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histoire de la prose française - Page 3

  • Bernardin de Saint-Pierre n'est pas que l'auteur de Paul et Virginie

    bernardin de saint-pierre,paul et virginie,esclavage,littératureNé au Havre le 19 janvier 1737, mort le 21 janvier 1814 à Eragny-sur-Oise, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, après une jeunesse aventureuse, indécise et tourmentée, où il avait accumulé les voyages (Allemagne, Pologne, Russie etc.),  avait été envoyé à l’île de France (Ile Maurice) en qualité de capitaine ingénieur (1768) grâce à son protecteur, le baron de Breteuil. Après son retour en France (1771), il écrivit son Voyage à l’île de France (1773) dans lequel il dénonça avec véhémence l’esclavage, et se mit, tout en publiant une sorte de poème en prose, l’Arcadie (1781), à travailler à un grand ouvrage, les Etudes de la Nature, dont la publication (1784) le rendit tout d’un coup célèbre.

    Tout le monde connaît le prodigieux succès du petit roman de Paul et Virginie (1787), inspiré de ses amours déçues d’avec Françoise Robin, mais Bernardin de Saint-Pierre composa encore, outre plusieurs opuscules et deux charmantes nouvelles, la Chaumière indienne et le Café de Surate, les Harmonies de la nature (1796), dans lesquelles il exagère le système qu’il avait développé dans ses Etudes : cette recherche incessante des causes finales, des intentions providentielles, qu’il croit toujours réussir à découvrir, l’amène souvent à donner , des divers phénomènes, des explications puériles et presque ridicules. Mais, disciple enthousiaste de Rousseau, il fit preuve d’un talent de description égal à celui du maître, dont le génie est sans doute bien plus vaste et plus original que le sien, mais qui n’a du moins rien écrit de plus simple et de plus touchant que Paul et Virginie.

    Avant de reparler de ce roman qui le fit passer définitivement à la postérité, je recommande plus particulièrement à ceux qui ont dans leur bibliothèque les Harmonies de la nature, le livre deux (Harmonies aériennes des végétaux), plus particulièrement le passage le plus connu sur les Forêts agitées par le vent, qui commence par cette question : « qui pourrait décrire les mouvements que l’air communique aux végétaux » ? Il évoque à propos du « bruissement des prairies », des « gazouillements des bois », des charmes qui le plongent dans « d’ineffables rêveries », et qui lui parlent « comme ceux de Dodone ».  Pour mémoire, Dodone  est une ancienne ville d’Epire, située près d’une forêt consacrée à Jupiter et dont les arbres passaient pour révéler par leurs murmures les volontés du dieu.

    Cela dit, c’est évidemment dans Paul et Virginie que Bernardin de Saint-Pierre a le mieux exercé son talent, en précisant que l’action de ce roman se passe à l’Ile de France. Le morceau le plus significatif en est incontestablement celui sur le Naufrage du Saint-Géran et la mort de Virginie. La description de la tempête est remarquable par son caractère propre, le lecteur s’associant à toutes les angoisses des personnages, qu’ils en soient les acteurs ou les victimes,  au fur et à mesure que ladite tempête se déchaîne davantage. A ce propos, on notera que Bernardin de Saint-Pierre avait déjà décrit dans son œuvre les signes avant-coureurs des tempêtes, notamment dans la dixième des Etudes de la Nature où il écrivait : « La nature veut-elle donner sur la mer le signal d’une tempête ; elle rassemble dans le ciel et sur les eaux une multitude d’oppositions heurtées qui annoncent de concert la destruction ». Il faut aussi préciser que la catastrophe du vaisseau Saint-Gérant n’a pas été inventée. C’est  un fait historique, dont l’écrivain a simplement modifié la date, la plaçant à la nuit de Noël 1741, alors qu’elle a eu lieu en réalité le 17 août de la même année.

    Un dernier mot enfin, pour souligner que rarement un auteur a aussi bien décrit les derniers instants d’une jeune fille (Virginie), et la douleur des survivants, qu’il s’agisse de Paul bien évidemment, mais aussi de son serviteur Domingue, qui échappa à la mort par miracle et qui s’écria à genou sur le sable : « O mon Dieu ! vous m’avez sauvé la vie : mais je l’aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle ». Une demoiselle qui mourut pour avoir refusé d'ôter ses vêtements devant un marin qui pouvait la sauver à la nage, et qui fut engloutie par les flots sous les yeux de Paul, impuissant, et de la population.

