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littérature romaine - Page 5

  • Lucain : la Pharsale

    Les défauts de la Pharsale

    Dès le temps de Néron, l’auteur d’un roman satirique qu’on croit être ce Pétrone, qui fut comme Lucain le favori d’abord, puis la victime du prince, signalait le défaut capital de la Pharsale : « Quiconque, disait-il, entreprendra de traiter un sujet aussi important que celui de la guerre civile, succombera infailliblement sous le faix, s’il ne s’y est préparé par un grand fonds d’études ». Or, le poème de Lucain est une véritable improvisation ; commencé quand le poète avait vingt-deux ans et était mêlé aux plaisirs de la cour, continué au milieu de la fièvre où le jeta son rôle de conspirateur, il ne put être ni médité, ni mûri. Lucain, comme tous ses contemporains, avait bien compris que la guerre civile était le plus grand évènement de l’histoire romaine, mais il ne sut voir ni pourquoi ni comment. Il réduit les causes de la guerre à la soif du luxe, à la corruption des mœurs, à la lutte entre les chefs, et il n’en saisit point les conséquences. La grandeur, il la place dans le détail matériel, dans le cadre du sujet, exagérant l’horreur des combats, décrivant des tempêtes à briser le monde, des famines à anéantir l’humanité. L’intelligence historique manque cruellement à ce poème historique.

    Cette œuvre improvisée est de plus une œuvre passionnée.Du jour où s’accomplit la rupture entre le poète et l’empereur, où Lucain se vit interdire les salles de récitation, il fut pris d’une violente rancune contre le tyran : il avait alors composé trois chants de Pharsale, et bien qu’on y puisse distinguer certaine préférence pour Pompée, il y traitait César sinon avec sympathie du moins avec impartialité. Dans le portrait qu’il fait des deux rivaux, au début du premier livre il se demande « lequel prit le plus justement les armes », et il laisse la question pendante. Mais à partir du quatrième chant, la Pharsale devient un véritable pamphlet. Lucain à travers César, veut atteindre Néron : il ne se préoccupe plus de la vérité des caractères. L’homme qu’il nous avait peint d’abord comme un ambitieux, mais un ambitieux de génie, se transforme en un effroyable maniaque, en une espèce d’ogre qui a toujours soif de meurtre et de sang.

    C’est ainsi qu’après la bataille de Pharsale « César contemple ces fleuves dont le sang précipite les ondes, et ces monceaux de cadavres qui atteignent le sommet des hautes collines ; il regarde ces tas de morts qui pourrissent et qui s’affaissent; il compte les peuples de Pompée, et puis fait disposer pour un festin ce lieu funèbre d’où il pourra reconnaître les traits, le visage des victimes ».  Description ô combien fausse, dans la mesure où tous les historiens s’accordent à dire que, pour l’époque, César était un homme qui n’aimait pas le sang pour le sang. En revanche tandis que Lucain avilit César, il s’efforce de grandir Pompée. C’était au premier chant un général usé, qui « dans un long repos a désappris la guerre », un vaniteux « qui ne sait plus que prodiguer des fêtes à la foule, se laisser aller au souffle populaire, et s’enivrer des applaudissements de son théâtre».

    Dans la suite Lucain veut nous le présenter partout comme un grand homme, mais les faits démentent ces attitudes et ces paroles de roi de tragédie. Qaund il parle, Pompée a plus d’emphase que d’éloquence, et il agit fort peu, mettant dans ses actes plus d’apparat que de noblesse. En fait il n’y a de grandeur que dans sa mort. A cette incohérence des caractères s’ajoute l’incertitude du plan. Cette épopée, intitulée la Pharsale, ne se termine point à la bataille de Pharsale (48 av. J.C.), se poursuivant jusqu’à la guerre d’Alexandrie. On imagine que Lucain eût voulu la conduire jusqu’à Munda (45 av. J.C.). En ce cas le sujet eût été l’histoire de l’agonie du parti républicain. Mais peut-on véritablement voir ce dessein dans ce que laissa Lucain, surtout dans les premiers chants ?

    L’originalité de la Pharsale

    Avec de tels défauts, l’œuvre de Lucain ne saurait nous attacher, mais elle nous saisit et ne nous permet pas, comme les épopées de ses contemporains, de demeurer indifférents. Comment ne pas reconnaître la hardiesse et la générosité de ce jeune homme qui voulut n’imiter rien ni personne, qui prétendit rompre ce lien de dépendance qui attachait la littérature romaine à ces Grecs dont il était pourtant tout nourri, et qui conçut l’espoir de faire jaillir la poésie de l’histoire nationale, rien que de l’histoire nationale ? En choisissant en effet ce sujet de la guerre civile, son dessein et son ambition furent de la traiter en ne cherchant l’intérêt que dans la vie réelle, dans les faits vrais, en fait sans rien devoir aux croyances, aux idées, aux mœurs de son temps. Ainsi il répudie toutes les fictions mythologiques, devenues les ornements consacrés de l’épopée, mais qui n’étaient plus que de purs ornements. Pour suppléer à ces ressources dont il se privait volontairement, quel effort d’invention pour trouver un cadre et des développements neufs !

    Nulle intervention de ces divinités, auxquelles on ne croit plus ; le merveilleux n’apparaît dans le poème que sous la forme toujours acceptable de pressentiments, de songes (songe de Pompée au livre trois). La mythologie est remplacée par le fantastique, la religion morte par les superstitions toujours vivantes, et les sibylles, que l’on déserte, par les sorcières que l’on va consulter en foule (livre six). A la place du surnaturel, l’extraordinaire : pour alimenter la curiosité, la science géographique, astronomique, tiendra lieu des légendes et des inventions fabuleuses des poètes de la Grèce. Point de dragons, de centaures, de chimères ; point de jardins des Hespérides ou de contrée des Lestrygons, mais les merveilles de la terre d’Afrique, et les monstres de ce continent mystérieux (livre neuf).

