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histoire de la prose française - Page 4

  • Jean-Jacques Rousseau : une âme orgueilleuse et blessée

    littérature,histoireJean-Jacques Rousseau, né à Genève le 28 juin 1712, et mort à Ermenonville le 2 juillet 1778, connut une jeunesse errante. Il s’essaya à bien des métiers divers, ce qui représentait pour lui autant de contacts douloureux avec la société, mais ne réussit jamais à se faire connaître du public. Et c’est seulement à l’âge de trente huit ans, malgré la protection de personnages illustres ou puissants, qu’il conquit tout d’un coup la célébrité, en publiant un Discours paradoxal et brillant sur cette question proposée par l’Académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des lettres a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

    En 1755, la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes montra que Rousseau était résolu à continuer contre la civilisation la lutte qu’il avait entreprise dans son premier ouvrage. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), le traité Du Contrat social (1762), le célèbre livre Emile ou de l’Education (1762), ces ouvrages, si différents entre eux par le sujet, sont tous également fondés sur cette opposition que Rousseau ne cesse d’établir entre l’état de nature et l’état de société. 

    Le premier de ces livres renouvelle, avec une éloquence moins majestueuse et moins simple, mais plus pressante peut-être et plus variée, et où les arguments familiers et touchants ont pris la place des discussions théologiques, l’attaque passionnée que Bossuet lançait autrefois contre le théâtre. Dans le Contrat social  Rousseau essaie de retrouver la convention tacite qui, selon lui, a dû présider à la formation de la société, et de déduire de cette première conception les principes sur lesquels la société devrait logiquement être fondée. Dans l’Emile enfin, l’auteur propose un plan d’éducation suivant lequel l’élève, dont on a grand soin d’écarter toutes les idées factices que l’éducation ordinaire impose à ceux qu’elle façonne, n’est instruit que par la nature. C’est seulement par elle qu’il apprend ce qui est nécessaire, quand il n’est encore sensible qu’à la nécessité, à la contrainte matérielle, puis ce qui est utile, quand le développement de son esprit lui permet déjà de discerner son intérêt, et en dernier lieu, ce qui est bien, quand les passions sont nées chez lui ou sur le point de naître.

    Cependant Rousseau ne voit pas seulement dans la nature un guide, mais un refuge contre les amertumes de cette vie de société dont il déteste les préjugés et les conventions. Il l’aime d’un amour ardent et exclusif, et l’expression de cet amour remplit son œuvre : c’est cet amour qui lui inspire quelques-uns des plus beaux passages de son roman de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760) et les pages les plus parfaites et les plus touchantes de ces Rêveries du promeneur solidaire qui forment comme un délicieux appendice à ses trop hardies Confessions.

    Il est difficile ici de discuter les théories politiques, philosophiques, religieuses, morales et pédagogiques de Rousseau.  Mais, sans vouloir exagérer l’importance de son rôle dans l’histoire de la littérature française, nous dirons qu’il fut profondément différent des écrivains de l’école philosophique. Il rendit à notre prose l’ampleur oratoire qu’elle semblait avoir perdue, et nul ne le surpasse pour l’agilité de la dialectique et l’âpre concision du trait. Surtout il fut le premier à traduire dans un langage d’une harmonie merveilleusement appropriée, ces vagues et mélancoliques rêveries que la contemplation solitaire de la nature inspirait naturellement  à son âme orgueilleuse et blessée, et où tant d’autres, plus tard, devaient à son exemple se complaire.

    Michel Escatafal

     

  • Buffon : son génie égalait la majesté de la nature

    littérature,histoireJean-Louis Leclerc de Buffon est né le 7 septembre 1707 à Montbard (Côte d’Or) et mort à Paris le 16 avril 1788. Dés 1739, après avoir publié d’importants travaux, il entrait à l’Académie des Sciences et était nommé intendant du Jardin du roi (aujourd’hui Jardin des plantes). C’est alors qu’il conçut le plan de son Histoire naturelle, dont les trois premiers volumes consacrés à la Théorie de la terre, et les douze suivants, qui contiennent l’histoire naturelle de l’homme et des quadrupèdes vivipares, parurent de 1749 à 1767. Puis vinrent neuf volumes consacrés aux oiseaux, cinq aux minéraux et enfin sept volumes de suppléments, dont la publication ne fut achevée qu’après sa mort, et dont le cinquième, les Epoques de la nature,  peut passer pour ce que Buffon a produit de plus remarquable et pour un des grands chefs d’œuvre de notre langue.

