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littérature romaine - Page 10

  • Avec les Gracques l'éloquence devient un art

    gracques.jpgLa liste des orateurs à Rome est des plus prestigieuses, avec des personnalités qui donnèrent à l’éloquence ses lettres de noblesse. Après avoir longuement évoqué Caton, je vais aborder  un autre chapitre avec  les Gracques. Ceux-ci comme Caton s’attachèrent au parti populaire, mais au lieu d’avoir l’origine et l’éducation plébéienne du paysan de Tusculum, Tiberius et Caïus Gracchus sortaient d’une illustre famille, et ils reçurent l’éducation et la culture la plus soignée. Cornelia (189-100 av. J.C.), leur mère, fille du premier Africain (Scipion), femme de Tiberius Sempronius Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, devint  veuve de bonne heure et se consacra toute entière à ses fils, afin de faire d’eux des hommes et des citoyens dignes du grand nom qu’ils portaient.  Pour être sûre de parvenir à ses fins, elle alla jusqu’à refuser d’épouser Ptolémée, roi d’Egypte.

    Guidée par l’autorité de cette femme supérieure, les deux jeunes gens conçurent les ambitions les plus hautes et les plus désintéressées, s’habituèrent aux fortes vertus, et développèrent le germe de talents bien élevés. En fait Cornelia aura auprès de ses enfants le rôle que jouera, beaucoup plus tard,  la reine Hortense auprès de son fils Louis-Napoléon Bonaparte, à cette énorme différence près qu’Hortense fit à son fils des cours d’une morale bien particulière, où abondaient les excitations à la pratique des perfidies et du mensonge, au dédain de toute moralité, au mépris des hommes et des lois. En fait elle apprit au futur empereur  Napoléon III la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation et s’emparer du pouvoir. Mais revenons aux Gracques, comme on les appelle communément, pour dire que leur vie appartient totalement à l’histoire politique de Rome, pour laquelle ils sont considérés à juste titre comme des héros, et j’ajouterais comme des héros tragiques.

    Tiberius Gracchus (162-133 av. J.C.) périt en effet dans un mouvement révolutionnaire, massacré par la faction aristocratique, sans que celle-ci ait pu l’empêcher  de faire entendre les protestations des opprimés.  On retiendra de lui cette tirade célèbre : " Les bêtes sauvages répandues dans l’Italie ont leur tanière et leurs repaires où elles peuvent se retirer. Ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont en partage que l’air et la lumière qu’ils respirent. Les généraux mentent quand ils les engagent à défendre leurs tombeaux et leurs temples et à repousser l’ennemi. Parmi tant de Romains il n’en est pas un seul qui ait un autel paternel ni un tombeau où reposent ses ancêtres. On les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre ". Cette simple lecture permet de mieux comprendre pourquoi Tiberius Gracchus mourut à vingt neuf ans, victime de la vindicte des grands propriétaires.

    Caïus  Gracchus (154-121 av. J.C.) reprit courageusement l’œuvre de son frère et entreprit de venger son assassinat. Il put croire un moment qu’il parviendrait à ses fins. Chéri du peuple, craint du Sénat, il devint pendant deux ans le véritable maître de Rome. Mais c’était trop beau pour être vrai, et la cupidité des chevaliers, l’orgueil patricien, l’inconstance populaire lui firent bientôt comprendre qu’il allait succomber à son tour.  Cela ne lui fit pas renoncer pour autant à ses desseins, malgré les supplications de ses amis et les angoisses qui l’assiégeaient, comme en témoignent les paroles qui nous ont été conservées de lui, parlant du meurtre de son frère.

    " Vos ancêtres, disait-il au peuple, ont déclaré la guerre aux Falisques  (peuple de l’Italie antique) qui avaient insulté le tribun du peuple Genucius. Ils ont condamné à mort Caïus Veturius pour avoir refusé de faire place à un tribun qui traversait le Forum. Et, sous vos yeux, ces hommes ont assommé Tiberius à coup de bâton, traînant son cadavre du Capitole à travers toute la ville pour être jeté dans le fleuve, et ceux de ses amis qu’on a pu arrêter ont été mis à mort sans jugement ".