    Ce dessein du poète est si net que, s’il rapporte un récit mythique, il a bien soin de nous prévenir qu’il n’y croit point. Ainsi l’histoire de Méduse à propos des serpents qui pullulent en Lybie : « Quel germes mystérieux, ajoute-t-il, la nature a-t-elle déposée dans le sein de cette terre ? Toute notre peine, tout notre labeur ne sauraient nous apprendre autre chose que cette fable répandue dans tout le monde et qui cache aux siècles la vraie cause ». On peut contester que Lucain ait réussi dans cette tentative pour renouveler les procédés de l’épopée latine, mais on ne saurait nier que cet effort pouvait seul la sauver de l’épuisement et de l’insignifiance par lesquels elle allait périr.

    Aux luttes des dieux dans un lointain Olympe, il voulait aussi substituer le conflit des passions humaines et des intérêts politiques. Il prétendait pénétrer plus avant qu’on avait fait jusqu’alors dans les âmes de ses personnages et analyser plus profondément leurs caractères. De là les portraits qu’il trace fréquemment, de là les discours qui abondent dans son œuvre. Ces morceaux ont presque tous de l’éclat, et il est visible que Lucain les a soignés plus que tout le reste. Les portraits sont d’une touche un peu raide, d’un coloris un peu monotone, mais non sans fierté et sans vigueur. Les discours sentent souvent la déclamation, mais il n’y manque ni le mouvement ni la flamme. Mais pour accomplir son dessein et donner à son œuvre l’intérêt psychologique qu’il cherchait, il eût fallu à Lucain la souplesse, la connaissance de la vie : ces qualités lui ont manqué, il a si peu vécu ! Sur ce point son échec est évident, pourtant malgré son insuccès, son effort atteste une intelligente initiative.

    Enfin la passion qui a mal servi le poète, en lui faisant fausser la physionomie de César et Pompée, lui inspira en revanche de généreuses paroles et de nobles élans. En fait c’est la haine de l’empereur qui l’a rendu ennemi de l’empire, et il faut reconnaître qu’il l’est avec plus de franchise et d’énergie qu’aucun de ses contemporains. Quand il arrive à la défaite de Pharsale, il ne peut contenir l’ardeur de ses sentiments, la colère et la douleur lui inspirant les plus beaux vers qu’il ait écrits. « C’est alors, dit-il, que la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle s’est réfugiée au-delà du Tigre et du Rhin, elle est perdue pour nous, c’est le bien des Germains et des Scythes, l’Italie ne la connaît plus. Que je voudrais qu’elle ne l’eût jamais connue ! Rome, que n’es-tu restée esclave depuis le jour où Romulus appela les voleurs dans ton asile jusqu’au désastre de Pharsale ! Je ne pardonne pas aux deux Brutus. Pourquoi avons-nous vécu aussi longtemps sous le règne des lois ? Pourquoi nos années ont-elles porté le nom des consuls ? Les Arabes, les Perses et tous les autres peuples de l’Orient sont plus heureux que nous : ils n’ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les nations qui servent sous un maître notre condition est la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de l’être » !

    Après pareils vers le poète avait bien le droit de s’écrier dans une fière apostrophe à Néron : « O grand et sacré labeur des poètes ! tu dérobes tout au destin et donnes aux peuples mortels l’éternité des âges. César, ne porte pas envie à ces consécrations de la renommée ! car s’il est permis de promettre quelque gloire aux Muses latines, aussi longtemps que vivront les honneurs du vieillard de Smyrne, nos neveux me liront, te liront aussi ; notre Pharsale franchira les siècles qui ne pourront jamais la condamner à l’oubli ».

    Le style de la Pharsale

    Dans le style de Lucain on retrouve la trace de cet emportement d’improvisation fiévreuse, au milieu duquel il composa son ouvrage. Comme il n’a pas le loisir de choisir ses idées, lorsqu’il s’en présente à son esprit de communes et de banales, il ne sait pas les rejeter et s’efforce de les faire rares par l’expression. De là, on n’échappe pas à de l’obscurité, de la recherche, de la subtilité qui souvent rendent sa lecture pénible. De là aussi, des métaphores qu’il voudrait neuves et qui ne sont qu’incohérentes, comme dans ce passage où il nous parle des « semences de guerre qui ont englouti des peuples puissants ». On sent bien que chacun des grands morceaux du poème fut écrit de verve et de fougue, mais on voit que l’œuvre a été souvent abandonnée, qu’en dehors des heures où il écrivait, le poète en était distrait par d’autres pensées.

    Ainsi l’on s’aperçoit bien des soudures maladroites, l’allure générale a quelque chose de heurté et de saccadé, et c’est plutôt une succession d’élans vigoureux qu’un mouvement continu et suivi. Enfin, dans l’antiquité on était frappé de la redondance qui s’étale dans le style de Lucain. Le rhéteur Fronton, maître de l’empereur Marc-Aurèle, ne fut point un critique d’un goût bien pur ni bien sévère, mais cela ne l’empêchait pas de se moquer du début de la Pharsale, où, pour dire que Rome luttait contre elle-même, Lucain énumérait toutes les armes offensives et défensives du soldat romain. Il y a tant de ces vers à double emploi, que certains modernes ont supposé qu’ils n’avaient été écrits qu’à titre d’essai, et qu’un travail de révision les eût fait disparaître.

    Ces tâches n’effacent pourtant point l’éclat qui est la qualité dominante de Lucain. Il avait une imagination forte, sinon étendue, et cette imagination lui faisait trouver des métaphores splendides et des comparaisons grandioses. Quelle image de Pompée vieilli et las, dans ces mots : « C’est l’ombre d’un grand nom ». Et dans les vers qui suivent, quelle peinture du génie déclinant mais majestueux encore : « Tel un chêne élevé qui porte les trophées antiques du peuple et les offrandes consacrées des chefs ; de fortes racines ne l’attachent plus à la terre ; son poids seul le maintient, il étend dans les airs ses rameaux dépouillés et fait ombre de son tronc sans feuillage. Bien qu’il chancelle et menace ruine au premier souffle de l’Auster, bien qu’une forêt d’arbres robustes s’élève autour de lui, c’est lui seul pourtant qu’on adore ».