    En disant que son génie égalait la majesté de la nature, les contemporains de Buffon semblent s’être bien rendu compte à la fois du caractère de son talent  et du but qu’il s’était proposé. Avant de prétendre louer ou blâmer l’ordre qu’il a suivi dans son étude des animaux, il faudrait d’abord s’être fait une opinion sur la question de savoir si les genres et les classes ont été créés par la nature, ou si ces divisions ne sont que l’ouvrage de notre esprit. Mais ceux mêmes qui se sont étonnés de voir qu’en dehors des discours généraux qu’elle renferme, cette grande Histoire naturelle ne se compose que d’une suite de monographies, ont justement admiré  néanmoins le sentiment profond que Buffon a toujours gardé de l’unité du plan de la nature et de la continuité de ses efforts. En outre il a voulu proportionner à l’idée qu’il s’était fait de la magnifique ampleur de son sujet, son style. Un style, dont la noblesse soutenue est le caractère, non pas exclusif, mais dominant.

    Dans les Epoques de la nature (septième et dernière époque), il y a un passage consacré aux premiers hommes où plusieurs des traits de cette peinture si vivante, si abondante, et si précise des temps préhistoriques se trouvent déjà dans l’admirable tableau que Lucrèce avait lui-même tracé dans le cinquième livre de son poème de la Nature.

    Dans l’Histoire naturelle (des Oiseaux), il y a la monographie de l’oiseau-mouche qui est vraiment admirable,  avec une précision sur leur manière d’être diabolique, ce qui m’impose d’en reprendre les premières lignes : «  De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme, et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature ; elle l’a placé  dans l’ordre des oiseaux, au dernier degré de l’échelle de grandeur, maxime miranda in minimis (c’est dans les plus petits que la nature est le plus admirable) ». Cette monographie a été dressée par l’abbé Bexon, Buffon n’ayant en fait rédigé que la rédaction définitive : « Nos jolis oiseaux-mouches vont donc commencer le sixième volume » dira Buffon dans une lettre à l’abbé du 3 août 1778. Par ailleurs, j’ai découvert en lisant ce qui est écrit sur l’oiseau-mouche que « pour le volume les petites espèces de ces oiseaux sont au-dessous de la grande mouche asile (le mot asile vient du latin asilus qui signifie taon) pour la grandeur, et du bourdon pour la grosseur ».

    Toujours dans l’Histoire naturelle (Discours sur la nature des animaux), j’ai relevé dans l’étude qui est faite sur la société chez les animaux et chez l’homme une phrase qui a d’ailleurs suscité la polémique en son temps : « Toute habitude commune, bien loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclairée, ne suppose au contraire que celui d’une aveugle imitation ».  On a dit, en effet, que cette considération de Buffon était imprudente, et qu’elle pouvait se retourner contre l’homme. Cela dit, c’est se méprendre sur la vraie pensée de Buffon, comme il le démontre dans la suite du texte, où il explique que la formation de la société chez l’homme ne vient pas d’une habitude commune, mais au contraire d’un effort de la raison individuelle.

    Et si l’on avait besoin d’une confirmation, nous la trouvons dans cette phrase sur l’homme où il dit : « Il n’est tranquille, il n’est fort, il n’est grand, il ne commande à l’univers que parce qu’il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre et s’imposer des lois ; l’homme, en un mot, n’est homme que parce qu’il a su se réunir à l’homme ». On pourrait disserter longuement sur cette admirable pensée, en faisant remarquer au passage qu’on n’a peut-être jamais rien dit de plus fort, de plus profond, de plus décisif sur le principe naturel et l’origine de la société.