    Une demoiselle qui tenait dans sa main fermée et raidie une petite boîte dans laquelle il y avait le portrait de Paul, qu’elle lui avait promis  de ne jamais abandonner tant qu’elle vivrait. Paul qu’elle allait rejoindre après une séparation douloureuse qui consumait les deux amants, et qui ne pourra que l’ensevelir. Paul qui lui-même fit preuve d’une intrépidité sans pareille pour sauver sa belle, et qui faillit perdre la vie, ayant été retiré des flots sans connaissance et gravement blessé. Sans doute eut-il mieux valu qu’il pérît lui aussi à cet instant, ce qui lui aurait évité de sombrer dans le désespoir. Bref, un bien beau roman à lire et à relire, sans s’arrêter uniquement à la vie et à la mort de deux jeunes gens qui s’aiment, car c’est aussi le récit tragique de l’esclavage qui sévissait dans l’île de France, approuvée en métropole par la tante de Virginie, femme austère et intéressée.

    Bonne et heureuse année 2013 !

    Michel Escatafal

     

  • Beaumarchais ou "le brillant écervelé", comme disait Voltaire

    Né à Paris le 24 janvier 1732, tour à tour horloger, musicien, financier, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, fut engagé dans les négociations ou chargé des besognes les plus diverses tout au long de sa vie.  Habile, remuant, audacieux, toujours prêt à mettre la main dans les entreprises fructueuses qui exigent plus d’activité et de dextérité que de délicatesse, il trouva dans une aventure domestique le sujet de sa première œuvre dramatique, Eugénie (1767), drame conçu dans la manière de Diderot, de Sedaine et de Mercier, ce dernier étant l’auteur d’un célèbre et très intéressant Tableau de Paris (1781-1790) à côté d’un grand nombre d’œuvres fort médiocres.

    La seconde pièce de Beaumarchais fut encore un drame, les Deux Amis ou le Négociant de Lyon (1770). C’est alors qu’un procès assez peu intéressant en lui-même lui fournit l’occasion de déployer toute sa verve dans une série de Mémoires, à propos desquels Voltaire disait : «  J'ai lu tous les mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé.  J 'ai peur que ce brillant écervelé n'ait au fond raison contre tout le monde ». En tout cas, pour celui concernant son procès, il est difficile de savoir ce qu’il fallait le plus admirer, de la finesse mordante dans l’attaque, de l’apparente bonhomie dans la justification, de la dialectique serrée dans la discussion, de l’éloquence virulente dans l’apostrophe, de l’habileté surtout d’un auteur qui semble confondre sa cause avec celle du public tout entier et qui réussit à élever un débat, mesquin dans le fond, jusqu’à un très haut point de généralité et à en faire un de ces procès où les intérêts et les droits essentiels de l’humanité paraissent mis en question.

     

    C’est en 1775 que parut l’immortelle et charmante pièce du Barbier de Séville, dont on peut dire qu’elle renouvelle entièrement le type de la comédie classique. Moins parfaite peut-être, mais plus originale encore et singulièrement plus hardie est cette comédie du Mariage de Figaro (1784), où l’esprit tient plus de place que l’observation des caractères, et dont les plaisanteries sont si brûlantes et si multipliées qu’elles font penser à un feu roulant qui s’attaque à tous les supports du vieil édifice social.  En 1791, Beaumarchais fit représenter sa dernière œuvre dramatique, le drame de l’Autre Tartuffe ou la Mère coupable, dans lequel il remet en scène les personnages des deux comédies précédentes, mais vieillis, chagrins, ennuyés et ennuyeux. Inquiété par le gouvernement révolutionnaire, forcé de s’exiler une première fois à Londres, une seconde à Hambourg, compromis dans des entreprises douteuses, il mourut ruiné en 1799. Il faut ajouter à la liste de ses œuvres l’opéra de Tarare (1787), mis en musique par Salieri (1750-1825), quelques poésies légères, quelques écrits politiques et des lettres.