    Prompt à saisir fortement les contrastes, Lucain abonde aussi en antithèses vogoureuses, en traits rapides, en sentences, comme disaient les Romains. Ses discours en sont tout pleins, comme ses portraits. César ordonne aux recrues de son armée de châtier les soldats rebelles : « Apprenez à frapper, leur dit-il, apprenez à mourir ».  Surtout, et c’est là le grand mérite, ce style a une marque propre. En effet, à l’âge où beaucoup de poètes en sont encore au pastiche, Lucain s’était créé un langage qui n’appartenait qu’à lui, et par là il prend rang tout près des grands maîtres de la littérature latine. C’est l’impression qu’il produisait sur un auteur de la qualité du grand Corneille, lequel parfois s’est laissé aller à lui emprunter sa rhétorique retentissante, à imiter ses métaphores, ses antithèses excessives, mais qui lui doit aussi de beaux traits d’éloquence et quelque chose de la vigueur et du nerf de son langage.

    Michel Escatafal

  • Lucain : sa vie, ses œuvres

    littérature, histoire

    Un des trois fils de Sénèque le Rhéteur (54 av. J.C.-39), M. Annaeus Mela, doué à ce qu’on disait d’autant de talent que ses frères, mais avant tout épris de loisir et de vie facile, quitta Rome, alla remplir à Cordoue les fonctions de procurateur, et y épousa la fille du rhéteur indigène Acilius Lucanus. C’est de cette union que naquit le poète Annaeus Lucanus, Lucain en français (39-65). Amené à Rome dès sa plus tendre enfance, il fut confié à la direction de son oncle Sénèque qui lui donna les meilleurs maîtres du temps. A l’école Lucain se lia avec Perse et lui dut d’être admis dans la maison de Thraséa. Mais lorsqu’il atteignait l’adolescence, Sénèque jouissait de tout son crédit à la cour, ce qui lui permet d’y amener son neveu dont il voulait faire la fortune, et par là, le jeune homme se trouvait jeté dans les milieux les plus opposés et recevait les exemples les plus contraires.

    Naturellement ambitieux, épris du désir de briller, il ne tarda guère à devenir un courtisan. Aux jeux quinquennaux, institués par Néron (37-68), il débitait un éloge du prince, dont il gagnait ainsi la faveur, qui l’admettait dans sa cohorte (garde d’honneur) et lui faisait conférer la questure, puis l’augurat. Mais dans un concours poétique où Néron et Lucain avaient pris part, les juges donnèrent le prix au poète, ce qui contraria fortement l’empereur. Ce dépit, Néron (empereur entre 54 et 68) le manifesta tout particulièrement un jour que Lucain lisait en public un des trois premiers livres de sa Pharsale. En effet, irrité des applaudissements de l’auditoire, Néron sortit avant la fin. De là, ce fut une guerre d'épigrammes où Lucain alla jusqu’à l’injure, ce qui lui valut d’être interdit de lire en public, punition raffinée, singulièrement cruelle pour un homme qui s’était enivré de bruit et de succès.

    Cette contrainte exaspéra Lucain, et quand la conspiration de Pison se forma (65), il s’y jeta à corps perdu. Plein d’exubérance et de fougue, il prenait volontiers des attitudes de tyrannicide et s’échappait en propos violents, au point d’être déjà fort compromis quand la conspiration fut découverte. Arrêté, il eut peur de la mort et, pour se sauver, dénonça ses complices, et parmi eux sa mère Acilia. Cette hideuse lâcheté fut inutile, et il dut s’ouvrir les veines. Toutefois, il mourut avec un certain courage, car sentant que sa mort était toute proche, il se fit porter dans un bain, et tandis que son sang s’écoulait, récita des vers de son poème, où il avait dépeint les derniers moments d’un soldat. Il n’avait pas encore vingt-sept ans.

    Cette jeunesse ne l’empêcha pas d’avoir déjà une œuvre considérable, ayant composé des poésies grecques et, en latin, des Saturnales, des Silves, une tragédie de Médée,etc… Néanmoins, il ne nous reste de lui que sa Pharsale, poème qui comprend dix chants et raconte la guerre civile entre Pompée et César depuis le passage du Rubicon jusqu’au siège que soutint César à Alexandrie. Le dixième chant resta inachevé et il est probable que, dans la pensée du poète, ce ne devait pas être le dernier. Dans son œuvre, en effet, Lucain suivait très exactement les évènements historiques, au point qu’analyser son poème serait faire l’histoire de la guerre civile, ce qui autorise à n’indiquer que les morceaux les plus remarquables…objectif déjà très ambitieux.

    C’est d’abord, au premier chant, l’apparition du fantôme de la Patrie qui, sur les bords du Rubicon, somme César de renoncer à ses desseins factieux. C’est aussi le tableau de la terreur qui règne à Rome, à l’approche de celui qui était considéré comme l’usurpateur, et l’énumération des présages qui annoncent les fléaux qui vont se déchaîner sur le monde. Au chant deux, Brutus consulte Caton sur la conduite qu’il doit tenir : s’abstenir ou lutter ? Et dans un langage d’une singulière élévation, Caton lui répond que, malgré l’horreur de la guerre civile, il faut défendre la loi les armes à la main. Au moment où il va porter la guerre en Espagne, César est arrêté par la résistance de Marseille et, pour les ouvrages qu’il fait construire autour de la ville, abat les forêts environnantes. Là d’ailleurs se place une description d’une forêt druidique, dont les traits vigoureux et le coloris sombre étaient une nouveauté dans la poésie latine (livre trois).

