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La poésie et la prose à Rome au premier siècle

Nombreux sont ceux qui considèrent que la littérature romaine a connu son âge d’or à l’époque d’Auguste, mais peut-on affirmer comme certains le font allègrement que le premier siècle de l’ère chrétienne ait été une époque de décadence ? Ce serait sans doute un jugement sévère, surtout quand on parle d’auteurs comme Tacite, Juvénal ou Lucain qui ont des qualités différentes de celles de Tite-Live, Horace, Virgile ou Ovide, mais des qualités qui demeurent éminentes.  Pourtant la décadence existe, mais c’est surtout dans les tendances générales des littérateurs de ce temps qu’il faut la chercher et la marquer.

Il faut dire d’abord qu’entre les deux époques il y a de profonds changements dans le gouvernement et la société. Tout ce qui, au siècle d’Auguste, avait servi à perfectionner le goût se corrompt alors et contribue à la gâter. Le gouvernement modéré et fort du premier empereur avait mis dans les esprits l’apaisement, la mesure, l’harmonie, mais avec les Tibère, Caligula ou Néron, ce pouvoir fort devient tyrannique et dur. Il impose la torpeur à ceux qui l’acceptent, et provoque la violence chez ceux qui le combattent. Ici la platitude du courtisan avec Valère-Maxime, là l’emportement déclamatoire du conspirateur avec Lucain. La tyrannie avilit les talents qu’elle protège, et souvent elle fausse, en les exaspérant, les talents qu’elle persécute.

L’aristocratie cultivée qui, sous Auguste, avait formé un public de choix, commençait, dès ce temps, au dire d’Horace, à se laisser gagner par le bel esprit et son goût pour les lettres dégénérait parfois en manie littéraire. C’est la pente rapide sur laquelle se laissent toujours glisser les amateurs, qui ne sont que des amateurs, et que les occupations et les soins virils de la vie active ne préservent pas contre l’influence affadissante de l’air des cercles et des coteries. Or, les représentants de l’ancien patriciat romain furent alors tenus ou se tinrent de plus en plus à l’écart des affaires, et de plus en plus ils vécurent d’une vie désoeuvrée et artificielle. Ils devinrent aussi plus rares, beaucoup de familles s’éteignant avec le temps. D’autres furent supprimées par les proscriptions du pouvoir, sans parler de celles qui ruinées par de folles prodigalités, s’enfoncèrent dans l’obscurité et la misère. Elles furent remplacées par une aristocratie d’hommes d’argent de fonctionnaires.

Comment ces gens auraient-ils pu avoir le goût littéraire, cette fleur de l’esprit, qu’une longue culture peut seule faire éclore ? Leurs encouragements furent donc plus funestes que profitables aux littérateurs. Les écrivains vécurent moins dans leur familiarité que dans leur domesticité. Ce sont eux qui commandaient ces pièces de circonstances sur le mariage de leurs enfants, sur la mort de leurs parents, de leurs esclaves favoris, de leurs bêtes familières, tristes besognes où s’épuisa le talent de Stace et de Martial. De pareilles gens ne peuvent goûter dans l’art que ce qu’il a de plus extérieur, de plus matériel, la connaissance du métier, l’habileté technique, la virtuosité, comme nous dirions. C’est ainsi que nous assistons à cette époque aux excès ridicules d’un dilettantisme pédant et puéril.

Quant au peuple il compte de moins en moins. En outre les affranchissements y jettent tous les jours une foule d’hommes d’origine servile, le droit de cité est accordé très largement à des étrangers de tous les pays qui affluent à Rome. Il n’y a plus de traditions ni même de mœurs nationales, et la multitude n’a point souci des belles œuvres, mais de distributions de vivres et de spectacles sanglants à l’amphithéâtre.