    Pour revenir au Mémoire concernant son procès, le Quatrième mémoire à consulter, il faut noter qu’il fut sans doute inspiré à Beaumarchais par le souvenir de la Dédicace du Discours sur l’origine de l’Inégalité de Rousseau. Ce procès contre Duverney, donne une image assez précise des mœurs de l’époque prérévolutionnaire. Pour nous résumer, le financier Paris-Duverney était mort, laissant un règlement de compte par lequel il reconnaissait devoir à Beaumarchais quinze mille francs et promettait de lui en prêter soixante-quinze mille pendant huit ans, sans intérêts. Le petit-neveu et légataire universel de de Duverney, le comte de la Blache, nia que ce règlement signé par son grand-oncle fût valable. Il perdit son procès en première instance, mais interjeta appel. A ce moment Beaumarchais fut emprisonné pendant quelque temps à la suite d’une affaire d’honneur, et à peine put-il obtenir de sortir un seul jour, sous la conduite d’un agent de police, pour s’occuper de son procès.

    Il essaya d’obtenir une audience du rapporteur de l’affaire, le conseiller Goëzman, en offrant à sa femme cent louis, une montre entourée de pierreries, plus quinze louis pour un secrétaire. Quand Beaumarchais fut condamné sur le rapport de Goëzman, Madame Goëzman lui rendit les cent louis et la montre, mais garda les quinze louis destinés au secrétaire. Beaumarchais les réclama, mais Goëzman répondit en l’accusant de tentative de corruption : c’est pour cette raison que Beaumarchais en appela à l’opinion publique en rédigeant ses Mémoires à Consulter, où il évoquait le Parlement Maupeou, dont faisait partie Goëzman, qui était déjà tout à fait impopulaire. Pour mémoire, on rappellera qu’en 1775 le chancelier Maupeou avait substitué un nouveau parlement à l’ancien, dont les membres avaient été exilés. C’est ce nouveau parlement  devant lequel comparut Beaumarchais, que l’opinion publique flétrit sous le nom de Parlement Maupeou.

    Un dernier mot enfin, à propos du Mariage de Figaro, une des œuvres majeures de Beaumarchais, et qui  fut, dès son apparition, jugée par le pouvoir comme une comédie dangereuse. Celui-ci comprit les critiques amères qui s’y faisaient jour partout contre les injustices sociales et l’arbitraire. Nulle part les intentions de l’auteur n’éclatent mieux que dans un monologue célèbre où Figaro, en lutte contre son maître, le comte Almaviva, exprime, avec la verve d’un journaliste plutôt qu’avec le naturel d’un personnage de comédie, les sentiments presqu’unanimes de ses contemporains, sentiments de révolte des petits contre les grands, des écrivains contre une législation qui les opprime. D’ailleurs, même si l’action de la comédie se passe en Espagne, les mœurs que l’auteur attaque sont celles de la France, et aucun spectateur ou lecteur de la pièce ne s’y trompait.

    Michel Escatafal

     

  • Vauvenargues, "stoïcien à lier"

    littérature et histoireLuc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, né à Aix en Provence le 5 août 1715, mourut à Paris le 28 mai 1747. Forcé par sa mauvaise santé de quitter l’état militaire, dans lequel il s’était cependant distingué, il se consacra tout entier aux lettres, après avoir vainement tenté d’entrer dans la diplomatie. L’œuvre de Vauvenargues est marquée du même caractère de mélancolie et de fierté stoïcienne que sa courte vie. C’est par là que son Introduction à la connaissance de l’esprit humain,  ses Réflexions et maximes, ses Caractères et ses autres opuscules ont mérité l’attention et l’estime des contemporains et de la postérité, même si son style n’a pas l’éclat de celui de La Bruyère, ni la forte concision de celui de La Rochefoucauld.