    Après avoir conté les épisodes de la lutte en Espagne (livre quatre), le poète nous emmène en Epire, à la suite de Pompée, et nous assistons aux adieux du héros et de sa femme Cornélie, à Lesbos. Bien que cette scène soit un peu romanesque et théâtrale, la grandeur n’en est point absente (livre cinq). On est à la veille de la bataille de Pharsale (9 août 1948) avec les armées déjà en présence. Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître par avance le résultat de la lutte et consulte la magicienne Erichto, en Thessalie. C’est l’occasion pour le poète de dépeindre la terre classique des enchantements. Nous pénétrons ensuite dans la caverne de la nécromancienne et nous la voyons ressusciter un cadavre (livre six). Le septième chant, point culminant de l’œuvre, contient les discours de Pompée et de César avant le combat, et se termine par une malédiction contre les guerres civiles,  par des plaintes éloquentes sur la perte de la liberté.

    C’est du huitième chant que Corneille a tiré sa tragédie de Pompée : le héros, victime de la trahison de Ptolémée, est tombé sous le poignard d’Achillas et son corps, jeté à la mer, puis ramené sur le rivage, est enseveli par un esclave fidèle nommé Cordus. Le neuvième chant appartient à Caton qui, après avoir pris le commandement de l’armée républicaine, passe en Afrique où il prononce un magnifique éloge de Pompée et, dans ce dur pays,   plein de monstres et de prodiges, donne à ses soldats l’exemple d’une patience et d’un courage invincibles. Il faut signaler enfin, dans le chant dix inachevé et très imparfait, la visite que César fait à Alexandrie au tombeau d’Alexandre ; il y a là une brillante déclamation où Lucain flétrit la fureur des conquêtes et la frénésie du pouvoir.

    Michel Escatafal 

  • La poésie et la prose à Rome au premier siècle

    Nombreux sont ceux qui considèrent que la littérature romaine a connu son âge d’or à l’époque d’Auguste, mais peut-on affirmer comme certains le font allègrement que le premier siècle de l’ère chrétienne ait été une époque de décadence ? Ce serait sans doute un jugement sévère, surtout quand on parle d’auteurs comme Tacite, Juvénal ou Lucain qui ont des qualités différentes de celles de Tite-Live, Horace, Virgile ou Ovide, mais des qualités qui demeurent éminentes.  Pourtant la décadence existe, mais c’est surtout dans les tendances générales des littérateurs de ce temps qu’il faut la chercher et la marquer.

    Il faut dire d’abord qu’entre les deux époques il y a de profonds changements dans le gouvernement et la société. Tout ce qui, au siècle d’Auguste, avait servi à perfectionner le goût se corrompt alors et contribue à la gâter. Le gouvernement modéré et fort du premier empereur avait mis dans les esprits l’apaisement, la mesure, l’harmonie, mais avec les Tibère, Caligula ou Néron, ce pouvoir fort devient tyrannique et dur. Il impose la torpeur à ceux qui l’acceptent, et provoque la violence chez ceux qui le combattent. Ici la platitude du courtisan avec Valère-Maxime, là l’emportement déclamatoire du conspirateur avec Lucain. La tyrannie avilit les talents qu’elle protège, et souvent elle fausse, en les exaspérant, les talents qu’elle persécute.

    L’aristocratie cultivée qui, sous Auguste, avait formé un public de choix, commençait, dès ce temps, au dire d’Horace, à se laisser gagner par le bel esprit et son goût pour les lettres dégénérait parfois en manie littéraire. C’est la pente rapide sur laquelle se laissent toujours glisser les amateurs, qui ne sont que des amateurs, et que les occupations et les soins virils de la vie active ne préservent pas contre l’influence affadissante de l’air des cercles et des coteries. Or, les représentants de l’ancien patriciat romain furent alors tenus ou se tinrent de plus en plus à l’écart des affaires, et de plus en plus ils vécurent d’une vie désoeuvrée et artificielle. Ils devinrent aussi plus rares, beaucoup de familles s’éteignant avec le temps. D’autres furent supprimées par les proscriptions du pouvoir, sans parler de celles qui ruinées par de folles prodigalités, s’enfoncèrent dans l’obscurité et la misère. Elles furent remplacées par une aristocratie d’hommes d’argent de fonctionnaires.

    Comment ces gens auraient-ils pu avoir le goût littéraire, cette fleur de l’esprit, qu’une longue culture peut seule faire éclore ? Leurs encouragements furent donc plus funestes que profitables aux littérateurs. Les écrivains vécurent moins dans leur familiarité que dans leur domesticité. Ce sont eux qui commandaient ces pièces de circonstances sur le mariage de leurs enfants, sur la mort de leurs parents, de leurs esclaves favoris, de leurs bêtes familières, tristes besognes où s’épuisa le talent de Stace et de Martial. De pareilles gens ne peuvent goûter dans l’art que ce qu’il a de plus extérieur, de plus matériel, la connaissance du métier, l’habileté technique, la virtuosité, comme nous dirions. C’est ainsi que nous assistons à cette époque aux excès ridicules d’un dilettantisme pédant et puéril.

    Quant au peuple il compte de moins en moins. En outre les affranchissements y jettent tous les jours une foule d’hommes d’origine servile, le droit de cité est accordé très largement à des étrangers de tous les pays qui affluent à Rome. Il n’y a plus de traditions ni même de mœurs nationales, et la multitude n’a point souci des belles œuvres, mais de distributions de vivres et de spectacles sanglants à l’amphithéâtre.

    Si l’on regarde la poésie, on s’aperçoit qu’on n’écrit plus pour elle. L’Enéide de Virgile avait été une œuvre nationale et devint vite populaire, au point d’avoir retrouvé sur les murailles de Pompéi, des vers gravés à la pointe par des gens du peuple, comme l’attestent des fautes d’orthographe.  En outre à part Lucain, les poètes épiques du premier siècle ne songèrent qu’à faire preuve d’érudition mythologique et à déployer toutes les ressources de leur habileté de versificateurs : Silius Italicus, par exemple, traita la guerre punique, avec les procédés de l’école d’Alexandrie, ce qui fait qu’on ne sent nulle part l’âme d’un Romain. Le genre dramatique achève de disparaître, alors qu’à l’époque d’Auguste même si l’on ne produisait que peu de tragédies nouvelles, au moins on reprenait les anciennes.  En outre les acteurs à la mode se contentait de débiter sur le théâtre quelque morceau brillant d’une ancienne pièce, mais ce qu’on applaudissait c’était le jeu de l’acteur et non les vers qu’il déclamait.

