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histoire de la prose française - Page 6

  • La Bruyère : un précurseur des Lumières et de la Révolution

    la bruyere.jpgJean de la Bruyère, né à Paris en août 1645 d’une famille bourgeoise de province, mort à Versailles en mai 1696, eut une vie très discrète sur laquelle nous n’avons que peu de renseignements. Tout au plus nous savons qu’il fit des études de droit à Orléans, et qu’il devint avocat au Parlement de Paris, sans que nous n’ayons trouvé nulle trace d’une quelconque plaidoirie. Ensuite  il entra en 1684, sur la recommandation de Bossuet, dans la maison du grand Condé comme précepteur de son petit-fils.  En 1688, il publia une médiocre traduction d’un recueil assez piquant, quoique dépourvu d’élévation morale, les Caractères du philosophe grec Théophraste (372-288 av. J.C.), le plus célèbre des disciples d’Aristote. Et cela lui donna l’idée d’écrire  une suite d’observations et de portraits originaux,  intitulés les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

    Publié sans nom d’auteur (1688), ce petit ouvrage eut un succès considérable, et La Bruyère en donna encore, jusqu’à sa mort, sept autres éditions de plus en plus augmentées. Ce succès fut dû sans doute pour une grande part à la curiosité du public, lequel s’efforçait  de remplacer par des noms réels et contemporains, les noms grecs et de fantaisie par lesquels le moraliste désigne ceux dont il dépeint le caractère, malgré ses dénégations souvent peu convaincantes. Cela dit, la postérité parlera pour le livre de La Bruyère, et y reconnaîtra, à défaut d’analyses profondes, la justesse et la finesse d’observations et de peintures qui resteront éternellement vraies. En outre, les meilleurs juges n’ont pas manqué d’admirer la variété d’un style qui abonde en mouvements dramatiques et en traits ingénieux.

    La Bruyère n’a laissé, avec les Caractères, que des Dialogues sur le quiétisme sans intérêt (qu’il n’aura pas eu le temps d’achever), et un beau Discours de réception à l’Académie française (1693) précédé d’une importante préface.  A noter qu’il n’avait pas été élu lors d’une précédente élection en 1691, victime de la guerre entre les « Anciens », dont il était proche, et les « Modernes » emmenés par Perrault, Fontenelle et Thomas Corneille. Dans cette préface, il y a un passage sur ceux qui l’accusaient d’avoir fait des portraits dans ses Caractères. Il y affirme notamment : « Je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province ».  Pour La Bruyère, il  existe donc des hommes (qu’il aurait pu peindre) dont les travers ou les vices sont si révoltants, ou si nombreux, qu’à peine le public eût-il cru à la vérité de la peinture.

    Dans les Caractères, il y a un portrait de femme que, personnellement,  je trouve remarquablement bien fait. En parlant de cette belle personne il disait : « C’est comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite ». Plus loin il ajoute : «  Elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit : vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien, et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru ». Mais qui était cette sublime personne ? C’était Catherine Turgot, qui épousa en premières noces Gilles d’Aligre, seigneur de Boislandry, conseiller au Parlement, et en secondes Monsieur de Chevilly, capitaine aux gardes.  La Bruyère fit son portrait sous le nom d’Artenice qui est l ‘anagramme de Catherine.

    Enfin, toujours dans les Caractères, la Bruyère évoque la justice sous une forme satirique que l’on retrouve chez d’autres grands écrivains de son siècle, Molière (Misanthrope, Fourberies de Scapin), La Fontaine (l’Huître et les Plaideurs), Boileau (Epître II). Il n’hésite pas non plus à aborder le problème de la torture, appelée dans son texte « la question ». Il écrit notamment à son propos : « la question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste ». Rappelons que « la question préparatoire », qu’on appliquait à l’accusé pour lui arracher l’aveu de son crime, ne fut abolie qu’en 1780, alors que « la question préalable », qu’on lui faisait subir après sa condamnation pour obtenir la révélation de ses complices, ne le fut qu’en 1789. Ce petit rappel historique n’est pas sans importance, si l’on considère La Bruyère comme un précurseur des Lumières et de la Révolution. Il fut en effet parmi les premiers à s’apitoyer sur le sort du peuple, qui s’échinait à travailler pour maintenir le niveau de vie d’une noblesse qui n’en avait que le nom, et pour laquelle il n’a jamais caché son mépris.

