Le caractère des Satires
Etudions à présent le caractère des Satires dans lesquelles Perse étudie les mœurs, mais à la façon des philosophes, ce qui signifie qu’il ne fait pas d’études de mœurs comme les poètes et les artistes. On donnait aux écoliers, dans l’ancienne université, des exercices qu’on nommait des éthopées : il fallait peindre l’orgueilleux, le prodigue, l’ambitieux, etc. Les peintures de Perse ressemblent à des compositions de ce genre traitées par un élève de talent supérieur. Tout y est général et abstrait, et les personnages n’ont pas de date : cet hypocrite qui tout haut demande aux dieux « bon sens, bonne renommée, bonne foi », et tout bas sollicite la mort d’un oncle à héritage, n’est d’un temps, d’aucun pays.
Où donc Perse a-t-il vu ces grands qui ont la présomption de s’occuper des affaires publiques et dont il nous parle dans sa quatrième satire ? Etait-ce à Rome ? Non, il s’est souvenu d’un entretien de Socrate et Alcibiade. Gourmands, avares, ne sont point tracés d’après le modèle vivant. Perse a étudié les caractères généraux de leur vice dans les livres de morale, ayant entrevu leurs traits dans Horace, Lucilius, ou les comiques Eupolis, Aristophane, dont il prétend relever, mais il ne les a pas vus chez eux ou dans la rue.
Très préoccupé, très passionné par la politique, comme le monde au milieu duquel il vivait, il a, paraît-il, rempli son livre d’allusions. C’est par là que ce livre était actuel, par là qu’il eut un grand succès près des contemporains. Mais ces allusions forcément très voilées, sont presque toutes perdues pour nous. Nous n’entrevoyons que quelques railleries sans grande portée contre la métromanie de Néron. Il est pourtant un portrait que Perse a enlevé avec verve et à qui il a donné du relief : c’est celui du centurion, du soudard grossier, couvert de varices et velu comme un bouc qui, d’un rire épais insulte les philosophes et les rêveurs, en attendant de leur porter l’ordre de s’ouvrir les veines : ce personnage, on le connaissait bien dans la maison de Thraséa.
Mais le plus souvent les Satires de Perse ne sont que des déclamations morales, qui ont de l’intérêt pourtant, parce qu’elles décèlent une âme ardente, sincère et élevée. Ce sont de beaux vers que ceux où il déplore la dépression des caractères, l’abaissement des âmes : « Ô cœurs penchés vers la terre, Oh ! que vous êtes vides des pensées d’en haut ». Ce sont aussi de beaux vers que ceux où il nous dit son idéal : « Une âme affermie dans les sentiments de la justice et du droit, un cœur qui ne cache en ses replis aucune pensée mauvaise, un caractère auquel l’honneur a donné sa généreuse trempe ». Ce sont encore des beaux vers que ceux où il nous montre le châtiment des tyrans, « séchant de regret en voyant la vertu qu’ils ont abandonnée », pris d’angoisse et se disant tout bas : « Je suis perdu, je tombe, je tombe » !
Quelquefois la pensée s’éclaire d’une allégorie dramatique, comme dans la scène du marchand placé entre la Cupidité et la Paresse. D’autres fois elle éclate en apostrophes éloquentes : « Vends ton âme à l’intérêt ; brocante ; cours à tous les bouts de la terre…Double ton avoir ; c’est fait ? Triple, quadruple, décuple ta fortune. Va toujours »… Par malheur l’haleine est courte et le souffle manque vite au poète.
Le goût de Perse et son style
Les excellents maîtres de Perse lui donnèrent un goût vigoureux et sain. Ses auteurs préférés, ceux qu’il cite et qu’il imite, sont les poètes de l’ancienne comédie grecque, Lucilius et Horace. Sa première satire contient des critiques très vives contre l’affectation des littérateurs de son temps. Il raille les imitateurs des poètes alexandrins qui, après Ovide, s’attardent encore aux descriptions fabuleuses et aux récits mythologiques, s’obstinant à « faire bouillir le pot-au-feu de Procné ou celui de Thyeste ». Il ne ménage pas ceux qui veulent mettre l’archaïsme à la mode « lisant la Briséïs d’Attius et ses vers boursouflés ou Pacuvius et sa barbare Antiope ».
A son gré, ces poètes insipides sont responsables « de l’affreux gâchis qui règne dans notre langue, et de ce jargon, la honte de notre temps ». Il signale, comme un danger, cette enflure que les Espagnols, frais débarqués à Rome, allaient mettre à la mode, cette poésie « qu’on fait ronfler avec de robustes poumons ». De plus nous savons par lui-même quel était son idéal : « Toi, se fait-il dire par son maître Cornutus, tu t’en tiens au langage de tous ; tout ton mérite est dans la vivacité du tour, dans l’agrément uni à la simplicité ; c’est sur un ton naturel que ta critique fait pâlir le vice, et, tout en se jouant, le perce de ses traits.
Il faut considérer que, dans ces vers, Perse nous a dit plutôt ce qu’il voulait faire que ce qu’il a fait. Ses principes de critique sont excellents, mais, en écrivant, il ne sait pas les appliquer. Rien de plus heurté, de plus décousu que la composition de ses différentes pièces : à chaque instant il rompt la trame des idées au point qu’on est fort en peine de donner à chacune de ses satires un titre qui lui convienne exactement, tant leur sujet est peu arrêté et peu précis. De là sans doute, plus encore que de son langage, vient la proverbiale obscurité de son style. Sans doute, cette obscurité, on l’a très ingénieusement excusée en disant que, même en écrivant, il ait voulu transporter jusque dans son style les habitudes de sa vie morale, mais il n’en est pas moins vrai que Perse, intéressant par la pureté de sa vie, la sincérité de ses convictions, l’élévation de ses doctrines, qui éclairent parfois ses satires de belles lueurs de talent, reste en dernière analyse un méchant écrivain.
Michel Escatafal