    Enfin, on n’omettra pas de souligner que nous avons encore de Buffon un célèbre discours de réception à l’Académie française (1753), le Discours sur le style, et des Lettres. En outre il serait injuste de ne pas associer, pour une certaine part, à la gloire de Buffon ses principaux collaborateurs, les naturalistes Daubenton (1716-1799), Bexon (1748-1784) dont j’ai parlé précédemment, Baillon (1742-1802), et surtout Guéneau de Montbeillard (1720-1785), qui a participé principalement à l’Histoire des oiseaux, puis plus tard à l’Histoire des insectes.

    Michel Escatafal

     

  • Madame du Deffand ou l'excellence dans le genre épistolaire

    Mme du Deffand.pngNée le 25 septembre 1697 au château de Chamrond (Saône-et-Loire), morte le 23 aout 1780 à Paris, Marie de Vichy-Chamrond, devenue par son mariage (1718) marquise du Deffand, sut, même après être devenue aveugle (1753), rassembler dans son salon les personnages les plus illustres de son temps. Elle a laissé des Lettres fort nombreuses adressées à Voltaire, d’Alembert, Montesquieu, le président Hénault (1685-1770) dont elle fut la maîtresse, membre de l’Académie française qui publia un célèbre Abrégé de l’Histoire de France (1744), Horace Walpole (1717-1797), fils du ministre anglais Robert Walpole, apprécié pour sa finesse d’esprit et lui-même auteur d’une correspondance célèbre,  la duchesse du Maine, la duchesse de Choiseul et bien d’autres encore.

    A propos du reproche que lui ont fait certains de ses contempteurs, il est quand même à noter que Madame du Deffand parle trop souvent de Madame de Sévigné pour qu’on puisse croire que la préoccupation de rivaliser avec cette femme célèbre ait été tout à fait absente de son esprit. En fait, elle a certainement été, après elle, la femme de France qui a le mieux justifié l’éloge singulier que La Bruyère a donné aux femmes, d’exceller dans le genre épistolaire. Il est vrai que chez elle le récit et la discussion, les jugements et les portraits sont d’une aisance et d’une vivacité remarquables. En outre, non seulement son style  est à la fois très sobre, très pur et très pittoresque, mais rien n’est plus attachant que de suivre, à travers tant de lettres, le développement du caractère de cette pauvre femme  infirme, sans foi religieuse, et sans confiance dans les sentiments affectueux des hommes. En fait, elle dut attendre la vieillesse pour connaître les douceurs de l’amitié, ne les goûtant même pas alors sans mélange, et fut toute sa vie, et de plus en plus, en proie à l’ennui, ce mal affreux et dévorant dont elle parle elle-même si souvent et si amèrement.

    Dans les Lettres  à Walpole, il y a celle sur Montaigne avec cette phrase : « Le je et le moi  sont  à chaque ligne : mais quelles sont les connaissances qu’on peut avoir, si ce n’est pas le je et le moi ? Allez, allez mon tuteur, c’est le seul bon philosophe et le seul bon métaphysicien qu’il y ait jamais eu ». A noter que « le tuteur » est le nom que donne Madame du Deffand par plaisanterie à Horace Walpole, bien plus jeune qu’elle, comme elle appelait « grand-maman »  la  jeune duchesse de Choiseul (1736-1801). Cette dernière, pleine d’esprit, de bon sens et de bonté, fut considérée comme « un ange » par la société de son temps. Bien qu’elle fût beaucoup plus jeune qu’elle, Madame du Deffand l’appelait effectivement sa grand-maman, signe qu’elle faisait grand cas de sa sagesse. Dans une autre des Lettres à Walpole sur l’ennui, elle parle de « ma chère compagne la Sanadona ». Mademoiselle Sanadon était sa dame de compagnie, parente du savant jésuite Sanadon (1676-1733), auteur d’élégantes œuvres latines.

