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Avec les Gracques l'éloquence devient un art

gracques.jpgLa liste des orateurs à Rome est des plus prestigieuses, avec des personnalités qui donnèrent à l’éloquence ses lettres de noblesse. Après avoir longuement évoqué Caton, je vais aborder  un autre chapitre avec  les Gracques. Ceux-ci comme Caton s’attachèrent au parti populaire, mais au lieu d’avoir l’origine et l’éducation plébéienne du paysan de Tusculum, Tiberius et Caïus Gracchus sortaient d’une illustre famille, et ils reçurent l’éducation et la culture la plus soignée. Cornelia (189-100 av. J.C.), leur mère, fille du premier Africain (Scipion), femme de Tiberius Sempronius Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, devint  veuve de bonne heure et se consacra toute entière à ses fils, afin de faire d’eux des hommes et des citoyens dignes du grand nom qu’ils portaient.  Pour être sûre de parvenir à ses fins, elle alla jusqu’à refuser d’épouser Ptolémée, roi d’Egypte.

Guidée par l’autorité de cette femme supérieure, les deux jeunes gens conçurent les ambitions les plus hautes et les plus désintéressées, s’habituèrent aux fortes vertus, et développèrent le germe de talents bien élevés. En fait Cornelia aura auprès de ses enfants le rôle que jouera, beaucoup plus tard,  la reine Hortense auprès de son fils Louis-Napoléon Bonaparte, à cette énorme différence près qu’Hortense fit à son fils des cours d’une morale bien particulière, où abondaient les excitations à la pratique des perfidies et du mensonge, au dédain de toute moralité, au mépris des hommes et des lois. En fait elle apprit au futur empereur  Napoléon III la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation et s’emparer du pouvoir. Mais revenons aux Gracques, comme on les appelle communément, pour dire que leur vie appartient totalement à l’histoire politique de Rome, pour laquelle ils sont considérés à juste titre comme des héros, et j’ajouterais comme des héros tragiques.

Tiberius Gracchus (162-133 av. J.C.) périt en effet dans un mouvement révolutionnaire, massacré par la faction aristocratique, sans que celle-ci ait pu l’empêcher  de faire entendre les protestations des opprimés.  On retiendra de lui cette tirade célèbre : " Les bêtes sauvages répandues dans l’Italie ont leur tanière et leurs repaires où elles peuvent se retirer. Ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont en partage que l’air et la lumière qu’ils respirent. Les généraux mentent quand ils les engagent à défendre leurs tombeaux et leurs temples et à repousser l’ennemi. Parmi tant de Romains il n’en est pas un seul qui ait un autel paternel ni un tombeau où reposent ses ancêtres. On les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre ". Cette simple lecture permet de mieux comprendre pourquoi Tiberius Gracchus mourut à vingt neuf ans, victime de la vindicte des grands propriétaires.

Caïus  Gracchus (154-121 av. J.C.) reprit courageusement l’œuvre de son frère et entreprit de venger son assassinat. Il put croire un moment qu’il parviendrait à ses fins. Chéri du peuple, craint du Sénat, il devint pendant deux ans le véritable maître de Rome. Mais c’était trop beau pour être vrai, et la cupidité des chevaliers, l’orgueil patricien, l’inconstance populaire lui firent bientôt comprendre qu’il allait succomber à son tour.  Cela ne lui fit pas renoncer pour autant à ses desseins, malgré les supplications de ses amis et les angoisses qui l’assiégeaient, comme en témoignent les paroles qui nous ont été conservées de lui, parlant du meurtre de son frère.

" Vos ancêtres, disait-il au peuple, ont déclaré la guerre aux Falisques  (peuple de l’Italie antique) qui avaient insulté le tribun du peuple Genucius. Ils ont condamné à mort Caïus Veturius pour avoir refusé de faire place à un tribun qui traversait le Forum. Et, sous vos yeux, ces hommes ont assommé Tiberius à coup de bâton, traînant son cadavre du Capitole à travers toute la ville pour être jeté dans le fleuve, et ceux de ses amis qu’on a pu arrêter ont été mis à mort sans jugement ".

En outre, quand Caïus se sentit complètement abandonné de ses partisans, serré de près par ses adversaires qui allaient le mettre à mort, il s’écria devant ses ennemis presque ébranlés par tant de bravoure : " Malheureux ! Où aller ? Où me réfugier ? Au Capitole ? Il est encore teint du sang de mon frère ! Dans ma maison ? Pour y voir les lamentations et le désespoir de ma mère !" Tout cela, comme dira plus tard Cicéron, donnait à Caïus Gracchus plus qu’à aucun autre orateur " une éloquence pleine et féconde ".

Autant Caton semblait manquer d’idées générales et d’un sentiment de la beauté de la forme, autant les Gracques surent s’élever au-dessus des sentences et des dictons de la morale pratique jusqu’aux conceptions d’une sagesse plus profonde et plus large. En plus ils ont vécu dans un temps où l’enseignement de la rhétorique s’était largement répandu dans Rome, ce qui signifie que la maison de Cornelia avait subi les influences de ces nouveautés apportées par les Grecs. Cicéron, encore lui, témoignera que Caïus Gracchus avait " quelque chose d’imposant dans l’ensemble de sa composition et une élocution pleine de noblesse ".  En résumé, avec les Gracques l’éloquence cesse d’être pour les Romains un heureux instinct, une manifestation brillante de la passion ou du bon sens chez quelques hommes doués, pour devenir véritablement un art.

Michel Escatafal

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