    En outre, quand Caïus se sentit complètement abandonné de ses partisans, serré de près par ses adversaires qui allaient le mettre à mort, il s’écria devant ses ennemis presque ébranlés par tant de bravoure : " Malheureux ! Où aller ? Où me réfugier ? Au Capitole ? Il est encore teint du sang de mon frère ! Dans ma maison ? Pour y voir les lamentations et le désespoir de ma mère !" Tout cela, comme dira plus tard Cicéron, donnait à Caïus Gracchus plus qu’à aucun autre orateur " une éloquence pleine et féconde ".

    Autant Caton semblait manquer d’idées générales et d’un sentiment de la beauté de la forme, autant les Gracques surent s’élever au-dessus des sentences et des dictons de la morale pratique jusqu’aux conceptions d’une sagesse plus profonde et plus large. En plus ils ont vécu dans un temps où l’enseignement de la rhétorique s’était largement répandu dans Rome, ce qui signifie que la maison de Cornelia avait subi les influences de ces nouveautés apportées par les Grecs. Cicéron, encore lui, témoignera que Caïus Gracchus avait " quelque chose d’imposant dans l’ensemble de sa composition et une élocution pleine de noblesse ".  En résumé, avec les Gracques l’éloquence cesse d’être pour les Romains un heureux instinct, une manifestation brillante de la passion ou du bon sens chez quelques hommes doués, pour devenir véritablement un art.

    Michel Escatafal

  • L’éloquence à Rome et Caton orateur

    le Forum.jpgComme l’histoire, l’éloquence fut un art romain. Le patriciat se montrant jaloux de ses droits, voulait diriger les affaires publiques au grand jour, ne voyant aucun danger pour son pouvoir dans la parole publique.  De fait, pour les premiers orateurs  romains la parole n’était qu’un moyen puissant pour assurer la prééminence de leur parti, et au dehors pour faire triompher les intérêts de Rome.  L’intérêt, voilà le maître mot de ceux qui veillaient sur la tradition des vieilles vertus romaines, dans lesquelles étaient exclues toute forme de justice sociale, comme nous dirions de nos jours.  D’ailleurs rarement dans la longue lutte que se sont livrés la plèbe et le patriciat, les tribuns ne pensèrent à réclamer l’égalité en s’appuyant sur le principe de justice. En fait, si l’on veut trouver un caractère de moralité à l’art oratoire, on ne peut le rencontrer qu’à travers les préceptes de la coutume et de l’usage antique. C’est un peu étroit pour parler de moralité, mais celle-ci reposait sur du solide.

    « Il faut à l’orateur,  disait Tacite dans son Dialogue, des acclamations, des applaudissements, un théâtre. » Cette scène ne manquait pas à Rome, et le Forum en fut longtemps l’emblème. Dès le temps des rois, la vie politique y avait trouvé son centre, mais au fil des siècles il allait devenir le cœur de la vie à Rome sous toutes ses formes (plaisirs, affaires, politique etc.). Cela lui permit alors de bénéficier en priorité de nombreux embellissements, notamment le temple de Saturne (dieu du temps et de l’agriculture), celui de la Concorde, le Tabularium (dépôt des archives publiques), la basilique Porcia. De la tribune l’orateur pouvait apercevoir la citadelle et le temple du Capitole, ce qui nous laisse imaginer le sentiment de patriotisme qui pouvait emplir le cœur de celui qui s’adressait à la foule de ceux qui l’écoutaient.

    Les assemblées du Sénat se tenaient parfois en plein air ou sur quelque point du Forum, mais elles avaient lieu dans ce qu’on nommait une Curie (Curia Hostilia sous la République), vaste salle quadrangulaire ou l’on ménageait une estrade pour le président. Les sénateurs se réunissaient aussi dans les temples. La quatrième Catilinaire fut prononcée dans le temple de la Concorde. La salle où parlait Cicéron était richement décorée, avec notamment les statues des douze grands dieux qui semblaient assister au débat, ce qui ne pouvait qu’inspirer recueillement et gravité à l’orateur et à ceux qui l’écoutaient. Au passage, il faut souligner que le règlement du Sénat interdisait les interruptions, et que la parole appartenait en droit aux vétérans de la vie politique, et non aux plus éloquents. Ceux-ci devaient donc attendre leur tour pour pouvoir intervenir un jour dans la prestigieuse enceinte.

