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Littérature et histoire - Page 21

  • Salluste l’écrivain

    Ceux qui évoquent l’autorité historique de Salluste ont parfois fait suspecter les témoignages de Salluste, parce qu’il prit une part active aux luttes politique de son temps, et parce son immoralité était trop peu douteuse.  De fait on n’a voulu voir dans son œuvre que des pamphlets contre l’aristocratie, ce qui est profondément injuste, en oubliant que s’il s’est effectivement attaqué à de grands personnages comme Cicéron, il avait quand même une haute idée  de l’histoire comme il le confirme dans cette phrase : « Parmi les occupations qui sont du ressort de l’esprit, il n’en est guère de plus importante que l’art de retracer les évènements passés ». En outre il faut noter qu’il ne composa ses divers ouvrages qu’aux heures où il vécut dans la retraite, loin des luttes du pouvoir, ce qu’il transcrit dans le Catilina en disant : « Je conçus d’écrire l’histoire du peuple romain, et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance, j’avais l’esprit entièrement détaché  des factions qui divisaient le République ». Pourquoi douter de la sincérité de ces paroles, d’autant qu’on ne peut guère lui contester l’exactitude matérielle sur laquelle il était assez pointilleux ?

    En tout cas, pour son Jugurtha, il avait pris la peine de s’entourer de tous les documents dont il pouvait disposer, à commencer par les mémoires de Sylla (138-78 av. J.C.), de Sacaurus (163-88 av. J.C.), de Rutilius Rufus (158-78 av. J.C.), mais aussi l’histoire de Sisenna (mort en Crète en 67 av. J.C.), et les manuscrits puniques trouvés dans la bibliothèque d’Hiempsal II (roi de Numidie et quasi contemporain de Salluste).  Bien sûr, même en s’efforçant d’être impartial, il est compréhensible que Salluste ne fût pas toujours juste, d’autant que sa vie n’ayant pas été exemplaire, sa vieillesse fut pleine d’amertume, et cela ressortait dans ses ouvrages au point que certains y ont trouvé une bonne dose de misanthropie. D’ailleurs lui-même n’était pas dupe, puisque dans le préambule de Jugurtha il écrit : « Dans mon allure trop franche, je me laisse emporter  un peu loin par l’humeur et le chagrin que me donnent les mœurs de mon temps ». De vrais paroles de repenti !

    Il n’empêche, le mérite de Salluste comme écrivain est au-dessus de toute discussion, ne serait-ce que par son désir de faire de l’histoire une œuvre d’art, et non un simple répertoire des évènements passés. En plus, par rapport à quelqu’un comme Caton, il ne se contentait pas de vouloir être utile à ses concitoyens, mais voulait faire avant tout un travail de qualité, ce qui lui fit dire : « Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner ». Et le fait est qu’il disait bien ! Cette préoccupation se retrouve dans le choix de ses sujets, puisqu’il se contenta d’embrasser quelques uns des plus brillants épisodes de l’histoire romaine, ce qui lui permettait aussi d’en resserrer l’intérêt et de mettre en plus vive lumière les évènements et les hommes qu’il avait choisis.

    Ses préambules sont tous intéressants, et sans doute le furent-ils encore plus pour les Romains que pour nous, car certaines idées aujourd’hui banales avaient pour ses compatriotes l’attrait de la nouveauté. Tous les portraits que Salluste a tracés sont d’une justesse remarquable, se contentant de décrire « l’âme incorruptible, éternelle, souveraine du genre humain ». Quand il écrit des harangues son but est de dessiner nettement la situation et les acteurs. Contrairement à Tite-Live qui se complaisait à développer des idées générales avec toutes les ressources de la rhétorique, Salluste veut tout simplement éveiller l’intérêt du lecteur. Ses héros s’y peignent par leurs paroles, après les avoir peints par leurs actes.

    Son style est très caractéristique. Plus qu’aucun autre prosateur romain, Salluste a apporté dans son travail un soin infini, et ce que nous appellerions de nos jours du professionnalisme. Pour exprimer la politique très complexe de son temps, pour rendre les nuances déliées qu’il savait saisir dans les caractères, il lui fallait assouplir et enrichir la langue latine qui, jusqu’alors, n’avait pas servi à des observations aussi délicates. Sans faire des mots nouveaux, mais en transposant habilement les termes usuels à l’aide de métaphores exactes et énergiques, Salluste arrive à exprimer sa pensée toute entière. Ses analyses ont vraiment l’éclat d’un tableau : « Les patriciens altiers, la tête haute, défilent faisant sous les yeux du peuple étalage de leur dignité…Catilina a le pied sur la tête de l’Italie ; il la tient à la gorge…la cupidité, comme imprégnée d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile ». Cela me fait penser à certaines tirades de Racine, ce qui est logique compte tenu du goût de ce dernier pour l’histoire, et de l’art avec lequel il enrichissait ses tragédies de tout ce que les anciens pouvaient lui apporter.