    Et pourtant les poètes pullulaient, comme en témoigne le nombre imposant de ceux qu’avait nommés Pline le Jeune. Mais ces acteurs avaient surtout besoin d’applaudissements, et pour cela on s’arrangeait pour qu’il y ait du monde, chacun essayant de rendre la pareille à l’autre. On devine aisément les fâcheux effets de cet usage des lectures publiques. Il fallait d’abord et surtout étonner. Les tragédies de Sénèque qui ne sont point des œuvres dramatiques, mais des thèses de morale dialoguées, peuvent, avec leurs tirades déclamatoires, leurs sentences aiguisées en pointe, leur lyrisme laborieux et affecté, donner une idée de ce que fut le goût des habitués des lectures, pour lesquels elles ont été composées. La subtilité et la prétention dans la pensée, la recherche et l’emphase dans la forme, voilà où menaient les triomphes remportées dans ce que l’on appelait les salles de récitation.

    En ce qui concerne la prose, on y déclamait des morceaux d’histoire, des plaidoyers, des apologies, l’éloquence, bannie du Forum et plutôt réduite dans les tribunaux, ne voulant pas mourir. Elle cherchait  surtout un refuge dans les écoles de rhéteurs, mais  l’enseignement qui y était distillé ne convenait guère  à des écoliers qui devaient être sujets de César, et non habitants de pays libre et démocratique. Ainsi maîtres et élèves passaient des thèmes conventionnels aux sujets romanesques, puis aux données extravagantes. Peu à peu on perdit le goût du simple, du naturel, du vrai, ce qui déformait le langage en même temps que la pensée. Et quand ces écoliers devenaient grands,  on retrouvait dans leur manière d’écrire les défauts contractés sur les bancs de l’école. Dans leur prose ressortaient l’exagération des idées, l’enflure du style et le jargon sentencieux. Bref, tout cela manquait d’inspiration patriotique ou religieuse au sens où l’entendaient les anciens.

    Cependant, tandis que les lettres tendaient à devenir un pur jeu d’esprit, une doctrine philosophique fournit un aliment aux âmes qui ne pouvaient se résigner à la puérilité des littérateurs à la mode. Le stoïcisme, en prêchant l’égalité et la fraternité universelles, ne pouvait manquer d’agréer aux étrangers qui, venus à Rome, y apportaient la sève nouvelle des nations jeunes. Sans lui, Sénèque n’eut été peut-être qu’un rhéteur brillant,  et Lucain qu’un improvisateur fougueux. Le stoïcisme, en disant bien haut que l’homme ne puisait qu’en lui-même sa dignité et son indépendance, soutenait et relevait ceux qui portaient impatiemment la tyrannie : il mettait dans leur âme autre chose que la haine en leur donnant la foi dans la raison et les justices éternelles. Sans l’inspiration stoïcienne, Tacite n’eut été peut-être qu’un pamphlétaire amer et Juvénal qu’un déclamateur éloquent. Sous les premiers Antonins, le stoïcisme fut, non seulement toléré, mais protégé, et c’est sans doute à lui que ce moment doit d’avoir pu être appelé l’âge d’argent des lettres latines.

    Joyeux Noël et bonne année 2012.

    Michel Escatafal

     

  • Tite-Live : l'historien qui a su saisir l'âme du peuple romain

    Les historiens de l’époque précédente, César, Salluste, n’avaient fait que de l’histoire contemporaine, et en rapportant les évènements de leur temps, ils y avaient apporté des préoccupations  personnelles ou des passions de parti. Le grand passé de Rome avec ses gloires restait, comme une matière intacte, digne de tenter un patriote et un artiste. C’est ce noble et vaste sujet que Tite-Live voulut et put traiter. Ce Tite-Live, celte comme Virgile, est né à Padoue en 59 av. J.C. (selon Saint-Jérôme), grande ville qui était depuis très longtemps alliée fidèle des Romains, auxquels elle était restée attachée même pendant la guerre contre Annibal.Entrepôt du commerce entre le sud et le nord de l’Italie, la population et la richesse y avaient assez tôt afflué, et pourtant la fidélité aux mœurs sévères du vieux temps et l’esprit religieux n’avaient pas cessé de s’y maintenir. On était plutôt conservateur à Padoue, et lors de l’agonie de la République, la majorité des citoyens se rangea au parti de la loi, et soutint Pompée contre César.

    C’est dans ce milieu que Tite-live fut élevé, mais on ignore à quelle famille il appartenait, même si l’on imagine que ses parents devaient faire partie au moins de la classe moyenne. Il est visible en effet qu’il reçut dans sa jeunesse une éducation libérale. Il apprit le grec, étudia certainement la rhétorique et la philosophie, et quand il vint à Rome, nous savons qu’il ne fut point obligé de se mettre en peine d’un gagne-pain.  Avait-il dès lors conçu le dessein de son histoire? La splendeur de la grande cité, la cité universelle de l’époque, fit-elle naître en lui l’ambition de rapporter les destinées du peuple-roi ? En tout cas il dut songer à sa grande œuvre très tôt, et c’est sans doute ce qui attira sur lui l’attention d’Auguste, soigneux d’encourager les historiens comme les poètes.

    Du coup Tite-Live, qui n’exerça aucune fonction publique, vécut dans l’intimité de l’empereur, et la faveur impériale ne coûta rien à la dignité de son caractère. D’ailleurs, il n’a jamais caché ses  sympathies pour le régime républicain, mais le césar, homme d’esprit, qui savait faire la différence entre un homme d’action et un lettré, confia à Tite-Live l’éducation du jeune Claude. Au reste l’existence de l’historien s’écoula obscurément, prise sans doute tout entière par le travail. Tout juste peut-on noter qu’il eut un fils, dont il dirigea attentivement les études, puisque les anciens possédaient une lettre où il recommandait au jeune homme l’étude de Cicéron et de Démosthène, et qu’il  maria sa fille à un rhéteur assez médiocre, Lucius Magius.

