Si les poètes romains se sont mis dans tous les genres à l’école grecque, ce ne fut pas le cas des premiers historiens qui ne durent rien à Hérodote (482-425 av. J.C.) ou Thucydide (460-vers 395 av. J.C.), pas plus que des premiers orateurs qui ne durent pas davantage à Démosthène (384-322 av. J.C.) ou Eschine (389-314 av. J.C.). La prose en effet, qui va droit au but, tout en étant un instrument de précision, au service de l’action et de la réflexion, et non de la rêverie et de l’enthousiasme, devait se former d’elle-même chez un peuple dont le génie fut de vouloir et d’agir.
Aujourd’hui nous allons plus particulièrement parler de l’histoire, laquelle à vrai dire a existé de tout temps à Rome, pouvant même être considérée comme un besoin national. Elle était gravée sur la pierre des tombeaux, l’airain des statues. Elle était aussi présente dans les archives des familles patriciennes. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les premiers annalistes tout Romains qu’ils aient pu être par l’esprit et les mœurs, composèrent leurs ouvrages…en grec. Pourquoi ? Tout simplement parce que des gens comme Fabius Pictor ou Cincius Alimentus appartenaient au parti patricien, et voulaient que l’histoire fût un privilège de leur caste. Heureusement Caton (234-149 av. J.C.) allait venir qui, en écrivant ses Origines en latin, donna à l’histoire une forme et une inspiration démocratiques.
Mais qui était ce Caton ? Réponse, un fils d’agriculteur né à Tusculum, qui travailla durement toute sa vie, jusqu’à l’âge canonique pour l’époque de quatre-vingt-cinq ans. C’était un Romain, un vrai, qui rassemblait en lui toutes les vertus de sa patrie. Soldat à dix-sept ans, il participa à la célèbre bataille du Métaure (207 av. J.C.), où les légions romaines défirent et tuèrent Hasdrubal, frère d’Hannibal. Dur pour lui-même, il est gênant pour ceux qu’il emploie autant que pour ceux qui l’emploient, tellement l’homme était d’une inflexible probité, au point de devenir un embarras pour un personnage de la qualité de Scipion, qu’il accompagnait comme questeur dans son expédition de Sicile. Cela ne l’empêcha pas toutefois de voir grandir sa renommée, et d’arriver au consulat (195 av. J.C.). Il devint même commandant en chef en Espagne.
Les villes tombant devant lui, il conquit un immense butin, ne se réservant presque rien pour lui-même, favorisant ses soldats avant tout. J’aime mieux, disait-il, « que beaucoup d’hommes reviennent avec un peu d’argent que peu d’hommes avec beaucoup d’or ». A méditer pour ceux qui refusent les redistributions à notre époque. A coup sûr Caton n’aurait pas approuvé le bouclier fiscal ! Fermons la parenthèse pour noter que s’il avait avant tout le souci du bien public, Caton refusait aussi avec obstination les nouvelles mœurs de son époque, devenant ainsi une sorte de censeur impitoyable sans crainte d’exciter la haine et les représailles. A ce propos, le moment capital de sa vie fut sa censure (184 av. J.C.). C’est là qu’il démontra avec une virulence extrême sa haine des nouveautés, allant jusqu’à faire rayer de la liste sénatoriale sept sénateurs parmi les plus illustres.
En fait toute son existence ne fut qu’une censure perpétuelle. Déjà il détestait la civilisation grecque, au point de penser que tout ce qu’elle apportait à Rome était nuisible, qu’il s’agisse de la médecine dont il disait qu’elle n’est que « l’art d’assassiner impunément ceux qui s’y fient », ou encore de la poésie, poète étant pour lui synonyme de parasite, sans parler de la philosophie qui peut même être dangereuse. N’a-t-il pas affirmé que Socrate ne fût « qu’un bavard et un séditieux qui a perverti les mœurs de son pays en tirant ses concitoyens en opinions contraires à leurs lois et coutumes anciennes ». Bref pour Caton, les jeunes Romains ne devaient pas écouter les leçons des Grecs, mais se contenter d’entendre uniquement la voix des magistrats et des lois de leur nation. Hélas pour lui, personne ne l’écouta, et quand il mourut en 149 avant J.C., la jeunesse toute entière était éprise d’hellénisme et se passionnait pour la philosophie autant que pour la chasse ou l’équitation.
Nous avons de Caton des fragments de nombreux discours, d’un Traité sur l’Agriculture, et aussi d’un livre d’histoire intitulé Les Origines. Dans le Traité sur l’Agriculture Caton restitue la vie idéale du vrai Romain qu’il fut, du moins de celui qui vit à la campagne, avec toutes les valeurs qui auraient dû incarner la vie à Rome de son temps. « Les profits qu’on tire de la culture de la terre sont honnêtes et solides ». En outre « elle fait des hommes robustes et des soldats courageux ». Cela dit Caton ne fut pas qu’un homme intègre sur le plan des principes régissant la société, car il fut aussi « un tyran » pour ceux qui l’aidaient à exploiter son domaine, n’hésitant à vendre ses serviteurs vieux et usés comme les bœufs hors-service ou la ferraille hors d’usage. Et c’est tout cela qui fait du Traité sur l’Agriculture un précieux document sur l’histoire de son époque.
Pour compléter cela il écrira aussi Les Origines que l’on peut assimiler à une véritable œuvre historique. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin d’en faire l’analyse, car Cornélius Népos (100-vers 27 av. J.C.) l’a faite pour nous quand il a écrit à propos des Origines: « Elles comprennent sept livres. Le premier contient ce qui s’est passé sous les rois ; le second et le troisième rapportent les origines des villes d’Italie ; le quatrième et le cinquième racontent sommairement la première et la seconde guerre punique ; les deux derniers font le récit des autres guerres jusqu’au pillage de la Lusitanie (150 av. J.C.) par Servius Galba ». En fait, en écrivant cela Caton a voulu restituer aux Romains ce qu’il considérait comme leur véritable histoire, avec le véritable orgueil du citoyen épris des vertus nationales.
Son livre aura une très grande influence, et inspira aux Romains un goût plus vif encore pour l’histoire. Il sera ainsi le premier d’une lignée d’écrivains qui jusqu’à Salluste (86-34 av. J.C.), le plus grand de tous, s’essayèrent avec succès dans le genre historique, notamment Cassius Hémina qui tenta de soumettre les faits et les légendes à la critique, mais aussi Caelius Antipater et Claudius Quadrigarius qui eux voulurent donner à la discipline une forme plus littéraire. Mais, pour revenir à Caton, je veux aussi préciser qu’il fut aussi un grand orateur, autre genre très prisé dans l’art romain. Il en fut même là aussi un précurseur. J’en reparlerai dans un prochain billet.
Michel Escatafal