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histoire de la prose française - Page 5

  • Les Mémoires de Saint-Simon sont l'oeuvre d'un mécontent de génie

    Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, est né à Versailles le 16 janvier 1675, d’un père âgé qui n’hésita pas à se remarier pour avoir un fils afin que son duché (octroyé par Louis XIII) ne soit pas perdu. Très fier de sa haute naissance, au point qu’il se maria en 1695 avec une petite nièce de Turenne, cousine avec le roi d’Angleterre,  il fut de ceux qui regrettaient de voir que la noblesse eût conservé si peu de part au gouvernement de l’Etat, pensant  que son influence était propre à tempérer l’autorité absolue des rois, tandis que des ministres de naissance médiocre ne pouvaient être que leurs serviles créatures. La rigidité honorable, mais hautaine, de son caractère et de ses principes, nuisit peut-être à sa fortune militaire ou politique. En 1702 il quitta l’armée, se croyant victime d’injustices répétées et, sous la Régence, renonça à la fois à l’amitié du duc d’Orléans et aux postes diplomatiques auxquels il avait été appelé, ou qu’il pouvait encore espérer se voir confier.

    Ses Mémoires sont donc avant tout l’œuvre d’un mécontentement, mais ce mécontent fut aussi un homme d’un grand caractère, quoiqu’aveuglé par des préjugés qui ne peuvent paraître que mesquins. Ils sont aussi l’œuvre d’un écrivain incroyablement doué du don de pénétrer les cœurs à travers les visages et, en saisissant les moindres grimaces de ceux-ci, de peindre ceux-là jusque dans leurs replis les plus profonds. Aussi tout chez lui, jusqu’aux règles les plus élémentaires de la correction, est-il sacrifié au pittoresque du tour ou de l’expression, au point que certains affirment que ce très grand et très original écrivain serait le plus dangereux des modèles, s’il n’était inimitable. Au point de vue historique, pourvu qu’on se tienne en garde contre la partialité de Saint-Simon, ses Mémoires sont une source presque inépuisable de renseignements sur la dernière partie du règne de Louis XIV et la première de celui de Louis XV.

    A propos de ses Mémoires, il faut noter que Saint-Simon avait commencé dès 1694 à noter tous les évènements dont il était témoin. En 1730 il connut le Journal de Dangeau, qui va de 1684 à 1720, et l’annota, complétant ses récits ou corrigeant ses jugements avec âpreté. Enfin, en 1740, il se mit, en continuant de profiter du récit de Dangeau comme d’une sorte de trame chronologique, à rédiger définitivement ses Mémoires. Celles-ci ne furent publiées, après la mort de l’auteur en mars 1755, que dans des éditions incorrectes et fragmentaires. Le texte authentique n’en fut donné pour la première fois qu’en1856.

    Parmi les passages que j’ai retenus plus particulièrement  de ces Mémoires, il y a celui relatif au Lit de justice du 26 août 1718. Je rappellerais qu’on appelait lit de justice le siège sur lequel s’asseyait le roi, dans certaines séances solennelles du Parlement, et par la suite la séance elle-même. Il s’agit ici de la séance dans laquelle tout pouvoir et tout droit furent enlevés au duc du Maine, fils de Louis XIV, et qui, en affermissant la régence du duc d’Orléans, donna toute satisfaction à la majorité de la noblesse. Celle-ci ,en effet, ne cacha pas son bonheur d’en avoir terminé avec ce règne de "vile bourgeoisie", appellation donnée au règne de Louis XIV par Saint-Simon, lequel nourrissait  une haine violente contre la bourgeoisie et le Parlement.

    Il y a aussi un magnifique portrait de la duchesse de Bourgogne, qui avait épousé à l’âge de douze ans le duc de Bourgogne, fils du grand Dauphin. Marie-Adélaïde était la fille de Victor-Amédée II, duc de Savoie et de la duchesse de Savoie, Anne d’Orléans, fille de Monsieur (frère de Louis XIV), et de sa première femme, Henriette d’Angleterre. A ce propos, on retrouve dans le portrait de la jeune duchesse de Bourgogne quelques-uns des traits de l’infortunée et charmante Henriette d’Angleterre. Passionnée par le jeu, on découvre qu’elle payait immédiatement à son adversaire l’enjeu qu’il avait tenu, ce qui contraste avec certains comportements de l’époque. Bien que n’étant pas belle, elle savait néanmoins charmer ses interlocuteurs y compris les plus prestigieux d’entre eux, le Roi et Madame de Maintenon, "qu’elle n’appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié", si l'on en croit Saint-Simon, qui ajoute un peu plus loin que la duchesse était "admise à tout, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil".