    La basilique avait un rôle très différent, car consacrée essentiellement aux affaires de justice. La basilique Porcia fut construite par Caton en 184 av. J.C., lequel dans un accès de générosité remarqua un jour que les marchands, les oisifs, les plaideurs qui encombraient le Forum, avaient souvent à subir les intempéries. Elle s’appelle Porcia parce que Caton appartenait à la gens Porcia. Cette basilique était un vaste édifice divisé en trois galeries par deux rangs de colonnes ou d’arcades superposées. Au fond de la nef centrale, plus haute que les autres, se trouvait un hémicycle où siégeait le tribunal pour les affaires de commerce et les causes civiles. Le jour où un avocat de renom venait traiter une affaire retentissante, cela permettait à un public nombreux de s’entasser dans les vastes salles d’audience. Dans un tel cadre l’avocat, orateur, pouvait donner la pleine mesure de son talent.

    Caton n’était pas avocat, mais il a ouvert la liste des orateurs romains, au même titre que celle des historiens. Dans ses Origines il prit la peine de recueillir quelques uns de ses discours. Son éloquence était empreinte avant tout de cette rude moralité qui a fait de lui le type même du censeur redouté. Sa définition de l’orateur ? « L’orateur c’est l’homme de bien habile à parler ». Le campagnard qu’il a toujours été se retrouvait quand il donnait à ses sentences la forme des proverbes populaires. Et quand il trouve le vice sur son chemin, il le combat avec une indignation enflammée. Il n’a pour les personnes qu’il n’apprécie pas ni ménagement, ni indulgence. Il était aussi sarcastique à l’occasion, surtout vis-à-vis de ceux qu’il appelait les bavards. Pour lui un bavard c’est quelqu’un « dont l’envie de parler est si grande, qu’à prix d’argent il louera des auditeurs ».  Il n'aimait pas non plus les personnes bien en chair. A propos d’un certain Véturius, personnage gras et corpulent, ne disait-il pas : « Quel service un tel corps peut-il rendre à la république, lorsque chez lui, depuis le cou jusqu’aux aines, tout est ventre » ?  Telle fut l’éloquence de Caton, animée, passionnée, vivante, mais rude et sèche, et toute empreinte de rusticité primitive. En fait Caton allait inaugurer une liste prestigieuse où nous allons retrouver des personnages comme les Gracques (nés en 162 et 154 av. J.C.), et plus tard Cicéron (106-43 av.J.C.).

    Michel Escatafal

  • Caton et l'histoire de Rome

    caton.jpgSi les poètes romains se sont mis dans tous les genres à l’école grecque, ce ne fut pas le cas des premiers historiens qui ne durent rien à Hérodote (482-425 av. J.C.) ou Thucydide (460-vers 395 av. J.C.), pas plus que des premiers orateurs qui ne durent pas davantage à Démosthène (384-322 av. J.C.) ou Eschine (389-314 av. J.C.). La prose en effet, qui va droit au but, tout en étant un instrument de précision, au service de l’action et de la réflexion, et non de la rêverie et de l’enthousiasme, devait se former  d’elle-même chez un peuple dont le génie fut de vouloir et d’agir.

    Aujourd’hui nous allons plus particulièrement parler de l’histoire, laquelle à vrai dire a existé de tout temps à Rome, pouvant même être considérée comme un besoin national. Elle était gravée sur la pierre des tombeaux, l’airain des statues. Elle était aussi présente dans les archives des familles patriciennes. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les premiers annalistes tout Romains qu’ils aient pu être par l’esprit et les mœurs, composèrent leurs ouvrages…en grec. Pourquoi ? Tout simplement parce que des gens comme Fabius Pictor ou Cincius Alimentus appartenaient au parti patricien, et voulaient que l’histoire fût un privilège de leur caste. Heureusement Caton (234-149 av. J.C.) allait venir qui, en écrivant ses Origines en latin, donna à l’histoire une forme et une inspiration démocratiques.

    Mais qui était ce Caton ? Réponse, un fils d’agriculteur né à Tusculum, qui travailla durement toute sa vie, jusqu’à l’âge canonique pour l’époque de quatre-vingt-cinq ans.  C’était un Romain, un vrai, qui rassemblait en lui toutes les vertus de sa patrie. Soldat à dix-sept ans, il participa à la célèbre bataille du Métaure (207 av. J.C.), où les légions romaines défirent et tuèrent Hasdrubal, frère d’Hannibal.  Dur pour lui-même, il est gênant pour ceux qu’il emploie autant que pour ceux qui l’emploient, tellement l’homme était d’une inflexible probité, au point de devenir un embarras pour un personnage de la qualité de Scipion, qu’il accompagnait comme questeur dans son expédition de Sicile. Cela ne l’empêcha pas toutefois de voir grandir sa renommée, et d’arriver au consulat (195 av. J.C.). Il devint même commandant en chef en Espagne.