    Dans les Lettres à Voltaire, elle s’adresse à lui en  écrivant : « Je vous en demande très humblement pardon, mais je vous trouve un peu injuste sur Corneille ». Cette lettre datée du 18 juillet 1764 a été écrite alors que Voltaire  venait de publier ses Commentaires sur Corneille, dans lesquels, en dépit de la justesse de certaines critiques et de certains aperçus, on a pu relever un trop grand nombre d’observations minutieuses  à l’excès, mesquines et souvent injustes. Cependant Madame du Deffand n’a jamais caché avoir plus d’admiration pour Racine que pour Corneille. En effet, pour elle, « le style de Racine est enchanteur et continument admirable. Corneille en revanche n’a « que des éclairs, mais qui enlèvent et qui font que, malgré l’énormité de ses défauts, on a pour lui du respect, de la vénération ».

    Un dernier mot enfin, pour noter que  dans sa Correspondance inédite, il y a une lettre du 16 juillet 1769, adressée à Voltaire, alors à Ferney, qui confirme que Madame du Deffand conserva toute sa vie un goût très vif pour la musique de l’école française, dont les deux grands maîtres étaient Lulli et Rameau. En revanche elle avait des préventions exagérées contre les productions plus savantes de l’école italienne et aussi, quand ils commencèrent à être connus en France (1774), contre les opéras de Gluck.

    Michel Escatafal

     

  • Montesquieu n'est pas seulement l'homme d'un seul livre

    littérature; histoireNé le 18 janvier 1689 au château de la Brède, près de Bordeaux, mort le 10 février 1755 à Paris, Charles de Secondat, baron de Montesquieu, hérita dès l’âge de vingt-sept ans de la charge de président à mortier au parlement de Bordeaux. Il publia d’abord quelques opuscules de genres divers et donna en 1721 ses célèbres Lettres persanes, sorte de roman satirique par lettres, dans lequel il fait le tableau et souvent le procès non seulement des ridicules et des travers, mais des institutions et des mœurs politiques et administratives, ainsi que des croyances de son temps.

    Il y fait preuve, non peut-être de beaucoup de finesse dans la plaisanterie, mais d’un sentiment merveilleux de ce qui s’agitait encore confusément  dans l’esprit de cette société nouvelle, qui prit, pour ainsi dire, à la lecture de ce livre, conscience d’aspirations jusque-là indistinctes. Reçu à l’Académie française en 1728, il employa trois ans à parcourir l’Europe, pour achever son éducation politique, et séjourna notamment près d’un an et demi (novembre 1729-1731) en Angleterre.

    C’est à son retour qu’il prépara, puis publia (1734), ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, admirable dissertation dans laquelle il cherche à déduire de l’histoire du peuple romain quelques enseignements politiques d’un intérêt général, sorte de pierre d’attente du grand livre qui fut l’œuvre de toute sa vie et qui parut en 1748, l’Esprit des lois. A vrai dire, c’est moins un livre qu’une suite d’études de législation comparée, dont il n’a pas paru toujours facile de saisir l’unité, mais qui est dominée par une idée féconde et très claire, et inspirée partout d’un généreux sentiment de modération et, comme on a dit plus tard, de libéralisme.

    Le style de Montesquieu est d’une précision aiguisée qui le plus souvent sert admirablement la pensée, mais qui trahit à l’excès le travail et parfois la recherche. Outre ses trois grands ouvrages, Montesquieu a encore publié plusieurs opuscules, dont les plus célèbres sont le Dialogue de Sylla et d’Eucrate (écrit probablement vers 1722, publié en 1745) morceau historique qui, sous une forme un peu tendue, développe des idées intéressantes, et un assez fade poème en prose, le Temple de Gnide (1724).

    Dans l’Esprit des Lois, j’ai bien aimé le passage sur Alexandre le Grand et les réflexions de Montesquieu sur Charles XII (1682-1718), roi de Suède, ce dernier étant le type du conquérant chevaleresque et sans génie, dénué de tout sens de la réalité politique. Alexandre au contraire est le modèle du conquérant, qui apporte dans son entreprise plus de génie politique encore que de vaillance ou de courage, et dont les triomphes sont également profitables au vainqueur, au vaincu et au genre humain tout entier. Il est en somme tout le contraire de l’opinion vulgaire, qui le représente comme un conquérant uniquement soucieux d’acquérir une vaine gloire et de satisfaire un fol orgueil. Montesquieu le prouve dans ce passage en précisant qu’Alexandre « prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs ».