    Bien d’autres textes ou pages mériteraient d’être soulignés dans cette œuvre très importante, surtout  si l’on s’intéresse à l’histoire. En tout cas la postérité a considéré Saint-Simon comme un des plus grands écrivains de son époque, une époque charnière entre la fin du règne de Louis XIV et l’avènement de celui de Louis XV. Oublions sa colère et ses rancoeurs, pour ne considérer que la manière dont il  a su se servir de sa langue, mais aussi la servir. A ce propos, et ce sera le mot de la fin, je ne puis résister à l’idée de reprendre ce que dirent les Goncourt : "Il n’y a que trois styles : la Bible, les Latins et Saint-Simon". C’est peut-être lui faire trop d’honneur, mais cela donne quand même une idée de la place qui lui revient dans notre littérature.

    Michel Escatafal

  • Le Sage, l'auteur de l'histoire de Gil Blas de Santillane et bien plus encore

    Le Sage.jpgAlain-René Lesage est né à Sarzeau (Morbihan) le 6 mai 1668 et mort à Boulogne-sur-Mer le 17 novembre  1747. Après s’être essayé à divers métiers et avoir traduit, pour gagner de l’argent, plusieurs pièces espagnoles, il obtint son premier succès en 1707 avec la petite comédie de Crispin rival de son maître. Ensuite il donna, la même année, un roman imité d’un auteur picaresque espagnol, le Diable boiteux. Pour mémoire je rappellerais que l’adjectif picaresque vient de l’espagnol picaro (vaurien), et se dit d’un genre de romans, fort nombreux en Espagne, et consacrés à la peinture des mœurs de la partie la moins recommandable de la société.

    Fermons la parenthèse, pour noter qu’en 1709 Lesage fait représenter Turcaret ou le Financier, comédie en cinq actes et en prose, un des chefs d’oeuvre de la scène française, et la comédie de mœurs la plus forte qui ait été écrite dans toute cette période si curieuse, qui comprend à peu près les trente dernières années du règne de Louis XIV. Mais le meilleur était encore à venir avec l’Histoire de Gil Blas de Santillane, publiée en trois fois (1715-1724-1735), et qui est  restée le titre définitif de Le Sage à l’admiration de la postérité.

    Cet ouvrage marque en effet  avec éclat une sorte de renouvellement du roman. Ce genre, qui s’était complu presque uniquement dans le récit des aventures et dans la description des passions héroïques ou héroï-comiques, revendiquait enfin pour lui la peinture des caractères et des mœurs, jusque-là réservée à la comédie et aux livres des moralistes. Le Sage n’oublie de dépeindre personne,  qu’il s’agisse des médecins,  poètes, comédiens, pédants, valets, voleurs, bourgeois, petits-maîtres, hommes d’Etat, hommes de loi ou hommes d’église. Mais il n’y a pas non plus une condition sociale par laquelle il néglige de faire passer son héros, dans cet ample récit constamment gai, même si cette gaieté est parfois un peu âpre et tendue, dont le style est un modèle de pureté, de vivacité et de malice.

    Le Sage a aussi composé quelques autres comédies et romans, notamment le Bachelier de Salamanque (1736), sans oublier une centaine de pièces pour le théâtre de la Foire avec Fuzelier (à la fois poète et chansonnier) à l’époque où ce dernier était un des principaux rédacteurs du Mercure de France. Ces pièces  contiennent souvent des scènes parfois très amusantes et finement satiriques.

    Toutefois, quelle que soit la qualité de toutes ces pièces, c’est quand même dans l’œuvre maîtresse de Le Sage, l’Histoire de Gil Blas de Santillane, que son génie s’exprime le mieux. Dans ce roman il peint effectivement les travers généraux de l’humanité, mais il a aussi attaqué à plusieurs reprises les défauts et les ridicules de ses contemporains. Il lui est même arrivé de faire des portraits, ce qui nous permet de reconnaître Voltaire dans le poète tragique Triaquero, dont il est question dans le livre X, que Le sage oppose, pour le rabaisser à Lope de Vega (Corneille) et à Calderon (Racine).