    Michel Escatafal

  • Madame de Maintenon : une reine secrète, mais une pédagogue admirable

    Mme de Maintenon.jpgNée  en 1635, à la prison de Niort, geôle de son père qui était le fils du poète Agrippa d’Aubigné, Françoise d’Aubigné, veuve du poète Scarron (1610-1660) qu’elle avait épousé en 1652, sut conquérir l’estime des personnages les plus distingués de son temps, et par-dessus tous les autres de Louis XIV, lequel la nomma marquise de Maintenon en 1674. Il l’épousa secrètement en 1684, un peu plus d’un an après la mort de la reine Marie-Thérèse. Cela ne lui conféra pas pour autant une influence considérable sur les affaires politiques et religieuses du royaume, contrairement à une légende tenace qui lui attribue notamment la décision ayant conduit à la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ce qui eut pour effet de provoquer un exode massif des protestants…et de leurs capitaux.

    A propos de cet épisode douloureux de notre histoire, aujourd’hui tous les historiens semblent d’accord pour minimiser le rôle de Madame de Maintenon, ne serait-ce qu’en raison de son passé calviniste. En effet, même si elle est née catholique, elle passera l’essentiel de sa prime jeunesse chez une tante huguenote qui lui fera partager sa foi jusqu’au moment où, après la mort de son père, elle sera placé chez les Ursulines qui la reconvertiront au catholicisme.  En revanche nul ne conteste son influence sur la Cour de Louis XIV, à qui elle a imposé une ère de rigueur et d’austérité qui contrastait avec le caractère volontiers volage de son auguste époux.  

    Douée d’un esprit solide, sinon très élevé, habituée à compter avec les difficultés de la vie, ne serait-ce qu’au moment de la mort de son mari où elle se retrouva sans le sou alors qu’elle n’avait que vingt-cinq ans, elle a consacré le meilleur de son temps et de ses soins à la fondation et à la direction de cette maison de Saint-Cyr, où devaient être élevées gratuitement deux cent cinquante jeunes filles nobles et pauvres. Les demoiselles de Saint-Cyr nous ont elles-mêmes conservé ses Entretiens, remplis d’utiles conseils, qui s’appuient souvent sur des souvenirs personnels. Il faut y ajouter ses Conversations et ses Proverbes, espèces de dialogues et de petits drames moraux, et ses Lettres, dont un très grand nombre sont relatives à Saint-Cyr ou à l’éducation des filles. Aucune de ces œuvres n’assure à Madame de Maintenon une place parmi nos plus grands écrivains, mais nul pédagogue ne s’est montré plus libre de tout préjugé systématique ou romanesque, nul n’ a eu plus qu’elle le sentiment de la réalité, ne s’est plus attaché à fonder toujours sur l’expérience des enseignements empreints de modération et de bons sens. Elle mourra le 15 avril 1719 dans cette maison de  Saint-Cyr qu’elle a immortalisée.

     Parmi les Lettres sur l’éducation, j’ai retenu celle écrite à Madame de Gruel, qui était Dame de Saint-Cyr, maîtresse des « rouges », c’est-à-dire des élèves âgées de moins de dix ans, où Madame Maintenon évoque la nécessité de la douceur dans l’éducation des enfants. Elle dit notamment à Madame Gruel : « Vous parlez à vos enfants avec une sécheresse, un chagrin, une brusquerie qui vous fermera tous les cœurs ; il faut qu’elles sentent que vous les aimez, que vous êtes fâchée de leurs fautes pour leur propre intérêt, et que vous êtes pleine d’espérance qu’elles se corrigeront ; il faut les prendre avec adresse, les encourager, les louer, en un mot il faut tout employer, excepté la rudesse, qui ne mène jamais personne à Dieu. Vous êtes trop d’une pièce, et vous seriez très propre à vivre avec des saints ; mais il faut savoir vous plier à toutes sortes de personnages, et surtout à celui d’une bonne mère qui a une grande famille qu’elle aime également ».

    Michel Escatafal

  • Vincent Voiture, flagorneur patenté

    voiture.jpgLa mode des  flagorneurs patentés  qui ne pensent qu’à servir le pouvoir ne date pas d’aujourd’hui. Avec Vincent Voiture (1598-1648), contemporain de Richelieu, on atteint même des sommets. Cela lui valut de faire partie de l’Académie française dès sa fondation,  et d’être l’écrivain le plus admiré et écouté de l’hôtel de Rambouillet. C’est d’ailleurs pour cela que la postérité n’a voulu retenir que quelques bribes de son œuvre, ses Lettres et ses poésies,  pourtant tellement vantées de son vivant.