    Dans un Essai sur quelques caractères,  j’ai plus particulièrement relevé celui de Clazomène ou la vertu malheureuse, caractère où Vauvenargues pensait à sa propre destinée. On y découvre que « Clazomène a fait l’expérience de toutes les misères humaines ». Et de fait, ce pauvre Clazomène a connu nombre de maladies qui ont gâché sa jeunesse, mais aussi la disgrâce de ceux qu’il aimait, ce qui l’a sans doute conduit à « commettre des fautes irréparables ». Et quand il lui semblait que la fortune allait peut-être lui sourire un peu, la mort l’a surpris avant même qu’il ait pu « payer ses dettes » et « sauver sa vertu de cette tâche ». Bref une destinée cruelle, ce qui n’empêche pas qu’il n’aurait pour rien au monde échangé sa misère pour « la prospérité des hommes faibles ». Tout Vauvenargues était dans cette phrase.

    J’ai aussi relevé quelques réflexions et maximes qui vont toutes dans ce sens. Parmi celles-ci il y en a quatre que je vais citer :

    La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer

    Les grandes pensées viennent du cœur

    La magnanimité ne doit pas compte à la prudence de ses motifs

    On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil

    A noter que ce mot « conseil » doit être pris au sens de dessein prémédité, sens latin du mot, très usité au dix-septième et au dix-huitième siècle.  La grandeur d’âme de Vauvenargues se décelait, dès sa jeunesse, dans son goût pour les ouvrages de Plutarque et les écrits des stoïciens. Dans une lettre célèbre (22 mai 1740) au marquis de Mirabeau, son cousin et le père du grand orateur, il écrit ceci : « Les Vies de Plutarque sont  une lecture touchante ; j’en étais fou ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints…L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme…Pour moi, je pleurais de joie lorsque je lisais ces Vies ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres…Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : ces lettres sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion. C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie qu’on dit que je conserve encore ; car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton qui fut si fidèle à sa secte ».

    Je crois que cette magnifique lettre se suffit à elle-même, bien que je ne fasse pas partie de ceux qui trouvaient un énorme courage à des gens comme Brutus ou Cicéron. D’ailleurs Brutus ne représente-t-il pas un personnage ambitieux, avide d’action, mais au final déçu et frustré de n’avoir jamais réussi dans sa quête de la gloire. En outre, qu’est-ce que la postérité a retenu de Brutus à part les Ides de Mars ? A ce propos, on peut relever que Vauvenargues semble considérer que ce qu’a fait Brutus ne relève pas de la bassesse. Cela étant, Vauvenargues met au dessus de la raison qui calcule, le cœur qui va spontanément au bien, ce qui traduit un certain mysticisme, ce qu’on ne peut attribuer à Brutus et pas davantage à Cicéron.

    Michel Escatafal

     

  • Diderot a toute sa place parmi les représentants de l’esprit des Lumières

    littérature, histoireNé à Langres le 5 octobre 1713, mort à Paris le 31 juillet 1784, Denis Diderot, dont aucune œuvre ne mérite d’être appelée classique, mais qui a semé les idées originales et neuves avec une incroyable profusion à travers nombre d’opuscules étincelants, est assurément l’un des esprits les plus brillants, les plus étendus et en même temps les plus profonds que le dix-huitième siècle ait produits. Non seulement il prit la part la plus active à la rédaction et à la publication de l’Encyclopédie, mais il n’est peut-être pas un ordre de connaissances auquel il n’ait consacré quelqu’un de ses écrits. Les philosophes et les naturalistes modernes retrouvent dans Diderot le germe déjà développé de certaines des hypothèses les plus fécondes que les savants du dix-neuvième siècle ont répandues dans le monde.

    Ses Salons (1759-1771, 1775,1781) inaugurent un genre nouveau, et, même si l'on peut faire certaines réserves sur les principes qui guident Diderot dans l’appréciation des œuvres d’art, il a, entre autres mérites, celui d’avoir le premier en France fait de la critique d’art une œuvre littéraire. Pour mémoire il faut rappeler que les expositions de peinture appelées Salons furent inaugurées en France en 1673. Après avoir eu lieu à des intervalles irréguliers, elles devinrent annuelles. Ensuite, de 1751 à 1789, elles n’eurent plus lieu que tous les deux ans. C’est pour la Correspondance de Grimm, que Diderot rédigea l’analyse critique des tableaux exposés à tous les Salons qui eurent lieu depuis l’année 1759 jusqu’à sa mort, sauf ceux de 1773, 1777, 1779 et 1783.