    En cela Montesquieu est différent de presque tous les historiens qui ont reproché à Alexandre d’avoir, après ses victoires, oublié la simplicité macédonienne pour le faste des rois de l’Asie, ce qui dans l’esprit de Montesquieu est une marque supplémentaire du génie d’Alexandre. C’est aussi très moderne comme jugement, car chaque fois que les conquérants dans la période récente ont voulu bouleverser dans le pays envahi les mœurs du pays ou leurs coutumes héréditaires ou religieuses, ils ont été confrontés à des problèmes insolubles. Les exemples soviétiques et plus encore occidentaux en Afghanistan en sont un témoignage éloquent, rappelant par là un peu de ce que Montesquieu disait des Romains qui « conquirent tout pour tout détruire ».

    Mais en dépit de son génie et de sa sagesse, Alexandre n’en était pas moins homme, donc capable de  « mauvaises actions » comme l’écrit Montesquieu, au point qu’il « brûla Persépolis et tua Clitus ». Pour mémoire Clitus, pendant l’ivresse d’un festin, fut tué par Alexandre parce qu’il avait osé élever la gloire de son père, Philippe de Macédoine, au-dessus de la sienne (328 av. J.C.).  Ce fut également après une orgie qu’il donna l’ordre de brûler Persépolis (330 av. J.C.), capitale de l’empire perse, qui heureusement ne fut détruite qu’en partie. Mais, compte tenu du fait qu’il rendit célèbre ces « mauvaises actions » par son repentir, Alexandre fut absous par Montesquieu qui, un peu plus loin, fit la comparaison avec César en écrivant : « Quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête ».

    Bien entendu on ne peut pas passer sous silence dans la lecture de l’esprit des Lois, ce qui a trait à la constitution de l’Angleterre.  D’entrée, Montesquieu annonce le chapitre relatif à cette constitution en affirmant : « Il y a une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle se fonde. S’ils sont bons, la liberté y paraîtra comme un miroir ». Et cette liberté il la définit en disant qu’elle « ne consiste point à faire ce que l’on veut », car « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ». Et il termine cette sorte de préambule en évoquant l’abus de pouvoir en affirmant : « Pour que l’on puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Et c’est d’autant plus vrai « que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites ».

    Dans ce chapitre il y a aussi un long passage sur les pouvoirs de la chambre des Lords, Cour Suprême de justice du royaume. En évoquant le droit des Communes d’accuser les ministres devant la chambre des Lords, que Montesquieu estime nécessaire parce qu’elle « n’a ni les mêmes intérêts qu’elle (la chambre des Communes), ni les mêmes passions ». Ce droit fut exercé notamment lors du procès de Strafford en 1641, lequel pendant dix-sept jours discuta seul, contre treize accusateurs qui se relevaient tour à tour, les faits qui lui étaient imputés. Certains effectivement méritaient une condamnation car le personnage, Lord d’Irlande, avait eu par le passé des attitudes tyranniques, mais d’autres furent exagérés et marqués du sceau de la haine. Cela étant, même si Montesquieu ne donne pas le résultat de ce procès, la modération des lords à son égard ne suffira pas à l’empêcher d’être décapité, le roi Charles 1er signant la sentence…au nom de la raison d’Etat.

    En résumé même si certains disent que Montesquieu fut l’homme d’un seul livre, l’Esprit des Lois, qu’il conquit la célébrité par un roman, les Lettres persanes, qui au fond est une préparation de l’Esprit des Lois, de même que Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence sont surtout un chapitre supplémentaire de son grand ouvrage, Montesquieu restera pour la postérité un de nos plus grands auteurs. On pourrait lui reprocher aussi d’avoir été d’abord aristocrate et homme du monde avant d’être un citoyen, mais cela ne l’a pas empêché d’écrire dans ses pensées cette phrase : « J’aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers ». Preuve qu’il ne se faisait guère d’illusions sur le monde qu’il fréquentait !