    D’après Sénèque, Tite-Live avait écrit un traité de philosophie et un dialogue participant à la fois de la philosophie et de l’histoire. Mais les modernes ne connaissent de lui que son histoire, que nous sommes loin de posséder en entier. Ce grand ouvrage, qui remontait jusqu’aux plus lointaines origines du peuple romain, se terminait à la mort de Drusus (en 9 av. J.C.) et comprenait cent quarante-deux livres. Sans doute la mort (an 17) avait empêché l’historien d’aller jusqu’au bout de sa tâche, que vraisemblablement il voulait pousser jusqu’à la mort d’Auguste, laquelle interviendra en l’an 14. L’ouvrage, du vivant de l’auteur, parut par parties successives. Tite-Live donnait peut-être au public des séries de livres dont le sujet formait un tout, comme la guerre avec les Samnites, la guerre punique, etc…C’est la seule division qu’il paraisse avoir voulue. La distribution en décades remonte à une époque inconnue, mais certainement postérieure à l’auteur.

    Des cent quarante-deux livres que posséda l’antiquité, nous n’en avons plus que trente-cinq : les dix premiers, qui contiennent l’exposition de l’histoire primitive jusqu’à la guerre samnite, et ceux qui, de vingt et un à soixante cinq, partent de la seconde guerre punique et s’étendent jusqu’au triomphe de Paul Emile. En outre des livres perdus, il nous reste des espèces de sommaires, composés à une époque qu’on ne peut déterminer par un certain Florus, qui n’a rien de commun avec le Florus qui vécut sous les Antonins. Cela dit, si mutilée soit-elle, l’œuvre de Tite-Live qui nous est restée est suffisante pour discerner le but de l’écrivain et apprécier sa méthode. Tout cela transparaît dans la préface qu’il écrivit, laquelle par bonheur pour nous ne s’est pas perdue, où la candeur et la sincérité ressortent partout.

    Dans cette préface, il commence par faire ressortir tout ce qui le distingue de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui ont traité le même sujet, blâmant au passage les historiens érudits ou rhéteurs, ce que Tite-Live ne veut être à aucun prix. A son gré, en écrivant l’histoire, il est nécessaire d’avoir des visées plus hautes que la satisfaction de sa propre curiosité ou de servir sa gloire personnelle. Dit autrement, on doit se persuader qu’on travaille pour son pays, en s’efforçant de donner à ses concitoyens un utile enseignement moral et politique : « Ce que je voudrais, c’est que chacun étudiât avec soin la vie et les mœurs du passé ; qu’il sût par quels hommes, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, a été fondé notre empire. La discipline va se relâchant, il faudrait suivre d’abord l’affaissement des vieilles moeurs, bientôt leur déclin successif, enfin leur ruine complète, arrivant ainsi à notre époque où nous ne pouvons souffrir ni nos vices, ni leurs remèdes ».

    Pour accomplir pareille tâche, il faut en premier lieu que l’historien soit désintéressé. Même si on ne peut lui demander de renoncer totalement à l’espoir d’atteindre à la gloire, la renommée ne doit pas être sa première ambition, ce que Tite-Live traduisait ainsi : « Quoi qu’il arrive, je me trouverais heureux d’avoir travaillé pour ma part à l’histoire du premier peuple du monde, et si dans cette foule d’auteurs mon nom devait rester obscur, je me consolerais encore…». Mais où pouvait-il puiser cet oubli de lui-même ? Tout simplement dans sa passion pour son œuvre, du moins si l’on en croit Pline l’Ancien (23-79), qui déclara un jour qu’il « avait assez fait pour sa propre gloire et qu’il pourrait se reposer, s’il était possible que son âme goutât le calme et le contentement en dehors de son travail ». 

    Ce généreux détachement, ce dévouement infatigable à son œuvre, étaient soutenus dans l’âme de Tite-Live par un patriotisme ardent et profond, rien ne lui paraissant plus grand que le tableau de la destinée de Rome. C’est en ce sens que l’histoire dans Tite-Live a un accent unique. Tite-Live revit la vie de son peuple, s’identifie avec la destinée de Rome, alors que Salluste demandait à l’histoire la distraction de ses loisirs, César pour sa part se contentant de la mettre au service de sa réputation. Bref, l’œuvre de Tite-Live fut comme un monument élevé à la religion de la patrie, et en rendant témoignage aux vertus du passé, Tite-Live avait pour but de dégoûter ses lecteurs des vices du présent, et d’assurer pour l’avenir la perpétuité des grandes actions et des générations héroïques.

    Ces tendances de moraliste, ces préoccupations de patriote ont fait suspecter la véracité de Tite-Live, étant entendu qu’on ne peut guère attendre de l’impartialité  de la part d’un homme si infatué de la gloire et des vertus de son pays. Et de fait, il faut remarquer qu’il a avancé des faits manifestement faux. Par exemple, Porsenna n’est point entré dans Rome (fin du sixième siècle av. J.C.), et les Gaulois ont à peine pu résister à Camille (quatrième siècle av. J.C.). Cela n’avait  d’ailleurs pas l’air de gêner Tite-Live, lui-même déclarant qu’entre deux assertions douteuses, il choisissait toujours la plus favorable aux Romains. Il en fera de même pour les affaires intérieures, penchant toujours du côté du parti patricien contre les chefs du parti populaire. Il alla même jusqu’à rejeter sur Varron l’entière responsabilité du désastre de Cannes (216 av. J.C.), oubliant au passage le génie militaire d’Annibal.