    Les villes tombant devant lui, il conquit un immense butin, ne se réservant presque rien pour lui-même, favorisant ses soldats avant tout. J’aime mieux, disait-il, « que beaucoup d’hommes reviennent avec un peu d’argent  que peu  d’hommes avec beaucoup d’or ». A méditer pour ceux qui refusent les redistributions à notre époque.  A coup sûr Caton n’aurait pas approuvé le bouclier fiscal ! Fermons la parenthèse pour noter que s’il avait avant tout le souci du bien public,  Caton refusait aussi avec obstination les nouvelles mœurs de son époque, devenant ainsi une sorte de censeur impitoyable sans crainte d’exciter  la haine et les représailles. A ce propos, le moment capital de sa vie fut sa censure (184 av. J.C.). C’est là qu’il démontra avec une virulence extrême sa haine des nouveautés, allant jusqu’à faire rayer de la liste sénatoriale sept sénateurs parmi les plus illustres.

    En fait toute son existence ne fut qu’une censure perpétuelle. Déjà il détestait la civilisation grecque, au point de penser que tout ce qu’elle apportait à Rome était nuisible, qu’il s’agisse de la médecine dont il disait qu’elle n’est que « l’art d’assassiner  impunément ceux qui s’y fient », ou encore de la poésie, poète étant pour lui synonyme de parasite, sans parler de la philosophie qui  peut même être dangereuse. N’a-t-il pas affirmé que Socrate ne fût « qu’un bavard et un séditieux qui a perverti les mœurs de son pays en tirant ses concitoyens en opinions contraires à leurs lois et coutumes anciennes ».  Bref pour Caton, les jeunes Romains ne devaient pas écouter les leçons des Grecs, mais se contenter d’entendre uniquement la voix des magistrats et des lois de leur nation. Hélas pour lui, personne ne l’écouta, et quand il mourut en 149 avant J.C., la jeunesse toute entière était éprise d’hellénisme et se passionnait pour la philosophie autant que pour la chasse ou l’équitation.

    Nous avons de Caton des fragments de nombreux discours, d’un Traité sur l’Agriculture, et aussi d’un livre d’histoire intitulé Les Origines. Dans le Traité sur l’Agriculture Caton restitue la vie idéale du vrai Romain qu’il fut, du moins de celui qui vit à la campagne, avec toutes les valeurs qui auraient dû incarner la vie à Rome de son temps. « Les profits qu’on tire de la culture de la terre sont honnêtes et solides ». En outre « elle fait des hommes robustes et des soldats courageux ». Cela dit Caton ne fut pas qu’un homme intègre sur le plan des principes régissant la société, car il fut aussi « un tyran » pour ceux qui l’aidaient à exploiter son domaine, n’hésitant à vendre ses serviteurs vieux et usés comme les bœufs hors-service ou la ferraille hors d’usage. Et c’est tout cela qui fait du Traité sur l’Agriculture un précieux document sur l’histoire de son époque.

    Pour compléter cela il écrira aussi Les Origines que l’on peut assimiler à une véritable œuvre historique. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin d’en faire l’analyse, car Cornélius Népos (100-vers 27 av. J.C.) l’a faite pour nous quand il a écrit à propos des Origines: « Elles comprennent sept livres. Le premier contient ce qui s’est passé sous les rois ; le second et le troisième rapportent les origines des villes d’Italie ; le quatrième et le cinquième racontent sommairement la première et la seconde guerre punique ; les deux derniers font le récit des autres guerres jusqu’au pillage de la Lusitanie (150 av. J.C.) par Servius Galba ». En fait, en écrivant cela Caton a voulu restituer aux Romains ce qu’il considérait comme leur véritable histoire, avec le véritable orgueil du citoyen épris des vertus nationales.

