour accomplir le plan qu’il avait conçu.

    Dans sa conduite la l’agitation n’est que de surface, car le fond de son âme reste toujours calme parce que sa raison est toujours claire. Tout est calcul chez lui, y compris quand il faisait d’énormes dettes, celles-ci lui permettant de se créer une clientèle qui eut intérêt à ses succès. Ses passions étaient toujours contenues, restant toujours maître de lui-même. De santé assez délicate, en proie parfois à des crises d’épilepsie, sa volonté lui permettait néanmoins de faire le plus souvent preuve d’une résistance et d’une vigueur qui faisait l’admiration de ses hommes.  S’il était capable de résister à ses vices, il commandait à ses vertus, celles-ci ne l’entraînant jamais au-delà de sa volonté.

    Certains le disaient cruel, notamment parce qu’il fit couper le poing aux défenseurs d’Uxellodunum (51 av. J.C.), ou encore parce qu’il fit étrangler Vercingétorix en 46 av. J.C., mais il l’était plutôt moins en comparaison avec les coutumes de l’époque. Même s’il n’hésitait pas à faire verser du sang, celui-ci ne devait servir qu’à assurer ses conquêtes. En outre, toujours son côté calculateur, il savait faire preuve de clémence en pardonnant à des ennemis susceptibles de servir ses desseins (Cicéron, Marcellus etc.). On aurait pu penser aussi qu’il se laissa séduire par l’amour des lettres, en le voyant composer un traité de grammaire (De l’Analogie)  tandis qu’il passait les Alpes pour rejoindre son armée, ou encore quand la veille de la bataille de Munda, il écrit en vers son Itinéraire.

     En plus il avait la chance d’être un surdoué, comme nous dirions de nos jours, comme en témoignent les discours, les poèmes, des pamphlets comme celui qu’il écrivit sur Caton, sans parler des jugements d’une délicatesse et d’une précision exquise qu’il a porté sur Térence ou Cicéron. Mais là aussi le talent n’empêchait pas les calculs, César pensant que la littérature et les belles lettres ne pouvaient qu’être utiles pour mener les hommes. C’est la raison pour laquelle dans ses œuvres le génie côtoie l’incomplet et, ce qu’a si bien écrit Bossuet évoquant l’activité bienfaisante de Condé dans sa retraite, aurait pu s’appliquer parfaitement au dictateur : « Loin de nous les héros sans humanité ; ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, mais ils n’auront pas les cœurs ». Chez César ce mot atteint à la fois le conquérant et le politique, mais il s’applique aussi à l’écrivain, dont je parlerai plus particulièrement lors de mon prochain billet.

    Michel Escatafal

  • La poésie lyrique à Rome : Catulle (87- 54 av. J.C.)

    catulle.jpgPlus jeune que Lucrèce, Catulle naquit à Vérone dans une famille qui devait tenir un rang dans sa province, puisque son père donnait l’hospitalité de sa maison à César quand celui-ci passait par là. Pour cette raison il bénéficia d’une éducation soignée ce qui lui permit de rencontrer, dès sa venue à Rome, les hommes les plus distingués par la naissance ou par l’esprit, notamment l’historien Cornelius Népos (100- vers 29 av. J.C.), les poètes Helvius Cinna (100-44 av. J.C.) le tribun de la plèbe, Calvus et Cornificius, mais aussi des hommes politiques comme Caton d’Utique (95-46 av. J.C.) et Cicéron. Il aimait la vie élégante, passant pour quelqu’un d’insouciant, indifférent à tout ce qui était commun ou médiocre, bref un  dandy comme nous dirions aujourd’hui. En fait son insouciance devait être assimilé à de la paresse car il n’avait aucun goût pour le travail, et il eut tôt fait de dépenser la petite fortune que sa famille lui avait léguée.