    Fermons la parenthèse pour noter que les théories de Diderot sur le genre dramatique doivent, en dépit de la faiblesse de ses drames, le faire considérer comme le plus illustre précurseur, non pas tant du romantisme,  que de cette réforme nouvelle de notre théâtre qui s’est accomplie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Encore ne parlons-nous ici ni de ses romans, ni de cette Correspondance littéraire de Grimm (1723-1807) à laquelle il collabora, ni de tant d’essais d’histoire, de morale, de psychologie, de pédagogie. Mais nous devons du moins mentionner, outre la partie qui nous est parvenue d’une volumineuse correspondance, qui serait la plus vive et la plus intéressante qu’un homme eût produite, si celle de Voltaire n’existait pas, le célèbre Paradoxe sur le comédien, où Diderot cherche à faire la part de la sensibilité et celle de la réflexion dans la composition et l’interprétation de l’œuvre d’art, et ce Neveu de Rameau, dialogue d’une verve extraordinaire, qui est en même temps le plus animé, le plus varié, le plus instructif des tableaux de mœurs.

    Parmi les morceaux que j’ai appréciés tout particulièrement il y a le Salon de 1761, avec un tableau très connu qui est au Louvre, et qui fut exposé à son apparition sous le nom d’Un père qui vient de payer la dot de sa fille. Depuis il fut désigné sous le nom de l’Accordée de village. C’est un tableau de Greuze, célèbre peintre français (1726-1805), qui a excellé dans la peinture des scènes intimes et sentimentales. En tout cas cette peinture a connu un grand succès, puisque Diderot nous dit qu’il a réussi à la voir à grand peine parce qu’elle continuait « d’attirer la foule ».

    La description des personnages par Diderot est parfaitement rendue, au point qu’on à l’impression d’avoir la famille de l’accordée devant nous. Pour Diderot, Greuze avait beaucoup de talent, même si ce tableau est ce qu’il avait fait de mieux à ses yeux. En tout cas il le préférait à un autre peintre célèbre de l’époque, David Téniers le Jeune (1610-1685), qui peignait surtout des scènes populaires ou rustiques, et plus encore à Boucher (1703-1770), surtout connu pour ses tableaux pastoraux et mythologiques.

    Dans le Paradoxe sur le Comédien, on découvre une pièce de Sedaine (1719-1797) qui est sans doute celle qui ait le mieux inspirée les théories de Diderot, lequel fut transporté de joie parce que cette pièce « va aux nues » à la troisième représentation, après un accueil plus que mitigé lors des deux premières. Pourquoi un tel enthousiasme vis-à-vis d’un auteur qu’un certain Marmontel (1723-1799), littérateur célèbre mais très médiocre, a comparé à Voltaire, ce qui aujourd’hui est plutôt risible ? Tout simplement parce que Sedaine avait été maçon dans sa jeunesse, et que son génie n’est, selon Diderot, en rien redevable aux circonstances au milieu desquelles s’est écoulée sa jeunesse, mais uniquement  à l’éducation personnelle qu’il s’est forgée lui-même,  alors que Diderot comme Voltaire ont passé leur jeunesse « à lire et à méditer Homère, Virgile, le Tasse, Cicéron, Démosthène et Tacite ».

    On ne peut pas passer sous silence Le Neveu de Rameau, qui fait partie des œuvres majeures de Diderot. Ce neveu de Rameau a bien existé pour avoir été le neveu d’un illustre musicien (1683-1764) qui portait le même nom que lui, et qui fut le maître de l’opéra français entre Lulli et Gluck. Le neveu, Jean-François Rameau, fut un professeur de musique connu, mais aussi un écrivain assez obscur, et il semble avoir été un homme d’une humeur bizarre et d’esprit inégal, à défaut d’être médiocre. Diderot dans tout le cours de son ouvrage ne représente pas son héros tout à fait de la même façon. Il nous le décrit surtout comme un homme plein d’esprit et de feu, mais de mœurs méprisables, ce qui explique le sentiment complexe dont il se dit ici pénétré.

    Je pourrais parler aussi d’un ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre il y a quelques décennies, la Religieuse. Aujourd’hui évidemment ce n’est plus le cas, car les choses ont évolué…et si c’est le cas c’est aussi parce que des gens comme Diderot ont osé écrire à son époque des évidences que l’on se refusait de voir. Il ne faisait pas bon être bâtarde dans une famille, surtout si en plus cette bâtarde était plus belle que les autres filles légitimes, parce qu’au bout ce sera le couvent et le voile si le promis à une des deux autres sœurs s’intéresse à la plus belle.