    Sous le nom de la marquise de Chaves, chacun savait qu’il voulait parler de Madame de Lambert (1647-1733), l’auteur des Avis d’une mère à sa fille et des Avis d’une mère à son fils, femme remarquable dont Fontenelle a écrit l’éloge, et dans le salon de laquelle se réunissaient les hommes les plus distingués de l’époque. Ses envieux et ses ennemis  reprochaient à ce salon de rappeler un peu trop ceux des anciennes précieuses, et c’est un sentiment que Le Sage ne paraît pas éloigné de partager.

    Dans le livre IV il est écrit : « La marquise de Chaves était une veuve de trente-cinq ans, belle, grande, et bien faite. Elle jouissait d’un revenu de dix mille ducats, et n’avait point d’enfant. Je n’ai jamais vu de femme plus sérieuse, ni qui parlât moins. Cela ne l’empêchait pas de passer pour la dame de Madrid la plus spirituelle. Le grand concours de personnes de qualité et de gens de lettres qu’on voyait chez elle tous les jours contribuait peut-être plus que son mérite à lui donner cette réputation. C’est une chose que je ne déciderai point. Je me contenterai de dire que son nom emportait une idée de génie supérieur, et que sa maison était appelée par excellence, dans la ville, le bureau des ouvrages d’esprit. Effectivement on y lisait chaque jour tantôt des poèmes dramatiques et tantôt d’autres poésies. Mais on n’y faisait guère que des lectures sérieuses ; les pièces comiques y étaient méprisées. On y regardait la meilleure comédie, ou le roman le plus ingénieux et le plus égayé, que comme une faible production qui ne méritait aucune louange ; au lieu que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passait pour le plus grand effort de l’esprit humain. Il arrivait souvent que le public ne confirmait pas les jugements du bureau, et que même il sifflait impoliment les pièces qu’on y avait fort applaudies ».  

    C’est bien dit, c’est fin, mais c’est aussi assez mordant. Cela dit, tout ce roman est aussi admirable par  la façon dont Le Sage a su faire passer ses messages, en contournant la censure de l’époque. Il est vrai que le cadre tout espagnol du roman était un bon moyen pour apporter une satire sociale sans que celle-ci fût trop voyante.

    Michel Escatafal

  • Massillon, un de nos meilleurs prédicateurs

    littérature,histoireNé à Hyères le 24 juin 1663, mort le 28 septembre  1742, évêque de Clermont, l’oratorien Massillon a mérité par ses Sermons d’être mis au nombre de nos meilleurs prédicateurs. Sa prédication est loin cependant d’être aussi originale que celle de Bossuet, ni même que celle de Bourdaloue. On peut même dire qu’il est assez difficile d’en signaler les mérites distinctifs. Il faut du moins noter chez Massillon l’élégance soutenue, sinon variée, du style, et une abondance dans l’argumentation qui ne se lasse pas, et qui se manifeste souvent par des divisions parfois trop subtiles.

    Il faut aussi ajouter qu’à la nouveauté assez hardie de certains traits, on sent que Massillon s’adresse à un public déjà différent de celui que ses grands prédécesseurs avaient connu. On cite surtout, parmi ses sermons, ceux qu’il prononça sur la Mort, sur les Délais de la conversion, sur le Petit nombre des élus, sur la Mort du pécheur, pour la Bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat, et ceux qui composent son chef d’œuvre,  le Petit Carême, ainsi appelé parce qu’il fut prêché devant le petit roi Louis XV (1718), âgé de seulement huit ans. Le petit Carême réunit douze sermons traitant des devoirs des grands, dont un Sermon sur les vices et vertus des grands. Il faut noter aussi parmi ses Oraisons funèbres, celle de Louis XIV.

    Dans le Petit Carême, plus particulièrement dans le Sermon pour le second dimanche, Massillon s’adresse aux grands personnages de son époque, en leur disant pour commencer que ce n’est pas un hasard qui les a fait naître ainsi, puisque c’est Dieu qui les avait destinés à cette gloire. Mais il leur dit aussi qu’ils n’en sont pas moins « de la même source empoisonnée qui a infecté tout le genre humain », allusion au péché originel, ce qui devrait les inciter à la réflexion. En effet, comme leur rappelle Massillon,  ils se sont « trouvés en naissant en possession de tous ces avantages », et ils ont cru qu’ile leur étaient dus parce qu’ils en avaient toujours joui.  Problème  pour eux, si l’on en croit Massillon, plus ils ont reçu de Dieu, et plus il attend d’eux, ce qui implique une reconnaissance qui devrait être écrite dans leurs cœurs. Mais  comme ils refusent cette reconnaissance, Dieu transportera cette gloire « à une race plus fidèle », ce qui conduit Massillon à prévenir ces hauts personnages de ce qui les attend dans un futur sans doute pas si éloigné : « Vos descendants expieront peut-être dans la peine et dans la calamité le crime de votre ingratitude ».