    Lié avec l’influent Memmius (mort vers l’an 61 av. J.C.), Catulle pensait qu’en le suivant dans la province de Bythinie (Pont-Euxin) où Memmius venait d’être nommé gouverneur, il pourrait sortir de ses embarras financier. Hélas pour lui, Memmius ne fut pas aussi généreux qu’il l’espérait, et en plus Catulle ne savait pas compter. Il revint donc à Rome ruiné, ce qui lui fit dire : « Ma villa n’est exposée ni au souffle de l’Auster, ni à celui du Zéphire ou du cruel Borée, mais à quinze mille deux cent sesterces hypothéqués sur elle. Oh !le vent horrible ! Oh !le vent de peste ! ». En outre il perdit son frère en Asie Mineure, ce qui contribua à le rendre détaché des choses de la vie, et participa sans doute à l’altération de sa santé, fragilisée par les excès de toutes sortes qui  peuplèrent son existence à défaut de l’égayer vraiment.  On n’oubliera pas non plus sa liaison sulfureuse avec Clodia, la femme de Quintus Metellus, aussi belle que peu vertueuse, peut-être même empoisonneuse célèbre. Finalement il mourut très jeune, dans sa trente-troisième année, au moment où son talent s’exprimait dans tout son éclat.

    L’œuvre de Catulle tient tout entière en un mince volume. Il s’agit d’un recueil de pièces très différentes d’inspiration et de mètre, et dont les unes, les plus longues, imitées des poètes alexandrins, ressemblent à des études, tandis que les autres (épigrammes, élégies, odes) lui sont suggérées par sa propre vie, exprimant entre autres ses amours et ses haines, peignant aussi ses divertissements et ses ennuis. Ses modèles par goût, par l’inclination d’un talent plus délicat que vigoureux, par son habileté technique, nous les trouvons parmi les Alexandrins. Peut-être aussi comme La Fontaine beaucoup plus tard, sa paresse naturelle ne prédisposait pas Catulle à écrire de longs ouvrages. Mais ces œuvres courtes étaient infiniment soignées avec peu de matière et beaucoup d’art.

    Catulle en effet a toujours prêché le culte de « l’art pour l’art », tournant le dos aux auteurs nationaux comme Plaute ou Lucilius. C’est ainsi qu’il traduisit l’élégie de Callimaque sur la Chevelure de Bérénice. De même, bien que son inspirateur soit inconnu, il ne fait pas de doute que le poème sur Atys et l’Epithalame de Thétis et de Pélée ont une origine alexandrine. La justesse de l’expression, le souci du détail, la science du rythme, permettent de dire que l’auteur se situe sur ce plan très au-dessus de Lucrèce,  aux vers trop souvent  gauches et massifs. Mais Catulle est aussi un poète ardent et sincère, que ses propres émotions remuent au tréfonds de lui-même.

    A côté des imitations de l’école d’Alexandrie, il y a aussi dans son recueil toute une série d’aimables pièces dans lesquelles Catulle nous livre son âme avec une grande sincérité, où l’on retrouve la fameuse Clodia (sans doute la sœur du démagogue Clodius)  qu’il appelle Lesbie dans ses vers, qui le trompa et l’humilia tant et plus. « J’aime et je hais à la fois dit-il. Comment cela ?  Je ne sais, mais je le sens et j’en ai l’âme torturée ». Cette indigne passion ne le dessécha pas pour autant, comme en témoigne sa douleur  quand il perdit son frère, qu’il pleura dans des vers pleins de sanglots et de sensibilité. Doux et naïf de cœur, il fut en même temps d’esprit très indépendant, voire même parfois irritable. Ainsi César lui-même eut droit à des épigrammes peu amènes, ce dont le dictateur ne lui tint pas rigueur, n’ayant perçu chez Catulle  que son talent, donc aucune ambition ni envie. Et de fait sa philosophie  était simplement de se laisser aller à ses penchants, bornant son horizon au cercle de ses amis et de ses familiers.

