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littérature; histoire

  • Montesquieu n'est pas seulement l'homme d'un seul livre

    littérature; histoireNé le 18 janvier 1689 au château de la Brède, près de Bordeaux, mort le 10 février 1755 à Paris, Charles de Secondat, baron de Montesquieu, hérita dès l’âge de vingt-sept ans de la charge de président à mortier au parlement de Bordeaux. Il publia d’abord quelques opuscules de genres divers et donna en 1721 ses célèbres Lettres persanes, sorte de roman satirique par lettres, dans lequel il fait le tableau et souvent le procès non seulement des ridicules et des travers, mais des institutions et des mœurs politiques et administratives, ainsi que des croyances de son temps.

    Il y fait preuve, non peut-être de beaucoup de finesse dans la plaisanterie, mais d’un sentiment merveilleux de ce qui s’agitait encore confusément  dans l’esprit de cette société nouvelle, qui prit, pour ainsi dire, à la lecture de ce livre, conscience d’aspirations jusque-là indistinctes. Reçu à l’Académie française en 1728, il employa trois ans à parcourir l’Europe, pour achever son éducation politique, et séjourna notamment près d’un an et demi (novembre 1729-1731) en Angleterre.

    C’est à son retour qu’il prépara, puis publia (1734), ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, admirable dissertation dans laquelle il cherche à déduire de l’histoire du peuple romain quelques enseignements politiques d’un intérêt général, sorte de pierre d’attente du grand livre qui fut l’œuvre de toute sa vie et qui parut en 1748, l’Esprit des lois. A vrai dire, c’est moins un livre qu’une suite d’études de législation comparée, dont il n’a pas paru toujours facile de saisir l’unité, mais qui est dominée par une idée féconde et très claire, et inspirée partout d’un généreux sentiment de modération et, comme on a dit plus tard, de libéralisme.

    Le style de Montesquieu est d’une précision aiguisée qui le plus souvent sert admirablement la pensée, mais qui trahit à l’excès le travail et parfois la recherche. Outre ses trois grands ouvrages, Montesquieu a encore publié plusieurs opuscules, dont les plus célèbres sont le Dialogue de Sylla et d’Eucrate (écrit probablement vers 1722, publié en 1745) morceau historique qui, sous une forme un peu tendue, développe des idées intéressantes, et un assez fade poème en prose, le Temple de Gnide (1724).

    Dans l’Esprit des Lois, j’ai bien aimé le passage sur Alexandre le Grand et les réflexions de Montesquieu sur Charles XII (1682-1718), roi de Suède, ce dernier étant le type du conquérant chevaleresque et sans génie, dénué de tout sens de la réalité politique. Alexandre au contraire est le modèle du conquérant, qui apporte dans son entreprise plus de génie politique encore que de vaillance ou de courage, et dont les triomphes sont également profitables au vainqueur, au vaincu et au genre humain tout entier. Il est en somme tout le contraire de l’opinion vulgaire, qui le représente comme un conquérant uniquement soucieux d’acquérir une vaine gloire et de satisfaire un fol orgueil. Montesquieu le prouve dans ce passage en précisant qu’Alexandre « prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs ».

    En cela Montesquieu est différent de presque tous les historiens qui ont reproché à Alexandre d’avoir, après ses victoires, oublié la simplicité macédonienne pour le faste des rois de l’Asie, ce qui dans l’esprit de Montesquieu est une marque supplémentaire du génie d’Alexandre. C’est aussi très moderne comme jugement, car chaque fois que les conquérants dans la période récente ont voulu bouleverser dans le pays envahi les mœurs du pays ou leurs coutumes héréditaires ou religieuses, ils ont été confrontés à des problèmes insolubles. Les exemples soviétiques et plus encore occidentaux en Afghanistan en sont un témoignage éloquent, rappelant par là un peu de ce que Montesquieu disait des Romains qui « conquirent tout pour tout détruire ».

    Mais en dépit de son génie et de sa sagesse, Alexandre n’en était pas moins homme, donc capable de  « mauvaises actions » comme l’écrit Montesquieu, au point qu’il « brûla Persépolis et tua Clitus ». Pour mémoire Clitus, pendant l’ivresse d’un festin, fut tué par Alexandre parce qu’il avait osé élever la gloire de son père, Philippe de Macédoine, au-dessus de la sienne (328 av. J.C.).  Ce fut également après une orgie qu’il donna l’ordre de brûler Persépolis (330 av. J.C.), capitale de l’empire perse, qui heureusement ne fut détruite qu’en partie. Mais, compte tenu du fait qu’il rendit célèbre ces « mauvaises actions » par son repentir, Alexandre fut absous par Montesquieu qui, un peu plus loin, fit la comparaison avec César en écrivant : « Quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête ».

    Bien entendu on ne peut pas passer sous silence dans la lecture de l’esprit des Lois, ce qui a trait à la constitution de l’Angleterre.  D’entrée, Montesquieu annonce le chapitre relatif à cette constitution en affirmant : « Il y a une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle se fonde. S’ils sont bons, la liberté y paraîtra comme un miroir ». Et cette liberté il la définit en disant qu’elle « ne consiste point à faire ce que l’on veut », car « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ». Et il termine cette sorte de préambule en évoquant l’abus de pouvoir en affirmant : « Pour que l’on puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Et c’est d’autant plus vrai « que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites ».

    Dans ce chapitre il y a aussi un long passage sur les pouvoirs de la chambre des Lords, Cour Suprême de justice du royaume. En évoquant le droit des Communes d’accuser les ministres devant la chambre des Lords, que Montesquieu estime nécessaire parce qu’elle « n’a ni les mêmes intérêts qu’elle (la chambre des Communes), ni les mêmes passions ». Ce droit fut exercé notamment lors du procès de Strafford en 1641, lequel pendant dix-sept jours discuta seul, contre treize accusateurs qui se relevaient tour à tour, les faits qui lui étaient imputés. Certains effectivement méritaient une condamnation car le personnage, Lord d’Irlande, avait eu par le passé des attitudes tyranniques, mais d’autres furent exagérés et marqués du sceau de la haine. Cela étant, même si Montesquieu ne donne pas le résultat de ce procès, la modération des lords à son égard ne suffira pas à l’empêcher d’être décapité, le roi Charles 1er signant la sentence…au nom de la raison d’Etat.

    En résumé même si certains disent que Montesquieu fut l’homme d’un seul livre, l’Esprit des Lois, qu’il conquit la célébrité par un roman, les Lettres persanes, qui au fond est une préparation de l’Esprit des Lois, de même que Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence sont surtout un chapitre supplémentaire de son grand ouvrage, Montesquieu restera pour la postérité un de nos plus grands auteurs. On pourrait lui reprocher aussi d’avoir été d’abord aristocrate et homme du monde avant d’être un citoyen, mais cela ne l’a pas empêché d’écrire dans ses pensées cette phrase : « J’aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers ». Preuve qu’il ne se faisait guère d’illusions sur le monde qu’il fréquentait !

    Michel Escatafal