    Son livre aura une très grande influence, et inspira aux Romains un goût plus vif encore pour l’histoire. Il sera ainsi le premier d’une lignée d’écrivains qui jusqu’à Salluste (86-34 av. J.C.), le plus grand de tous, s’essayèrent avec succès dans le genre historique, notamment Cassius Hémina qui tenta de soumettre les faits et les légendes à la critique, mais aussi Caelius Antipater et Claudius Quadrigarius qui eux voulurent donner à la discipline une forme plus littéraire. Mais, pour revenir à Caton, je veux aussi préciser qu’il fut aussi un grand orateur, autre genre très prisé dans l’art romain. Il en fut même là aussi un précurseur. J’en reparlerai dans un prochain billet.

    Michel Escatafal

  • La tragédie à Rome

    A la différence de la tragédie grecque qui est restée l’illustration lumineuse et passionnée de la religion hellénique, l’inspiration religieuse est complètement absente des œuvres tragiques romaines. Les poètes ne prennent à Eschyle (525-456 av. J.C.) et Sophocle (496-406 av. J.C.) que leurs fables, non le souffle religieux qui les soutient. Plus volontiers ils suivent les traces d’Euripide (480 à 406 av. J.C.), qui ne respectait pas comme ses deux contemporains les valeurs morales traditionnelles, ni les dieux, et reproduisent sa philosophie toute de sens commun. Le lyrisme sera donc absent de ces pièces où on évoquait les catastrophes de la destinée humaine et la toute-puissance des dieux. Les monodies elles-mêmes ont perdu de leur importance, et sont remplacées par des chants qui soutiennent les accents de la flûte et dont un musicien débite les paroles, tandis que l’histrion exprime par la pantomime les sentiments dont il doit être animé.

    Toutefois il serait faux de prétendre qu’il n’y a jamais eu de vraies tragédies à Rome. Au contraire, nous savons par Cicéron que la tragédie a longtemps excité l’enthousiasme populaire. Il nous reste encore les noms de nombreux auteurs tragiques et nous possédons les titres de près de cent cinquante tragédies. A ce propos, comme pour la comédie, on peut s’étonner encore une fois que les Romains se soient intéressés à des œuvres qui ne mettaient sous leurs yeux que des légendes étrangères, mais ces poètes ont plus ou moins toujours choisi leurs sujets dans le cycle troyen. En outre, comme  Plaute et Térence, ils prirent quelques libertés dans l’imitation de leurs modèles grecs.

    En effet, devant la simplicité extrême des tragédies grecques, les poètes tragiques n’ont jamais hésité à augmenter le nombre de leurs personnages pour donner à l’intrigue davantage de mouvement et de complications. Ils inventaient aussi des incidents ou des développements pris au besoin dans d’autres œuvres écrites sur le même sujet. En outre, pour plaire à un public ayant un goût évident pour le clinquant, ils transformaient en héros les personnages quelque peu falots du théâtre grec. Bref, il fallait à tout prix intéresser le spectateur, et finalement la tragédie romaine y est assez bien parvenue, même si certains ont été loin de lui trouver les vertus attribuées aux Grecs.

    En résumé la tragédie romaine a été l’objet de jugements sans doute trop sévères, moins d’ailleurs pour les défauts qu’on lui attribue que parce qu’on ne peut guère connaître ses qualités, aucune tragédie d’un auteur latin ne nous étant arrivée dans son entier. Nous n’avons que des fragments plus ou moins étendus, plus ou moins nombreux, sur lesquels il serait aventureux de vouloir juger en toute objectivité les hommes et les œuvres. Et parmi ces hommes, les deux principaux représentants du genre s’appelaient Pacuvius et Attius.

    Pacuvius était le neveu d’Ennius par sa soeur, et il voulut devenir son émule. Il naquit à Brindes (vers 220 av. J.C.) et vint très tôt à Rome, où il se fit connaître d’abord comme peintre en décorant le temple d’Hercule vainqueur (le plus ancien qui se soit conservé jusqu’à nos jours). Ses talents, mais aussi l’appui de son oncle, lui ouvrirent la célèbre maison de Scipion. Il y fut tellement bien accueilli que Lelius, consul romain, l’appelait « son hôte et son ami ». La vie de Pacuvius s’est semble-t-il écoulée dans l’étude et la retraite, ce qui lui réussit puisqu’il mourut à un âge canonique pour l’époque (90 ans) à Tarente. Avant de mourir, il écrivit une épitaphe à la fois touchante et modeste à mettre sur sa tombe : «  Jeune voyageur, si pressé que tu sois, cette pierre t’invite à la regarder et à lire ce qu’on y a gravé. Ici sont les os du poète Pacuvius. Je ne voulais pas te le laisser ignorer. Adieu ! »