    On ne saurait trouver meilleur guide que lui si l’on veut connaître ce monde de gens d’esprit, escortés des inévitables et insupportables amateurs de littérature, le monde au milieu duquel il vécut avec ses talents, mais aussi ceux que l’on appellera plus tard « les fats ».  En tout cas Catulle était plutôt un génial auteur, dont les vers passionnés font pressentir Virgile (70-19 av. J.C.), alors que les tableaux de genre annoncent l’arrivée d’Horace (75-8 av. J.C.). Tout dans son œuvre ne peut qu’appartenir à un artiste achevé, même si certains lui ont reproché des répétitions qui sollicitent trop l’attention, des diminutifs dont la grâce ne va pas sans mignardise. Mais le plus souvent on admire l’habileté à choisir le trait caractéristique qui touche et qui pénètre. Il y a même dans ses pièces des souvenirs de poètes familiers, mais ceux-ci prennent eux-mêmes une couleur personnelle, car Catulle les emploie avec une telle opportunité qu’ils semblent nécessaires là où ils sont. Ce n’est d’ailleurs pas là sa moindre gloire, puisque ainsi il fait prévoir l’art de la grande époque classique.

    Michel Escatafal

  • Lucrèce : un poète à la passion généreuse

    lucrèce.jpgLes anciens ont fort peu parlé de Lucrèce, au point que les renseignements sur sa vie nous font presque complètement défaut. A peine sait-on qu’il naquit à Rome d’une famille riche d’origine noble un peu avant l’an 100 av. J.C., mais le mystère qui enveloppe sa naissance et même sa vie tout court plane aussi sur sa mort que l’on situe en 55 av. J.C., date à laquelle il se serait suicidé en se perçant de sa propre main, comme le rapporte Saint-Jérôme. Toutefois nous savons qu’il se consacra entièrement à l’étude et à la poésie, et que la postérité n’a retenu de lui que son poème intitulé De Rerum Natura ou si l’on préfère en français de la Nature, publiée sans doute par Cicéron.

    Cette œuvre divisée en six livres, dont le dernier paraît inachevé, est l’exposé du système du monde d’après la physique d’Epicure (342-270 av. J.C.), empruntée à Leucippe  et Démocrite qui vécurent deux cents ans avant lui. Cette philosophie à la fois très aride et très simple est exposée avec une belle rigueur par Lucrèce. On peut la résumer en disant que la matière est éternelle, que rien ne naît de rien, et que rien ne retourne au néant.  Tout cela évidemment ne pouvait pas plaire aux esprits religieux, et notamment aux penseurs chrétiens, ce qui explique qu’il fallut attendre Montaigne et plus tard les philosophes du dix-huitième siècle pour qu’on le redécouvrît.

    Mais que peut-on dire de la poésie de Lucrèce ? Tout d’abord dans son poème l’impression qui ressort dès le début de la lecture est la tristesse, ce qui ne correspond pas au système épicurien fait d’une sagesse souriante. Pour Lucrèce l’homme est marqué  dès sa naissance pour le malheur, comme en témoignent ces mots  : « le nouveau-né semblable au nautonier jeté sur le rivage par la fureur de la mer, gît à terre, nu, sans langage, dénué de tout ce que la vie réclame…il remplit l’espace de vagissements lamentables, et c’est justice : il lui reste tant de maux à traverser dans le cours de la vie ». De plus, de quelque côté que l’homme se tourne, partout la souffrance se présente à lui, « les saisons nous apportent les maladies, la mort vague au hasard et vient sans être attendue ». On voit que le poète vivait dans une société troublée, comme c’était le cas à son époque à Rome !