    En fait Tite-Live n’a jamais pensé que l’histoire fût avant tout une science. D’ailleurs, malgré son intimité avec l’empereur, il semble n’avoir jamais fouillé ou consulté les documents originaux ou les pièces officielles, ne tirant profit non plus de nul monument non écrit. Peu lui importe tout cela, il se contente de répandre uniformément sur toutes les époques de l’histoire romaine la même couleur, donnant le même costume aux hommes des temps les plus divers. Et pour couronner le tout, Tite-Live n’a pas compris le rôle considérable que doit jouer la géographie dans l’histoire.  Cela étant, il a pour excuse le fait que dans l’antiquité nul ne songeait à exiger d’un historien qu’il considérât l’histoire comme une matière scientifique.

    Néanmoins, si l’impartialité de Tite-Live n’est point parfaite, tout imprégné qu’il est de la gloire de Rome, on ne peut lui reprocher un manque de bonne foi, avouant les défaites de Romains, ce qui est la moindre des choses, mais soulignant aussi leur cruauté. C’est particulièrement évident quand il raconte le sac de Pométia, ville des Aurunces qui, « quoiqu’elle eut capitulé, fut traitée aussi cruellement que si elle eût été prise d’assaut ». Par ailleurs, en rapportant l’histoire d’Annibal, même si l’épouvante dans l’imagination populaire a pu l’égarer, nombreux sont ceux qui ont affirmé que la peinture du génial ennemi de Rome n’était pas infidèle, ni menteuse. De même on aurait tort de l’accuser d’avoir voilé l’infamie des Romains imposant la trahison à Prusias, contraint pour sauver son royaume à livrer Annibal. Tite-Live qui n’était pas un fanatique de la politique était plutôt un apôtre de la modération, ce qui explique ses préférences pour les hommes du Sénat, moins exaltés que ceux de la plèbe.

    En réalité, même si Tite-Live ne se souciait pas exagérément de l’exactitude et de la véracité des faits, il n’en reste pas moins qu’il eut à un très haut degré la conscience de son devoir d’historien, allant chercher les sources de l’histoire chez les historiens et non ailleurs.  En outre, même si nous sommes imprégnés de nos jours du goût pour l’histoire pittoresque, avec l’intérêt de connaître les mœurs privées d’une nation, à voir les anciens dans le costume qui leur est propre, avec leurs habitudes, leurs usages, leurs passions d’un jour, ne faut-il pas regarder de près aussi l’âme des peuples ? Après tout, qui pourrait penser qu’il n’est point instructif de saisir cette âme du peuple romain, en fixer les traits caractéristiques, fussent-ils ennoblis et embellis ? Pour toutes ces raisons, personne n’a pu s’empêcher de reconnaître le grand effort de Tite-Live pour arriver à la vérité, en tout cas à une forme avancée de vérité.

    Michel Escatafal

  • Le talent d’Ovide et son style

    I) Le talent

    Les premières élégies

    Quand Ovide choisit le genre élégiaque, il lui parut sans doute que les émotions qu’il pouvait donner avaient été comme épuisées par ses prédécesseurs Tibulle et Properce. Du coup il les remplaça par l’esprit. Dans ses poésies érotiques il y en a beaucoup, certains disent même trop, mais pas assez pour préserver le lecteur de l’ennui qui naît de la monotonie du sujet, ou pour défendre le poète contre l’irritation que cause sa froide immoralité. Cependant ses œuvres ont un grand intérêt dans la mesure où elles sont un miroir exact de la société élégante à Rome pendant la seconde partie du principat d’Auguste, ce qui en fait leur curiosité.

    Aussi frivoles que soient les peintures d’Ovide, il faut en effet reconnaître qu’elles  marquent une date dans l’histoire morale de Rome. En effet, à jouir de la prospérité et de la sécurité matérielles, on avait cessé de se souvenir à quel prix on les avait achetées. On perdait aussi la mémoire du passé tragique, et on se laissait aller à la commodité de l’heure présente. Si l’on ajoute à cela la disparition de toute  vie politique, on se retrouvait à l’époque du début de l’empire avec une société désoeuvrée, qui amena à Rome la formation de toute une classe d’hommes qui n’eurent plus d’autre affaire que de s’amuser. Pire même, après avoir connu le goût du plaisir, c’en était devenu le but de la vie. Et c’est cette nouveauté qu’exprime l’œuvre d’Ovide.

    En réalité Ovide ne fut moraliste  qu’à son corps défendant : observateur amusant et amusé, il dit bien ce qu’il voit parce qu’il s’y plaît. Par lui nous connaissons ce monde qui a perdu toute croyance, et n’en n’éprouve nul regret, parce que les dieux de l’ancienne foi sont de plus en plus risibles. Les arts et la poésie n’ont à ce moment d’autre objet qu'abréger les heures trop longues. Ce sont de purs jeux d’esprit : « Les vers sont utiles ? J’en doute » répond Ovide. Les affaires absorbent trop de temps; les passions ébranlent, ce qui explique qu’on leur préfère la galanterie, laquelle distrait suffisamment pour qu’on n’entende pas la voix de la conscience. Bref, tous ces oisifs s’agitent beaucoup plus qu’ils ne s’amusent.

    Par exemple le galant homme qui veut faire agréer ses services par une belle dame s’obligera à mille choses, toutes destinées à simplifier et faire aimer la vie à la dame, au point que cela lui prendra toute la journée, une journée forcément harassante. Ensuite il demandera du papier et un roseau, et de gré ou de force, il écrira des verts galants. C’était à cela que servait l’éducation littéraire : « Jeune Romain -c’est un avis que je vous donne-, cultivez les belles lettres…la beauté se laisse séduire par une voix éloquente ». Les premières poésies d’Ovide sont pleines de ces petits tableaux où revit ce monde brillant, superficiel et vide, avec des gens pas nécessairement méchants, mais qui préparent les générations qui auront le goût de la servitude et de toutes les dépravations qu’elle fait naître.