    En ce sens Massillon s’avéra être un visionnaire puisque cette prédiction s’est trouvée justifiée à la fin du siècle avec la période révolutionnaire. Il est vrai que dans le Petit Carême, et notamment le Sermon pour le petit dimanche, Massillon parle au nom de la religion comme les philosophes, les satiriques, les auteurs comiques, parleront après lui au nom de la raison humaine. La sévérité du langage est certes tempérée par la charité, mais on sent déjà dans la prédication de Massillon, ce qui est une de ses caractéristiques, se dessiner le mouvement qui va emporter bientôt le siècle tout entier. Par ailleurs, peu de lectures sont aussi instructives que celle de l’Oraison funèbre de Louis le Grand (1715), que prononça Massillon, pour nous faire comprendre jusqu’à quel point l’esprit public a changé depuis le moment où Bossuet célébrait la gloire du roi dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse (1683).

    Bien sûr Massillon n’a pas manqué de parler de la grandeur de Louis, mais c’est surtout pour souligner que ce fut dans la guerre en mettant en évidence que ce fut « un siècle entier d’horreur et de carnage », avec des « villes désolées » ou encore « des peuples épuisés. Il souligne aussi que le progrès des lettres, des sciences et des arts, a été merveilleux pendant le règne  de Louis XIV, mais que ce progrès a aidé à la corruption des mœurs : même « l’éloquence, toujours flatteuse dans les monarchies, s’est affadie par des adulations dangereuses aux meilleurs princes ». Bref, pour Massillon, autant de « grands évènements qui nous attiraient la jalousie bien plus que l’admiration de l’Europe ! Et des évènements qui font tant de jaloux peuvent bien embellir l’histoire d’un règne, mais ils n’assurent jamais le bonheur d’un Etat ».

    Un dernier mot enfin, dans le Sermon pour le lundi de la troisième semaine de Carême : sur le Petit Nombre des Elus, Massillon, dans un morceau pathétique devenu très célèbre, met d’une certaine façon en scène le jugement dernier et fait apparaître à nos yeux Dieu, les justes et les réprouvés, ce que Voltaire regardait (Dictionnaire philosophique, article Eloquence) comme « un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les nations anciennes et modernes ». Quel plus bel hommage pour Massillon, qui  mérite amplement la place que la postérité lui a réservé dans l’histoire de notre littérature, même si elle n’est pas parmi les toutes premières.

    Michel Escatafal

  • Fontenelle : adversaire résolu de l’obscurantisme et vulgarisateur de la science

    littérature,histoireNé à Rouen en 1657, mort en 1757, Bernard Le Bovier de Fontenelle, était le fils d’un avocat et le neveu des frères Corneille. Après avoir fréquenté le collège des jésuites, il étudia le droit avant de se consacrer très jeune à la littérature. Avant de débuter sa vraie carrière, il commença par collaborer à la revue de son oncle Thomas Corneille, le Mercure galant. Ensuite il écrivit d’assez fades productions en vers et en prose, et n’en fut pas moins recherché par les sociétés les plus délicates du temps, pour l’agrément de son esprit et de sa conversation. Ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), qui mettaient, pour la première fois, les grandes découvertes astronomiques à la portée des gens du monde, parurent et paraissent encore aux meilleurs juges trop gracieux et trop plein d’affectations.

    En revanche les Eloges des Académiciens, qu’il composa plus tard comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, sont remarquables par la facilité, la précision, la sobriété délicate d’un style dans lequel la recherche ne se sent presque plus. Ils avaient aussi, aux yeux des contemporains, outre le mérite d’exposer d’une manière fort intelligible les découvertes des savants, celui de faire pénétrer l’auditeur dans les détails de leur vie en même temps que de leur œuvre.