    La meilleure illustration de cet éloge au pouvoir est contenue dans l’Apologie de Richelieu. Bien qu’il s’en défende, Vincent Voiture porte ses louanges à l’action du Cardinal au-delà de l’entendement. A l’écouter Richelieu ne cesse de faire des miracles. Et pour convaincre ses lecteurs, il n’hésite pas à s’inventer un correspondant adversaire de la politique de Richelieu, afin d’avoir lui-même un prétexte apparent pour mieux la défendre.  Il va même tellement loin dans la flatterie qu’il n’hésite pas à dire que deux cent ans après, tout le monde ne parlera du Cardinal « qu’en l’affectionnant ».

    Pourtant, contrairement à ce que prétend Voiture, si Richelieu vivait à notre époque il serait sévèrement jugé, car les finances de l’Etat furent dans une situation beaucoup moins prospère qu’à l’époque de Sully, au point que le peuple  accablé d’impôts et poussé par la misère se révolta dans plusieurs provinces du Royaume. Cela n’empêcha pas Voiture d’affirmer péremptoirement : « toutes les grandes choses coûtent beaucoup ».  Et il ajoutera : « quand tout ce qui doit être fait le sera, il (le Cardinal) ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse et l’abondance ».

    Ainsi après avoir loué Richelieu de ses mérites, Voiture lui octroie par avance ceux dont il ne doute pas que son héros en fasse preuve bientôt.  C’est habile,  mais la flatterie a ses limites, car cela veut dire que les vertus dont le Cardinal fera preuve à l’avenir  lui ont manqué jusque là, et qu’il serait désirable qu’il les acquît enfin.  A vouloir trop en faire ou en dire, on finit par tomber dans l’affectation et le vide. C’est dommage parce que Voiture est capable d’idées intéressantes et de sentiments sincères.

    M.E.

  • Madame de Sévigné, un des écrivains français les plus originaux

    mme de sévigné.jpgNée en 1626, morte en 1696, orpheline dès son plus jeune âge, veuve à vingt-cinq ans, après seulement sept années de mariage, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, qui avait reçu elle-même par les soins de son oncle, Monsieur de Coulanges, les leçons des maîtres les plus illustres, se consacra toute entière à l’éducation de ses enfants, Charles et Françoise-Marguerite.  C’est surtout de cette dernière, qui devint en 1669 Madame de Grignan, qu’elle s’occupa plus particulièrement. Les lettres qu’elle écrivit à cette fille chérie, après son mariage et son départ pour le gouvernement de Provence, dont son mari était lieutenant général, forment la plus grande partie de cette correspondance célèbre.

    Quelques unes étaient déjà connues dans la société polie, et avaient  acquis une renommée du vivant de Madame de Sévigné, en précisant toutefois que la plupart n’ont été écrites que pour l’intimité. La variété du ton aussi bien que des sujets n’est d’ailleurs pas le moindre mérite de ces lettres. Celles-ci en effet nous racontent  les plus grands et les plus menus faits qu’elle ait  vus s’accomplir sous ses yeux ou dont elle a entendu parler.  Madame de Sévigné se peint surtout elle-même, avec ses vertus et ses faiblesses, ses hautes qualités et ses petits travers, prenant place ainsi, sans l’avoir cherché, parmi les écrivains français les plus originaux, parmi ceux qu’on égale peut-être mais qu’on n’imite et qu’on ne surpasse pas.

    En lisant ou relisant ces lettres, on en apprend évidemment beaucoup sur la grande et la petite histoire de France, sur le rôle de la religion à cette époque, et aussi sur la manière aussi dont on opérait à l’époque pour obtenir certaines faveurs, sans parler de l’incompréhension qu’ont parfois les parents vis-à-vis de leurs enfants, autant de choses qui finalement n’ont pas tellement changé depuis ce temps, sauf peut-être en ce qui concerne la religion. Parmi ces lettres j’en ai retenu quelques unes qui expriment tous ces sentiments à la fois.