    Et ce n’est pas une fiction, puisque Diderot s’est inspiré d’un fait divers bien réel, pour montrer à la fois l’intolérance religieuse et l’attitude de la hiérarchie de l’Eglise toute puissante. Couvent à l’époque signifiait souvent prison ou au moins séquestration, ce qui dans tous les cas de figure était une atteinte profonde à la morale chrétienne, par ceux-là mêmes chargés de la faire appliquer. Bref, rien que pour cela on peut donner à Diderot une place prépondérante dans la littérature du « Siècle des Lumières », et dans notre littérature tout court, et pas seulement parce qu’il fut le maître d’œuvre de l’Encyclopédie (1751-1772).

    Michel Escatafal

     

  • L’œuvre de J.J. Rousseau est celle d’un homme passionné jusqu’à l’excès

    Après avoir parlé la vie de Jean-Jacques Rousseau, essayons à présent de relever quelques traits caractéristiques de l’œuvre de son œuvre, en commençant par l’Emile, qui n’est pas un traité de pédagogie, mais le roman de l’éducation dans la nature, ce que nous retrouvons notamment dans le livre III. Il est clair en lisant ce livre qu’Emile a fait son éducation sans livres, qu’il a été livré à lui-même, ce qui nous amène à nous imaginer que ce jeune homme était vraiment très doué. Fermons la parenthèse, pour noter que l’on retrouve cette idée dans le livre IV, où Rousseau essaie de nous convaincre que les idées morales sont innées et universelles. Il y a notamment une phrase qui est très explicite à ce sujet : « Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires ; parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les même idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes principes de morale, partout les mêmes notions du bien et du mal ».

    En fait Rousseau répond à la théorie sceptique, telle que l’ont exposée Montaigne et Pascal, qui essaie de tirer de la diversité des coutumes et des législations un argument contre l’unité et l’universalité des idées morales. Un peu plus loin il dira : « Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises ». Cette phrase est une allusion manifeste à la théorie de Condillac et de toute l’école sensualiste, qui, appliquant ses principes à la morale, prétend ne la tirer que de l’expérience, ne la faire reposer que sur la notion de l’intérêt bien entendu et de l’utilité sociale.  En fait pour Rousseau, Emile sera formé dans la nature et non dans les livres, son esprit profitant des plus beaux spectacles de la nature, et se formant tout naturellement à la fois scientifiquement et moralement.

    Dans la Lettre à M. d’Alembert,  il y a un passage sur les Montagnons, nom que l’on donne aux gens habitants près de Neuchâtel,  comme le dit lui-même Rousseau, des gens qui ont la chance de passer chaudement  leur hiver au milieu des neiges, dans des maisons en bois, ce qui prouve qu’il n’est pas impossible « qu’une maison de bois soit chaude ». Des gens qui ont « des livres utiles » et qui « sont passablement instruits », qui « raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit ». Des gens qui « savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte ; plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition ». On est bien là encore dans la logique de J.J. Rousseau.

    On y est même tout à fait à travers l’emploi du mot  « chiffrer », qui d’après les termes mêmes de J.J. Rousseau dans son Dictionnaire de musique, signifie écrire au-dessus des notes de la basse, pour guider l’accompagnateur, « les chiffres ou autres caractères indiquant les accords que ces notes doivent porter ». Et puisque nous sommes dans la musique, j’en profite pour dire que cette lecture de la Lettre à M. d’Alembert, fut aussi pour moi l’occasion de découvrir l’existence d’un musicien franc-comtois du seizième siècle, illustre en son temps, Goudimel, qui périt dans les massacres de Lyon en 1572, une semaine après la nuit de la Saint-Barthélemy. Il a mis en musique, à l’usage  des Réformés, les psaumes de Marot et de Théodore de Bèze, auteurs à qui j’ai consacré une note sur ce site.