    Dans la querelle des Anciens et des Modernes, Fontenelle fut un des chefs du parti des Modernes. Sa Digression sur les Anciens et les Modernes (en 1688) lui permit d’être élu à l’Académie Française en 1691. Dans ce débat, malgré une certaine prudence, il sut faire preuve de cet esprit sceptique et rebelle à l’autorité de la tradition, qu’il allait continuer à développer pendant le cours du dix-huitième siècle. Parmi ses ouvrages philosophiques les plus marquants, on doit citer la République des philosophes, où l’utopie côtoie la provocation  puisque l’auteur évoque une démocratie radicale, matérialiste et athée, des  gros mots à l’époque, mais sans conséquences pour Fontenelle puisque ce roman fut publié après sa mort. Auparavant il avait écrit une Histoire des Oracles (1687) qui dénonçait les impostures en matière de religion. Autant d’ouvrages qui en firent le premier des philosophes de ce que l’on a appelé le Siècle des Lumières.

    Dans les Eloges des académiciens de l’Académie royale des sciences morts depuis l’an 1699, j’ai plus particulièrement apprécié celui du maréchal de Vauban, personnage ô combien important du royaume. Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707), s’est illustré non seulement par ses grands travaux de fortifications que l’on retrouve un peu partout dans notre pays, mais aussi par ses écrits divers réunis sous le nom d’Oisivetés, ou encore par la publication d’un célèbre mémoire intitulé la Dime Royale, livre tout animé de l’amour le plus désintéressé du bien public, qui exposait le plan d’une réforme équitable des impôts, mais qui fit perdre à l’auteur les bonnes grâces du roi.

    Saint-Simon l’a appelé « le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle », et pour ma part j’ajouterais de tous les siècles après sa mort. Comme l’a dit Fontenelle, il est quand même rare de trouver une personnalité capable de secourir « de sommes assez considérables des officiers qui n’étaient pas en état de soutenir le service ; et, quand on venait à le savoir, il disait qu’il prétendait leur restituer ce qu’il recevait de trop des bienfaits du roi ». D’ailleurs, « il a eu la gloire de ne laisser en mourant qu’une fortune médiocre ». Bref pour Fontenelle, Vauban était «  un Romain qu’il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la République ».

    Dans la Préface sur l’utilité des mathématiques et de la physique et sur les travaux de l’Académie des sciences, j’ai découvert qu’à l’époque de Louis XIV on entendait par la physique, tout à la fois ce que nous appelons aujourd’hui les sciences physiques  et les sciences naturelles. Dans un autre ordre d’idées, j’ai appris que l’Observatoire, « superbe bâtiment » comme le qualifie Fontenelle, a été construit à Paris par Claude Perrault, de 1667 à 1672. De même quand Fontenelle parle de « l’habileté du géomètre », il évoque les progrès dans l’art du nivellement qui ont été dus surtout aux découvertes de l’astronome  français Jean Picard (1620-1682). Tout cela pour dire que l’œuvre de Fontenelle est d’une qualité rare, tant sur le plan scientifique que sur celui de la philosophie, où il fut un de ceux qui s’attaquèrent avec le plus de force à l’obscurantisme.

    Michel Escatafal

  • Fénelon ou la haine du despotisme sans frein

    Né au château de Fénelon le 6 août 1651, dans le Périgord, mort archevêque de Cambrai le 7 janvier 1715 ( la même année que Louis XIV), François de Salignac de la Mothe-Fénelon fut, après être sorti du séminaire de Saint-Sulpice, chargé de la direction d’une maison fondée pour recueillir les jeunes filles qui venaient d’abjurer le protestantisme, les Nouvelles Catholiques (1678-1688). C’est vers cette époque qu’il dut écrire, à la demande de la duchesse de Beauvilliers, son Traité de l’éducation des filles. En 1688, devenu précepteur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin, il composa pour lui des Fables, des Dialogues des Morts, et probablement Télémaque, qui ne fut cependant pas achevé à cette époque.

    Nommé en 1695 archevêque de Cambrai, Fénelon soutint de 1696 à 1699, contre Bossuet, une lutte ardente à propos du quiétisme (quies, repos) qui est, rappelons-le, une doctrine mystique suivant laquelle la perfection consiste moins pour l’âme chrétienne à agir qu’à s’absorber en Dieu. C’est à cette doctrine que paraissaient tendre les écrits de Madame Guyon (1648-1717) qui avait connu le succès en France auprès de quelques âmes d’élite, et dont Fénelon se constitua jusqu’à un certain point le défenseur.