    La première est une lettre écrite le jeudi 28 décembre 1673 à Madame de Grignan, et intitulée Déception. Elle a été écrite parce qu’un différend s’était élevé entre Monsieur de Grignan, gendre de Madame de Sévigné, et l’évêque de Marseille Forbin-Janson. Madame de Sévigné avait exprimé le désir que sa fille et son gendre viennent eux-mêmes à la cour pour plaider leur cause. Madame de Grignan s’y était refusé pour diverses raisons. C’est sur ce refus que la lettre de Madame de Sévigné, qui s’était réjouie d’avance à la pensée de voir de nouveau sa fille auprès d’elle, est écrite.

    Et au vu de cette lettre, elle ne lésina pas sur les moyens pour obtenir que son gendre, accompagné de sa femme, demande et prenne un congé, faisant intervenir un gentilhomme provençal, Monsieur du Janet, lequel s’adressa au ministre des Affaires étrangères, Arnaud de Pompone, lui-même ami de Madame de Sévigné. Cela étant, malgré ces interventions, malgré aussi les suppliques personnelles de la mère à sa fille, celle-ci ne céda point, allant jusqu’à invoquer des raisons financières pour mieux expliquer ce refus. Voyant  que ses efforts étaient inutiles, Madame de Sévigné se résigna prenant « cette douleur, qui n’est pas médiocre, comme une pénitence de Dieu ».

    Une autre lettre célèbre a été écrite aux Rochers, le mercredi 16 novembre 1689, concernant les lectures de Pauline de Grignan, petite fille de Madame de Sévigné (1674-1757), qui écrivit comme sa célèbre grand-mère quelques lettres assez agréables. En outre elle prit une grande part à la publication de celles de son illustre aïeule en 1726. Madame de Sévigné fut toujours remplie d’une grande tendresse pour cette jeune personne charmante, louée pour son caractère et son esprit, dont elle prit grand soin de diriger à distance son éduction et ses lectures.

    On retrouve d’ailleurs dans le recueil des lettres de Madame de Sévigné, nombre de pages parmi les plus délicieuses que la grand-mère ait consacrées à sa petite-fille. En tout cas elle a fait d’elle une dévoreuse de livres, en lui recommandant toutefois  de ne pas laisser tourner son esprit « du côté des choses frivoles ».  Au passage elle en profite pour lui recommander l’Histoire de l’Eglise de Monsieur Godeau, ce dernier ayant été l’un des écrivains qui fréquentèrent assidûment l’hôtel de Rambouillet, membre de l’Académie française dès sa fondation, évêque de Grasse, puis de Vence, auteur de Poésies sacrées et profanes, et de plusieurs ouvrages de piété.

    Enfin, vers la fin de sa vie, elle écrira quelques lettres où elle évoquera la mort et la manière de s’y préparer. Parmi celles-ci il y en a une, très émouvante, envoyé à Monsieur de Coulanges (1633-1716), son cousin germain, au moment de la mort subite de Louvois (16 juillet 1691), « ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses » ! Elle profite de l’occasion pour réaffirmer avec force une foi très vive, demandant aux hommes de lire Saint-Augustin dans la Vérité de la Religion, traduction du  De Vera Religione, ouvrage dirigé notamment contre les philosophes et les hérétiques, mais aussi le théologien protestant Jacques Abbadie (1657-1727), plus particulièrement le livre La vérité de la religion chrétienne écrit en 1684 (un an avant la révocation de l’Edit de Nantes), ce qui paraît plus surprenant. Cela dit, la marquise de Sévigné avait une personnalité assez affirmée pour ne pas hésiter à montrer son enthousiasme pour les lectures qu’elle appréciait. En cela elle ne faisait que confirmer le courage qu’elle mettait à rester fidèle à ses amis, fussent-ils en disgrâce, comme par exemple le surintendant Fouquet.

    Michel Escatafal

  • Pascal : un génie des mathématiques et de la littérature

    pascal.jpgNé en 1623 à Clermont-Ferrand, la courte vie de Pascal s’étale sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, ce que l’on semble oublier souvent quand on parle des grands écrivains du dix-septième siècle. Blaise Pascal donna dès l’enfance la marque d’une intelligence qui tenait du prodige et d’une aptitude exceptionnelle aux mathématiques.  Ses premiers travaux lui acquirent en effet parmi les géomètres et les physiciens une grande et légitime réputation. Mais la ferveur de sa foi l’entraînait vers d’autres horizons et ne lui permit pas d'aller plus loin dans ses recherches, ce qui explique qu'il ait pu présenter la terre comme immobile, tandis que le soleil marcherait (Les Pensées), système que Galilée avait déjà victorieusement combattu.