    Globalement il a peu produit, et son style qu’il travaillait beaucoup était plutôt laborieux, sans aucune délicatesse. Cependant les anciens le proclamaient « le poète docte entre tous ». Parmi les titres de ses œuvres les plus connues on peut citer Antiopa, issue d’Euripide, Armorum judicium,  et la seule qui soit à personnages romains, Paulus, qui mettait en scène le vainqueur de la bataille de Pydna (168 av. J.C.), lequel était le fils de Paul-Emile, le vaincu de Canne face à Hannibal en 216 av. J.C. Cette pièce est une des plus représentatives de ce qu’on a appelé la tragédie nationale (prétexte)  qui, en réalité, exaltait la romanité en célébrant les victoires sur des ennemis de toutes sortes.

    Plus jeune que Pacuvius, Attius naquit à Pissarum (Pesaro) vers 180, d’un riche affranchi. A ses débuts il alla trouver son prédécesseur et lui lut ses vers. Pacuvius apprécia,  même s’il trouva cette poésie un peu âpre, ce qui lui valut cette réplique d’Attius : «  Tant mieux, les fruits verts peuvent mûrir ; ceux qui sont doux dès l’abord, pourrissent d’habitude ». On retrouvait là tout le caractère d’Attius qui, comme son talent, avait pour marque la fierté. On raconte que lorsque Julius Cesar Strabon (130 av. J.C.-87), politicien romain bien connu et auteur lui-même de trois tragédies,  entrait dans le collège des poètes, Attius ne se levait pas à son approche, parce qu’en ce lieu l’affranchi était par ses œuvres l’égal du grand seigneur.

    Dans sa longue carrière Attius donna plus de cinquante tragédies qu’on a perdues, mis à part quelques fragments, et qui étaient presque toutes empruntées aux Grecs. Deux  surtout, le Brutus et le Decius furent accueillies avec transport parce que représentatives elles aussi de la tragédie prétexte, où le poète avait pu mettre la flamme de son âme ardente et pleine de patriotisme.  Le Brutus racontait apparemment la révolution de 509 qui a chassé le dernier roi pour instaurer la république, avec pour héros un certain Brutus, mais honorait en réalité un descendant lointain de ce Brutus, nommé Junius Brutus, consul en 138 et protecteur d’Attius. C’est d’ailleurs cela qui fait dire que chez Pacuvius comme  chez Attius, si l’imitation des Grecs a dominé il y avait aussi le désir de flatter de puissants protecteurs. Décidément le monde ne changera jamais !

    Michel Escatafal

  • Terence (vers 190-159 avant J.C.) : le sourire plutôt que le rire

    Térence.jpgAncien esclave venu de Carthage où il est né entre la deuxième et la troisième guerre punique, arrivé à Rome on ne sait comment, Térence a été affranchi très jeune par le sénateur Terentius Lucanus.  Celui-ci ébloui par son intelligence lui permit d’acquérir une éducation très littéraire, lui donna son nom comme c’était l’usage, et l’introduisit dans la société des Scipion dont il devient le protégé attitré. La maison de Scipion Emilien, lui-même de grande culture, est le rendez-vous des lettrés et des hommes du monde. Ils l’étaient tellement d’ailleurs que certains, du vivant de Térence, n’ont pas hésité à dire que ce cercle avait largement participé à la rédaction de ses pièces, ce que le poète réfuta.

     Térence fit représenter sa première  comédie à l’âge de dix neuf ans. Ensuite il en donna cinq autres, et il partit pour la Grèce qui est la terre où vécurent ses modèles. Il y resta un an où il écrivit beaucoup, avant de décider de retourner en Italie. Il mourut pendant le voyage, sans que l’on sache s’il périt dans un naufrage, ou s’il mourut simplement du regret d’avoir perdu, avec ses bagages, tout le fruit de son travail. Il avait tout juste une trentaine d’années. Il ne nous reste de lui que six comédies, dont la succession chronologique nous est connue, ce qui est rare dans les œuvres de l’Antiquité.