Si l’on regarde la poésie, on s’aperçoit qu’on n’écrit plus pour elle. L’Enéide de Virgile avait été une œuvre nationale et devint vite populaire, au point d’avoir retrouvé sur les murailles de Pompéi, des vers gravés à la pointe par des gens du peuple, comme l’attestent des fautes d’orthographe.  En outre à part Lucain, les poètes épiques du premier siècle ne songèrent qu’à faire preuve d’érudition mythologique et à déployer toutes les ressources de leur habileté de versificateurs : Silius Italicus, par exemple, traita la guerre punique, avec les procédés de l’école d’Alexandrie, ce qui fait qu’on ne sent nulle part l’âme d’un Romain. Le genre dramatique achève de disparaître, alors qu’à l’époque d’Auguste même si l’on ne produisait que peu de tragédies nouvelles, au moins on reprenait les anciennes.  En outre les acteurs à la mode se contentait de débiter sur le théâtre quelque morceau brillant d’une ancienne pièce, mais ce qu’on applaudissait c’était le jeu de l’acteur et non les vers qu’il déclamait.

Et pourtant les poètes pullulaient, comme en témoigne le nombre imposant de ceux qu’avait nommés Pline le Jeune. Mais ces acteurs avaient surtout besoin d’applaudissements, et pour cela on s’arrangeait pour qu’il y ait du monde, chacun essayant de rendre la pareille à l’autre. On devine aisément les fâcheux effets de cet usage des lectures publiques. Il fallait d’abord et surtout étonner. Les tragédies de Sénèque qui ne sont point des œuvres dramatiques, mais des thèses de morale dialoguées, peuvent, avec leurs tirades déclamatoires, leurs sentences aiguisées en pointe, leur lyrisme laborieux et affecté, donner une idée de ce que fut le goût des habitués des lectures, pour lesquels elles ont été composées. La subtilité et la prétention dans la pensée, la recherche et l’emphase dans la forme, voilà où menaient les triomphes remportées dans ce que l’on appelait les salles de récitation.

En ce qui concerne la prose, on y déclamait des morceaux d’histoire, des plaidoyers, des apologies, l’éloquence, bannie du Forum et plutôt réduite dans les tribunaux, ne voulant pas mourir. Elle cherchait  surtout un refuge dans les écoles de rhéteurs, mais  l’enseignement qui y était distillé ne convenait guère  à des écoliers qui devaient être sujets de César, et non habitants de pays libre et démocratique. Ainsi maîtres et élèves passaient des thèmes conventionnels aux sujets romanesques, puis aux données extravagantes. Peu à peu on perdit le goût du simple, du naturel, du vrai, ce qui déformait le langage en même temps que la pensée. Et quand ces écoliers devenaient grands,  on retrouvait dans leur manière d’écrire les défauts contractés sur les bancs de l’école. Dans leur prose ressortaient l’exagération des idées, l’enflure du style et le jargon sentencieux. Bref, tout cela manquait d’inspiration patriotique ou religieuse au sens où l’entendaient les anciens.

Cependant, tandis que les lettres tendaient à devenir un pur jeu d’esprit, une doctrine philosophique fournit un aliment aux âmes qui ne pouvaient se résigner à la puérilité des littérateurs à la mode. Le stoïcisme, en prêchant l’égalité et la fraternité universelles, ne pouvait manquer d’agréer aux étrangers qui, venus à Rome, y apportaient la sève nouvelle des nations jeunes. Sans lui, Sénèque n’eut été peut-être qu’un rhéteur brillant,  et Lucain qu’un improvisateur fougueux. Le stoïcisme, en disant bien haut que l’homme ne puisait qu’en lui-même sa dignité et son indépendance, soutenait et relevait ceux qui portaient impatiemment la tyrannie : il mettait dans leur âme autre chose que la haine en leur donnant la foi dans la raison et les justices éternelles. Sans l’inspiration stoïcienne, Tacite n’eut été peut-être qu’un pamphlétaire amer et Juvénal qu’un déclamateur éloquent. Sous les premiers Antonins, le stoïcisme fut, non seulement toléré, mais protégé, et c’est sans doute à lui que ce moment doit d’avoir pu être appelé l’âge d’argent des lettres latines.

Joyeux Noël et bonne année 2012.

Michel Escatafal

 

Commentaires

  • Je vous félicite pour votre exercice. c'est un vrai exercice d'écriture. Poursuivez .

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