    Cela me permet aussi, d’une certaine façon, d’évoquer, l’idée de Dieu selon Rousseau à travers ces quelques phrases tirées de l’Emile: «  Plus je m’efforce à contempler son essence infinie, moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie et lui dis : « Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur ».  En fait Rousseau était chrétien par instinct et par désir. D’ailleurs il avait un vrai culte pour Jésus qui était pour lui le vrai Dieu. En revanche sa raison semble refuser le dogme chrétien, ce qui est le cas de nombre de chrétiens aujourd’hui. En tout cas il réfute l’athéisme grossier, ce qui est une forme de contradiction  avec son siècle. En réalité, encore une fois, ce qui choque Rousseau chez ceux qui se disent athées, c’est que pour lui l’athéisme fait partie de ces « doctrines cruelles qui, laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle où elles règnent aussi méprisable que malheureux ». On comprend pourquoi il ne s’était pas fait que des amis, ou plutôt pourquoi il avait tellement d’ennemis!

    Parlons à présent du Contrat Social, un des ouvrages majeurs de Rousseau, plus particulièrement quand il aborde le sujet sur un prétendu droit d’esclavage qui légitimerait le despotisme. « Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ?  Avant d’aller plus loin, il faut préciser que ce Grotius est le nom latin du Hollandais Hugo de Groot (1583-1645), qui a fondé l’étude du droit naturel et du droit des gens dans son traité De jure pacis et belli, ouvrage où se trouve l’assertion que Rousseau réfute. Fermons la parenthèse pour rentrer dans les explications de Rousseau, lesquelles se suffisent à elles-mêmes. Il commence par ce mot équivoque pour lui, « aliéner », en disant que cela signifie « donner ou vendre ».

    Ainsi « un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ».  Et Rousseau de préciser un peu plus loin que « dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable…Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit ».  Les hommes naissent libres, comme dit Rousseau, et leur liberté leur appartient, nul n’ayant le droit de disposer d’eux, ajoutant un peu plus loin avec raison que « de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien ». En fait les mots esclave et droit sont contradictoires. Force est de reconnaître que sur ce plan Rousseau a parfaitement raison…ce qui n’était pas si évident à son époque.

    En revanche la notion de souveraineté telle qu’il la décrit est plus contestable. Quand il prétend que le peuple sera le seul facteur de légitimité, et qu’il dictera sa loi, cela signifie évidemment que ce peuple va déléguer à une assemblée la réalité du pouvoir, et lui donner la possibilité de fixer « la règle du juste et de l’injuste ». On a vu ce que cette délégation pouvait donner lorsqu’elle devient le seul outil de gouvernement, car même si « l’homme est bon par nature », il lui manque quand même la sagesse pour pouvoir déterminer de façon juste le « bien commun ». La preuve, le peuple souverain se détermine toujours en fonction de ses propres intérêts, et l’histoire est là pour le prouver. D’ailleurs si ce n’était pas le cas il n’y aurait jamais eu de dictateur ou de politicien habile ou expert dans la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation.

    Ce ne sont évidemment que quelques éléments de l’œuvre de Rousseau. J’aurais aussi pu parler d’un livre que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, les Rêveries du promeneur solitaire, notamment la vie et rêveries de Rousseau dans l’Ile Saint-Pierre. Dans ces rêveries, ce ne sont pas tant les idées qu’il faut chercher, mais plutôt l’enchantement, la notation musicale qui permet de laisser voguer son imagination.  C’est ce qui fait dire à certains que l’on ne peut étudier cet ouvrage qu’en entrant dans le détail de chaque phrase, les mêmes affirmant que jamais encore dans l’histoire de notre littérature un prosateur n’avait trouvé pareille langue et pareilles harmonies, pour exprimer ce qu’il est peut-être le plus difficile de rendre et de faire sentir, l’absence de toute action, de toute pensée, le vague inoccupé de l’esprit. En outre, il a su, mieux que quiconque, renouveler l’imagination française, et l’on en veut pour preuve ce qu’il écrivait dans l’Emile, en parlant de la « maison blanche avec des contrevents verts », celle-ci étant entourée d’une basse-cour, d’une étable avec des vaches pour avoir du laitage, un potager pour jardin, bref le rêve obstiné d’une bonne partie de la population de notre pays à travers les siècles.

    Michel Escatafal