    Cela dit, de cette désolation naît dans l’âme de Lucrèce la pitié pour tous ces malheureux à qui on ne sait quelle consolation leur offrir. La religion ? Certainement pas car cette religion est une des causes de leurs malheurs, ajoutant à leurs maux trop réels des maux imaginaires. Pour Lucrèce « le genre humain gît honteusement écrasé sous le poids de la superstition, monstre dont la tête apparaît dans les régions célestes, et dont l’affreux regard terrifie les mortels ». En fait le poète poursuit un but à la fois noble et généreux, « cherchant les mots et les vers  qui seuls peuvent offrir à l’esprit une clarté lumineuse ». Cet amour pour l’humanité douloureuse donne à sa poésie un accent de tendresse grave, et imprime à son œuvre un caractère d’indignation sincère et passionnée. Sa logique n’est pas celle froide des physiciens et des géomètres, mais vient du cœur.

    Pour Lucrèce, délivrer les âmes de la crainte des dieux et de la mort rendra aux hommes plus de sérénité, et leur permettra de jouir enfin d’un repos auquel ils n’osent même plus aspirer y compris à travers les plaisirs les plus simples : « Etendus avec vos amis sur le frais gazon, près d’une source pure, sous le feuillage d’un arbre élevé, vous apaiserez agréablement votre faim, à l’heure où la saison sourit et où le printemps sème de fleurs la verte prairie ». Toutefois, ce n’est pas pour cela qu’il se contentera d’en rester là, à la manière d’un Epicure qui professe l’indifférence pour les problèmes. Au contraire Lucrèce a été bien plus loin que son maître dans l’intelligence du monde. Il veut voir les choses comme elles sont, trouvant même une beauté dans leur tristesse.

    La science a pris l’imagination du poète autant que sa raison. Elle évoque des tableaux grandioses, la naissance et la mort des mondes, l’éternel bouillonnement de la vie. Néanmoins Lucrèce a beau concevoir le monde comme une immense machine, il est pénétré par la vie obscure qui anime les êtres et les choses. Philosophe, il veut comprendre et savoir, mais il est poète avant tout et sa sensibilité a plus de chaleur que son intelligence n’a de lumière. Il prête à la nature des colères et des tendresses,  des douleurs et des joies, ce qu’il exprime en disant que « la mer a des perfidies et des sourires, les bois ont une voix et des chants, et les vents des rages furieuses ». ». Lucrèce connaît la nature et l’aime.

    Bien entendu, le style de Lucrèce est très dépendant  de cette forme de tristesse de l’âme et de ses pensées tellement austères. Il est sobre, vigoureux et grave, soucieux de précision, mais jamais de l’élégance. En fait il ne montre de la flamme et de la passion que lorsqu’il parle des religions qu’il exècre, comme je l’ai montré auparavant. Plus généralement, il sait aussi être émouvant quand il évoque la vie tout simplement, ce qui a fait dire à certains que « Lucrèce ne chante pas la Nature, mais qu’elle se chante dans ses vers ». Son modèle en matière de versification fut Ennius, ne cherchant pas le rythme et l’harmonie, ce qui ne l’empêche pas d’atteindre parfois une certaine magnificence. Bref, Lucrèce est sans nul doute le poète le plus original de la littérature latine, même s’il n’appartient pas à ce que l’on appelle la littérature classique.

    Michel Escatafal

  • La littérature romaine avant l'avènement de l'empire

    Dans un précédent billet j’ai montré que malgré la résistance de quelques « anciens », notamment Caton, l’esprit romain s’était laissé gagner par l’influence de la Grèce, un peu comme aujourd'hui en France avec l’influence américaine. Et au temps de Cicéron (106-43 av. J.C.), le phénomène favorisé par des causes politiques devient prédominant, au point que le grand homme finit par s’écrier : «  l’hellénisme coule à plein bords ». Il est vrai que le contexte de l’époque s’y prêtait, dans la mesure où Rome ayant achevé la conquête du monde méditerranéen, elle n’avait plus d’ennemis qu’elle put craindre.  Elle pouvait donc se laisser aller, sans crainte de perdre son âme, à prendre chez d’autres ce qu’ils avaient de meilleur, en l’occurrence aux Grecs leur culture.