    En 1699, ses doctrines furent condamnées par le pape. Dès 1697, le roi l’avait relégué dans son diocèse après la publication furtive, et faite sans l’aveu de Fénelon, de Télémaque. Avec ce livre, rempli d’enseignements politiques qui n’étaient pas de nature à plaire à Louis XIV, sa disgrâce ne pouvait que se confirmer.  Mais Fénelon n’est pas resté inactif pour autant, car dans toute cette période il a rédigé un grand nombre d’opuscules politiques et, surtout après la mort du grand dauphin (1711), se prépare pour le moment où montera sur le trône un prince façonné par ses mains, lorsque la mort du duc de Bourgogne (1712) vient ruiner toutes ses espérances, sans qu’il se désintéresse pour cela de la chose publique.

    Des dernières années de sa vie datent deux ouvrages importants, le Traité de l’existence et des attributs de Dieu, et la Lettre à l’Académie ou Lettre sur les occupations de l’Académie française, et l’on publia encore après sa mort ses Dialogues sur l’Eloquence, qu’il doit avoir écrits dans la première partie de sa carrière littéraire. Le caractère de Fénelon gardera toujours aux yeux de la postérité quelque chose d’énigmatique, qui contraste singulièrement avec la solidité et la simplicité de l’âme et des principes d’un Bossuet. Cela dit, qu’on se sente attiré vers lui par ce qu’il y eut de charmant et assurément de généreux dans son esprit, ou qu’on soit plus frappé de ce qu’il y eut souvent dans ses démarches de calculé et de peu net, on ne peut s’empêcher de lui reconnaître beaucoup d’indépendance dans le jugement.

    Dans presque toutes les questions, en critique, en histoire, en politique, il a vu plus loin et avec plus de finesse que les écrivains qui l’ont précédé. Certes les philosophes du dix-huitième siècle ont pu, en le considérant comme une sorte de précurseur, se tromper sur les vraies tendances de la politique de Fénelon, qui fut surtout préoccupé d’assurer à la noblesse, dans l’intérêt de tout le peuple, une part effective au gouvernement de l’Etat, et peut-être sur son esprit de tolérance. Il leur ressemble,  du moins par sa haine de tout despotisme sans frein et sans contrepoids, par son ardeur pour les réformes qu’il juge bienfaisantes, et l’on ne s’étonne qu’à moitié de l’espèce de popularité dont ont joui son souvenir et ses écrits aux approches et à l’époque de la Révolution.

    Parmi ses écrits j’ai tout particulièrement retenu dans le Sermon pour la fête de l’Epiphanie, le passage sur la société de la fin du dix-septième siècle, époque où on voit la haute société, que la noblesse jusque-là composait presque toute seule, se mélanger d’un grand nombre de gens de finance et de bourgeois parvenus. Ce changement dans les mœurs sociales est d’ailleurs nettement marqué par La Bruyère (des Biens de fortune) et par les auteurs comiques du temps. Fénelon et tous ceux qui, comme lui, aspiraient à voir la noblesse reprendre dans l’Etat la place qu’elle y occupait avant Richelieu et Louis XIV, devaient en souffrir particulièrement. En outre dans ce sermon on retrouve, comme chez les autres prédicateurs de l’époque, une violente diatribe contre les grands seigneurs indélicats. Fénelon rappelle « que le dernier des devoirs est celui de payer ses dettes », ajoutant que « les prédicateurs n’osent plus parler pour les pauvres, à la vue d’une foule de créanciers dont les clameurs montent jusqu’au ciel ».

    Fénelon sera presque aussi violent dans une lettre à Louis XIV, tellement dure à l’encontre du roi que certains en avaient presque contesté l’authenticité, et dans laquelle on trouve des phrases telles que celles-ci : "Vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim". Puis un peu plus loin, Fénelon n’hésite pas écrire que « la France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que des lettres d’Etat ». A ce propos, il faut noter que le mot « décret » doit être traduit comme ordonnance de saisie, et que les « Lettres d’Etat » avaient pour effet de suspendre, pendant six mois, les procédures civiles dirigées contre les personnes employées au service de l’Etat.  Cette lettre suffit à démontrer dans quel état se trouvait la France en 1695. Cela n’a pas empêché Louis XIV de se lancer deux ans plus tard dans la guerre de succession d’Espagne, qui durera jusqu’en 1713.

    Michel Escatafal