    Séduit par les prédications jansénistes, accablé aussi par les infirmités et les souffrances continuelles d’un corps malade, sous l’influence desquelles sa piété s’exaltait encore, poussé par sa sœur Jacqueline (1625-1661), religieuse à Port-Royal sous le nom de sœur Sainte-Euphémie,  à la foi janséniste inflexible et profonde, Pascal entra de plus en plus, après un retour vers le monde qui fut de courte durée (1652-1654), dans la société des Messieurs de Port-Royal. Il devint ainsi lors de la fameuse querelle sur la grâce et les doctrines de Jansénius, leur plus ardent et leur plus brillant défenseur.

    L’apparition des dix-huit Lettres provinciales qu’il écrivit marque une date importante dans l’histoire de notre langue et de notre littérature : après la publication de cet immortel pamphlet  (1656-1657), la prose française n’a plus de progrès à faire. Pascal mourut en 1662, à trente neuf ans, sans avoir pu achever le grand ouvrage qu’il méditait, Apologie de la religion chrétienne.  Les Messieurs de Port-Royal publièrent du moins, sous le nom de Pensées, les fragments qu’il en avait déjà jetés sur le papier, en faisant entrer dans ce recueil des notes et des réflexions diverses que l’on trouva également chez lui.

    Mais ils crurent devoir apporter au texte des corrections que la sagacité de Victor Cousin a permis de contester (Des Pensées de Pascal, rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition de cet ouvrage en 1843), en remettant en lumière les feuillets manuscrits des Pensées. Tel qu’il nous a été rendu, dans sa primitive intégrité, avec des tours souvent incorrects  et des expressions parfois forcées, ce livre, où nous retrouvons en effet les Pensées de Pascal sous la forme même où elles ont, pour ainsi dire, jailli de son cerveau, est un des ouvrages les plus étonnants de notre littérature, celui dans lequel le lecteur peut le plus aisément, suivant la distinction de Pascal même, retrouver, non l’auteur, mais l’homme.

    Au reste le plan même que Pascal se proposait de suivre dans son livre décèle une originalité profonde. Laissant tout à fait de côté les arguments par lesquels les philosophes démontrent ordinairement l’existence de Dieu, Pascal réserve encore pour la seconde partie de l’Apologie les preuves de la vérité de la religion chrétienne. Ces preuves, en effet, ne pourront faire d’impression sur ceux qu’il veut convertir, s’il n’accommode pas sa méthode de démonstration à l’esprit et aux sentiments qui habitent ceux qui ne croient ni au ciel, ni au Christ. Aussi n’est-ce qu’après les avoir amenés, par l’argumentation la plus pressante et la plus passionnée, à désirer d'eux-mêmes de connaître enfin le mystère de leur propre nature, mystère inexplicable aux philosophies et aux fausses religions, et dont l’Ecriture au contraire semble nous livrer la clé, qu’il pourra leur démontrer, par l’étude de l’Ancien et du Nouveau Testament, la vérité de la religion chrétienne.

    Certes Pascal aurait pu changer quelque chose aux détails de ce plan, que son neveu Etienne Perier (premier des cinq enfants du couple que forma Gilberte Pascal, soeur de Blaise et Jacqueline, avec son cousin Florin Perier) nous a fait connaître.  Mais il n’en faut pas moins voir là l’exacte indication de son dessein, et l’on risquerait fort, si l’on n’y songeait, de se méprendre sur le sens et la portée de quelques uns des plus célèbres fragments des Pensées : on ne verrait dans Pascal qu’un moraliste plus profond, mais du même genre que La Rochefoucauld et La Bruyère. Or, quoi que La Bruyère lui-même en ait pensé, notamment dans son Discours sur Théophraste, il n’y a vraiment pas lieu de  comparer Pascal avec ces fins observateurs de la nature humaine, dont l’entreprise a été si différente de la sienne.

    Un dernier mot enfin, Pascal a beaucoup médité sur Montaigne. On le remarque surtout dans les Pensées, ce qui m’a permis de faire le rapprochement avec ce qu’a écrit Montaigne dans son Institution des enfants, mais aussi dans son Apologie de Raymond de Sebonde (Essais), ou encore dans la formule très connue qui dans les Pensées a pris cette forme  : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », ce que Montaigne avait écrit ainsi dans le dernier chapitre des Essais : « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme, c’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ». Quand deux génies écrivent la même chose…

    Michel Escatafal