    Evidemment, l’esprit patriotique à la Caton en souffrit, tellement que Montesquieu avait écrit beaucoup plus tard : « Les peuples d’Italie étant devenus citoyens de Rome, chaque ville y apporta son génie…et les sentiments romains ne furent plus ». Et de fait, la tradition nationale n’opposait plus d’obstacles à l’invasion des arts et des mœurs de la Grèce. En outre, grâce aux conquêtes réalisées l’argent coule à flot pour Rome, mais naturellement cette manne ne profite qu’à  une minorité de gros propriétaires, alors que dans le même temps la classe moyenne disparaît pour rejoindre les rangs des plus pauvres. Rome à cette époque était une république où se côtoyaient la richesse la plus insolente et la misère la plus affreuse. Cela dit, vingt siècles plus tard, les choses n'ont pas vraiment changé!

    Mais que faisaient les riches de tout cet argent ? Et bien ils en profitaient soit en faisant de la politique, soit en s’offrant les loisirs les plus élégants et la culture la plus raffinée, donc grecque. Les Grecs sont tellement omniprésents qu’ils dirigent toutes les écoles publiques. Mais ils sont aussi précepteurs des enfants de l’aristocratie, ce qui ne peut que conforter leur influence au plus haut niveau de la société. Les études grecques, rhétorique, philosophie, géométrie, musique, s’ajoutent et supplantent  naturellement  les arts romains, la seule résistance à cette « invasion » se situant au niveau de l’agriculture et de la jurisprudence. Tout cela suffit à expliquer pourquoi les jeunes Romains, fils de bonne famille, vont toujours terminer leur éducation à Athènes.

    Ces lettrés, même s’ils n’étaient pas les plus nombreux, composaient un public tout près à accueillir les œuvres de l’école d’Alexandrie, que les Hellènes émigrés apportaient avec eux. Cette poésie érudite, mondaine, ne pouvait que plaire à ces nouveaux parvenus de l’argent et de l’esprit, d’autant que l’école d’Alexandrie correspondait parfaitement aux canons romains de l’époque, les érudits n’étant pas assez artistes pour apprécier pleinement  la perfection sévère et la haute simplicité des chefs d’œuvre de la grande époque grecque. Cela étant, cette main mise de la culture grecque eut pour principal effet de faire disparaître les genres populaires.

    Les poèmes épiques, à la façon des Annales d’Ennius, sont remplacés par des récits mythologiques où les Helvius Cinna, Varron d’Attax s’approprient les procédés de Callimaque et Apollonius. La tragédie et la comédie sont en voie de disparition à l’exception des pièces de Plaute, Térence et Attius. En fait ceux qui composent des pièces de théâtre à cette époque n’écrivent plus que pour la plèbe, ne traitant que l’atellane comme Pomponius et Novius, ou le mime comme Laberius et Publilius Syrus. Cela ne signifie pas pour autant que ces gens ne soient pas talentueux, mais s’ils veulent survivre, ils doivent faire des concessions à la vulgarité, voire même à la grossièreté, indignes  de leur talent.  En somme à cette période, la poésie est plutôt pauvre, à la notable exception des œuvres de Lucrèce et Catulle.

    En revanche la prose atteint tout son éclat avec des gens comme Cicéron, César, Salluste. Orateurs, philosophes, historiens, ces hommes sont aussi des politiques très engagés dans les luttes qui divisent l’Etat. Ils combattent ou préparent la révolution qui va substituer l’empire à la république, ce qui explique que pressés par d’autres préoccupations, le souci de la forme passe plutôt au second plan.  Ils possèdent certes la culture grecque, mais l’accommodent à leurs desseins nationaux. Cela ne les empêchera pas de faire ressortir leur génie et d’appartenir au cercle des grands écrivains.

    Michel Escatafal