    Sa première pièce, la plus célèbre, s’appelle l’Andrienne (166 avant J.C) où l’on découvre le pouvoir de la tentation charnelle face aux préceptes enseignés. Ensuite il y aura l’Hécira (belle-mère) en 165, sorte de drame bourgeois avec un adultère qui finit bien, puis un peu plus tard Heautontimorumenos (bourreau de soi-même) en 163, qui contient nombre de situations curieuses avec un père qui ne supporte pas les folies de son fils mais qui, quelque part, s’en rend coupable au point de souffrir d’une mesure disciplinaire dont il a frappé son fils. Phormion (161) est une pièce dont Molière s’est inspirée pour écrire les Fourberies de Scapin,  qui retrace les aventures d’un parasite complaisant, empressé et dévoué.

    Dans l’Eunuque (161 également), tirée de Ménandre mais tellement bien aménagée qu’elle ressemble à un original, on décrit un jeune homme tiraillé entre sa passion pour une courtisane et le sentiment de sa dignité, ce qui fait penser à certaines pièces de Corneille.  Ce fut son succès le plus populaire qui, en outre, lui rapporta beaucoup d’argent.  Enfin en 160, Térence donna sa dernière pièces, les Adelphes (les frères), dont Molière a emprunté l’idée première de l’Ecole des Maris, avec deux frères très dissemblables, l’un prenant la vie avec bonne humeur et l’autre au contraire constamment dur avec lui-même, en total  désaccord sur l’éducation des enfants.

    Autant de situations ingénieusement inventées qui ne suffisent pas toutefois pour attirer le public comme l’a fait Plaute. Ses pièces sont plus élégantes que celles de Plaute, mais elles font moins rire un public dont on a vu qu’il se plaisait dans le genre vulgaire, et qui admire avant tout les gladiateurs ou les funambules. Le théâtre de Térence lui s’adresse à la haute société des lettrés qui, groupée autour de Lélius et Scipion, formait ce que l’on appelait « les honnêtes gens ».  Plaute avait surtout imité des poètes d’inspiration populaire, alors que Térence suivit surtout Ménandre chez qui il trouvait tout à la fois la mesure et la convenance, qualités qui pouvaient le plus charmer ses illustres amis, et  qui s’accommodaient tout simplement à son talent personnel.

    Cependant, comme je l’ai dit précédemment, Térence ne s’est pas contenté de marcher servilement sur les traces de Ménandre.  Lui aussi comme Plaute, mais différemment, aura toujours grand soin de donner une physionomie romaine aux détails de mœurs. En outre il sera différent de son modèle dans la forme en accélérant l’intrigue, les Grecs plus subtils que les Romains acceptant des monologues ou des tirades avançant  dans une douce tranquillité. Au contraire, il faut aux Romains des personnages qui viendront mettre de l’animation, mais qui n’obligent pas à trop réfléchir. 

    Bref, à partir de textes grecs il veulent des pièces latines, et Térence essaiera de répondre à ces desiderata, au point d’être considéré comme « un profanateur » par le vieux poète Luscius Lavinius, ce que certains ont pris pour de la jalousie. C’était surtout très injuste, car malgré ses efforts pour nourrir ses intrigues avec plus de vivacité, l’action a du mal à s’emballer comme certains l’auraient souhaité, à commencer par César qui regrettait que Térence n’ait pas eu « la verve ». D’ailleurs jusqu’à la fin de l’empire romain, on n’a repris que des pièces de Plaute ce qui est sans aucun doute une faute de goût.   

    Un dernier mot enfin,  le style du grand poète est d’une grande pureté, et cela s’applique à l’ensemble de son œuvre.  Le langage n’est jamais grossier dans ses pièces, y compris celui sortant de la bouche des esclaves. Térence,  qui s’est complu essentiellement dans les scènes de la vie de famille,  fait toujours preuve de sobriété et d’aisance dans son expression. Il circule dans ses écrits une sensibilité exquise, une imagination discrète mais aussi riante et lumineuse. En fait certains ont osé dire que le langage de Térence prépare la prose charmante des lettres de Cicéron (106-43 av. J.C.), et plus loin les plus délicieuses pages de Virgile (70-19 av. J.C.). N’est-ce pas le plus beau compliment dont il eut rêvé ?

    Michel Escatafal