    Les Métamorphoses, les Fastes

    Avec la maturité, Ovide se découvrit de nouvelles ambition, d’autant qu’il comprit que le lecteur n’allait pas infiniment se contenter de ces peintures légères. Cependant il ne pouvait pas rompre d’un coup avec ses habitudes d’esprit, et il ne fallait pas demander de philosophie à Ovide. En outre, même s’il était possible de vivifier ses récits par une pensée morale, il ne le fit pas par indifférence. Les Métamorphoses sont tour à tour châtiment du crime, comme pour Lycaon, ou récompense de la vertu comme pour Philémon et Baucis. Peu lui importe. Point de patriotisme non plus, l’apothéose de Romulus et d’Hersilie ne donnant pas davantage d’émotion que la transformation des pâtres Lyciens en grenouilles. A cela il faut ajouter d’étranges puérilités dans les détails, mais tout cela n’enlève rien au talent d’Ovide, capable de séduire n’importe quel lecteur lettré. Nul plus que lui ne sait conter avec adresse, en rappelant qu’il a pu mettre à la file, quinze livres durant, tant d’histoires qui toutes se terminent de la même manière, et échapper à la monotonie et plus encore à l’ennui, tellement son style a d’abondance et son vers de fluidité.

    Certaines de ses peintures sont d’un relief qui n’a rien à envier aux arts plastiques, au point qu’on imagine qu’Ovide dut être un grand amateur des sculpteurs anciens, En revanche parfois il lui arrive d’oublier d’être spirituel, mais atteint par moment à l’émotion poignante, en traduisant des sentiments honnêtes, comme dans l’histoire de Ceyx et d’Alcyone. A ce propos, la dite histoire est sans doute une de celles où Ovide exprime le mieux son immense talent, notamment quand il nous montre les deux époux métamorphosés en alcyons. Nul trait déplacé, rien que du cœur. Avec pareil talent, la poésie est bien autre chose qu’un divertissement de bel air et un jeu d’esprit.

    Ce changement se marque plus encore dans les Fastes, œuvre qui est une véritable mine d’or pour les historiens et les archéologues qui y trouvent de précieux renseignements sur la religion romaine et ses cérémonies. Mais les Fastes nous montrent un Ovide mûri, capable de comprendre la beauté d’un passé religieux et grave. En outre ce chantre de la vie mondaine est aussi capable d’être ému par la forte rusticité de la Rome primitive, et de retrouver, au milieu des vieilles légendes de son pays, la simplicité de l’expression. Il est simplement dommage pour la postérité et l’histoire que l’exil soit survenu trop tôt, ce qui a privé Rome et l’humanité de quelques chefs d’œuvre supplémentaires, car les œuvres d’exil ne furent que des élégies plaintives, ce qu’il appelait « l’élégie…en longs habits de deuil ».

    Les œuvres d’exil

     A partir du jour où la disgrâce l’eut frappé, Ovide n’eut d’autre pensée que son malheur, ne sachant plus que gémir, avec pour corolaire une absence totale d’ambition littéraire. En fait le plus émouvant dans ces élégies, c’est la compassion que suscite l’exilé. Par exemple il y a de vraies larmes dans les vers où il nous raconte la dernière nuit qu’il passa à Rome avant son départ,  son accablement qui l’a empêché de faire ses préparatifs, sa stupeur au milieu de l’abandon où le laissent les amis infidèles, les gémissements de ses serviteurs et le désespoir de sa femme. Il a su aussi nous restituer les dangers qu’il courut pendant sa traversée : « Ces vers, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos comme c’était mon habitude ; j’écris au milieu des tempêtes, à la lumière d’un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes ».

    Après les cinq livres des Tristes, qui doivent leur nom à la dépression d’Ovide, il donna encore les quatre livres des Pontiques (en lien avec le Pont-Euxin), mais cette plainte continuelle n’attendrit plus personne, certains diront même qu’elle fatigue. Et ce ne sont pas les plates adulations (inutiles) adressées à Auguste et Tibère, afin d’obtenir son rappel à Rome qui vont rehausser le tableau qui est fait de cette période noire de sa vie, où il ne trouvait quasiment personne pour parler latin avec lui. D’ailleurs les lettres qu’il lira en public sont traduites en gète et en sarmate, langues qu’il aura eu tout le temps d’apprendre pendant les neuf ans que dura son exil, en fait jusqu’à sa mort.

    II) Le Style

    Ovide, dit-on, en général fait pressentir ce que l’on appelle la littérature de la décadence. Il est certain que par le choix de ses sujets, par la manière de les traiter, par son style surtout il s’éloigne du goût des grands poètes classiques, Horace et Virgile. Les critiques anciens s’en aperçurent très vite : Sénèque le Rhéteur, qui n’est pourtant pas bien sévère, signale déjà ses écarts d’imagination, sa complaisance pour tout ce qu’il écrivait, sa tendance à se faire un mérite de ses négligences, puisqu’il disait « qu’un beau visage a plus de charme lorsqu’on y voit quelques tâches ». Ovide lui-même a fait des confidences qui sont autant d’aveux : Tout ce que je voulais dire se présentait à moi sous forme de vers ». « Mes vers sont enfants du plaisir…Le loisir, voilà ce que j’ai toujours chéri ». Il nous dit bien qu’il a brûlé quelques-uns de ses ouvrages : « J’ai beaucoup écrit, mais tout ce qui m’a semblé mauvais, j’ai confié aux flammes le soin de le corriger ».

    Peut-être a-t-il en effet supprimé quelques uns de ses vers, mais il n’en a point modifié. Il n’a pas eu ce soin de la perfection qui est le tourment et l’honneur des maîtres. Il abuse de son extrême facilité, et pour relever ce qu’elle pourrait avoir d’un peu commun, il ne s’interdit guère les tours d’adresse dans la versification ou dans le style. C’est par là surtout qu’on peut le rapprocher de cette école que vit la génération suivante préoccupée avant tout de la dextérité, du savoir-faire, de l’ingéniosité des procédés, et qui produisit tant d’habiles artisans de vers, si peu de poètes. Pourtant dans ses parties saines, le langage d’Ovide a une grâce souple et fluide, un éclat doux et poli qui défendent de voir seulement en lui un virtuose, et où l’on retrouve les heureux dons d’un artiste rare, sinon supérieur.

    Michel Escatafal