    Michel Escatafal

     

  • Marivaux fait de la peinture de l'amour l'objet même de la comédie

    littérature, histoire de la littératureNé à Paris le 4 février 1688, mort le 12 février 1763, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux a commencé par écrire des oeuvres fort médiocres. Ensuite il se rattrapa en  écrivant des comédies et des romans, sans oublier les recueils périodiques qu’il a rédigés. Dans ces recueils, le Spectateur français, l’Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, les Pièces détachées, comme dans ses romans, Marianne (1731-1736) et le Paysan parvenu (1735) , on trouve des peintures de mœurs et de caractères intéressantes et fortes, même si elles manquent de cette légèreté, de cette vivacité mordante et un peu âpre, qui fait le premier charme des romans de Le Sage.

    Comme auteur dramatique, Marivaux ne mérite qu’un seul reproche : ses comédies manquent de variété. Il semble qu’entre la Surprise de l’amour (1727), le Jeu de l’amour et du hasard (1730), les Fausses confidences (1736), le Legs (1736), l’Epreuve (1740), il n’y ait d’autre différence que celles des circonstances extérieures au milieu desquelles l’action se déroule, et que cette action soit toujours la même. D’ailleurs Marivaux le premier fait, non plus de l’étude des caractères généraux, mais de la peinture de l’amour, l’objet même de la comédie. Toutefois ce sentiment, toujours sérieux et profond, n’a rien ici de la violence avec laquelle il se déchaîne ordinairement dans la tragédie.

    Marivaux ne met en scène que des personnages dans l’âme desquels la passion qui doit les animer pendant tout le cours de la pièce est, dès l’exposition, déjà née où tout près de naître. Un très léger obstacle seul la contrarie et l’empêche de se déclarer : comment arrivera-t-elle à en triompher, par quels états successifs passera-t-elle pendant cette très courte crise? C’est là ce qu’étudie notre auteur, et l’on voit assez quelle prodigieuse finesse d’analyse il faut déployer dans de pareils sujets. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que personne n’ait réussi à imiter Marivaux, qui n’avait lui-même imité personne, et qu’il y ait lieu de le regarder comme le plus grand  des auteurs comiques que la France a produits, depuis la mort de Molière jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, à l’exception peut-être de Beaumarchais  qui l’a parfois égalé.

    J’avoue que c’est en lisant l’Epreuve, représentée pour la première fois le 19 novembre 1740 par les Comédiens Italiens au théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, que j’ai ressenti tout le talent de Marivaux, et plus particulièrement la scène même de l’épreuve. Pour résumer, Lucidor, jeune seigneur de Paris, aime Angélique et il est aimé d’elle. Cela se ressent, mais Lucidor n’est pas absolument sûr de l’affection d’Angélique, craignant que cette dernière ne l’aime d’abord que pour sa fortune. C’est la raison pour laquelle il a résolu de l’éprouver avant de demander sa main. Alors il essaie de se faire passer pour un autre, ce qu’Angélique devine tout de suite. Néanmoins Lucidor insiste en faisant passer son valet Frontin, habillé avec des habits de maître, comme le prétendant à la main d’Angélique.

    C’est par cette ruse qu’il éprouvera  Angélique, lui demandant après lui avoir présenté le faux prétendant : « Jetez les yeux dessus : comment le trouvez-vous ?  Angélique répliquera en repoussant le faux prétendant par cette expression : « Je n’y connais pas », manifestant ainsi son courroux contre tout le monde, à commencer par Lisette sa servante, mais aussi sa mère indignée que sa fille refuse le bon parti qu’on lui offre, et enfin contre Lucidor parce qu’il ne lui a pas fait confiance. Elle est tellement en colère qu’elle consent à épouser le personnage qu’on lui a présenté en essayant de l’aimer. Heureusement tout est bien qui finira bien, et Angélique épousera l’homme qu’elle aime, lui-même ayant pu constater que sa bien-aimée l’aimait d’un amour sincère.

    Au passage on peut admirer la simplicité et le naturel parfait des attitudes et du style dans cette scène, qui va nous amener au plus touchant et au plus imprévu coup de théâtre. Et là on retrouve l’immense talent de Marivaux qui sait produire de grands effets par des moyens très simples, ce qui est toujours le propre des écrivains de premier ordre, catégorie à laquelle Marivaux appartient.

    Michel Escatafal