    Pour frapper davantage l’esprit du lecteur Salluste s’étudie à concentrer sa pensée, à lui donner la forme la plus rapide et la plus brève. Contrairement aux habitudes de la langue latine, volontiers périodique, Salluste affectionne et même affecte parfois des phrases courtes, hachées, qui donnent à la pensée l’allure d’une sentence. Cette concision de Salluste est la qualité qui a le plus frappé tous les lecteurs. Il lui arrive aussi parfois d’être coupable de négligences, mais celles-ci sont généralement voulues, l’artiste craignant que son œuvre si élaborée ne paraisse laborieuse. Cela dit chacun reconnaît en Salluste « une manière », sa réelle originalité ne l’ayant pas préservé de la singularité. En fait Salluste a surtout écrit pour faire valoir son esprit, et son art pèche parce qu’il se laisse trop voir. Son oeuvre est plus intéressante qu’émouvante. Il lui manque les généreuses inspirations de l’amour de la patrie et de l’humanité, et sa lecture laisse une impression de dureté et de sècheresse. Salluste en somme n’a pas eu l’âme de l’historien mais le premier il en a eu le talent, et par là, il justifie l’éloge de ceux qui l’ont appelé « le fondateur de l’histoire romaine ».

    Michel Escatafal

  • Salluste (86 – 34 av. J.C.), un historien qui a participé à l'histoire

    salluste.jpgC’est dans le pays des antiques vertus, la Sabine (au nord-est de Rome) , que naquit Salluste, mais l’air natal n’eut guère d’influence sur sa conduite. Peut-être quitta-t-il trop tôt Amiterne, son lieu de naissance, pour aller à Rome, ville de tous les excès à son époque. Appartenant à une famille obscure jusqu’à lui,  mais riche certainement, il avait à peine achevé son éducation littéraire qu’il se jeta dans la vie politique et débuta au barreau. Nous étions à l’heure où la conspiration de Catilina (63 av. J.C.) se préparait. Et Salluste avait assez peu de scrupules pour vouloir y jouer un rôle, même si son autorité était encore insuffisante pour y tenir une place importante. Toutefois son orgueil, et plus encore son ambition, l’empêchèrent à ce moment de se compromettre. Cependant il avait assez vu les hommes et assez vécu de la vie politique pour que sa curiosité fût attisée. S’étant mis à l’écart pour un moment, il résolut alors de se donner à l’histoire, et pria son maître l’Athénien  Ateius Praetextatus (vers 100- vers 30 av. J.C.) de faire pour lui un sommaire de l’histoire romaine, où il se réserverait de choisir l’époque la plus capable de l’intéresser.

    Cette retraite ne dura guère, car le parti populaire venait de remporter un triomphe en exilant Cicéron. Clodius est alors tout puissant, et Salluste étant ami avec lui, ce dernier arrive d’abord à la questure, puis au tribunat. Sur le plan politique, les partis ne cherchent même plus à se disputer le pouvoir, mais essaient de se l’arracher. Ainsi la faction des nobles décida de se débarrasser de Clodius (92 – 52 av. J.C.) en le faisant assassiner par Milon, épisode bien connu de l’histoire de Rome. Salluste pour sa part se mit à la tête de la populace qui réclamait vengeance pour le meurtre de son chef, et c’est lui qui guida « les furieux » qui incendièrent deux temples pour en faire un bûcher à Clodius. Malgré ces violences du parti démocratique, ou à cause d’elles, l’aristocratie prit le dessus et Salluste allait en subir les conséquences.

    La vie privée de Salluste fut loin d’être exempte de reproches, notamment en raison des dettes considérables qu’il fit un peu partout, ce qui le contraignit à vendre la maison de son père, lequel en mourut de chagrin. Ce fut là un prétexte idéal pour l’accabler, et le censeur Appius Claudius le raya de la liste sénatoriale et lui infligea la note d’infamie. On ne plaisantait pas à l’époque ! Reste une question qui n’a jamais eu vraiment de réponse : Salluste profita-t-il de ses loisirs forcés pour écrire sa Conspiration de Catilina ?  C’est très peu vraisemblable, dans la mesure où cet ouvrage est généralement daté de 42 avant  J. C. En outre Salluste, en fin observateur de la vie politique, savait tout le parti qu’il pouvait tirer de ses relations avec César, et se mêlait trop aux intrigues du futur dictateur pour pouvoir se livrer à cette étude.

    En tout cas, dès que César eut franchi le Rubicon (11 janvier 49 av. J.C.), Salluste se tint prêt à se faire payer ses services. César lui rendit ainsi son titre de questeur, et lorsqu’il décida d’écraser en Afrique les restes du parti pompéien, il confia à Salluste le commandement de la dixième légion. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu, car les soldats lassés de guerroyer se mutinèrent et refusèrent de s’embarquer, contraignant leur nouveau chef à s’enfuir. Ils revinrent en désordre à Rome, où César d’un mot méprisant (il les traita de bourgeois) les fit rentrer dans le devoir.  Mais ce ne fut qu’un contretemps pour Salluste qui, par ailleurs, n’avait pas ménagé ses efforts pour faire rentrer  les insurgés dans le rang. Il passa donc finalement en Afrique avec César, se rendit utile en ravitaillant l’armée par un habile coup de main sur l’île de Cercina (aujourd’hui îles Kerkennah), et après la victoire définitive, obtint le proconsulat de la riche province de Numidie où, non content de vivre dans un luxe ostentatoire, il récupéra d’immenses richesses, dépouilles de ses administrés.

    Quand Salluste revint à Rome ces richesses firent scandale, malgré l’appui de César. On le dénonça comme le nouveau Verrès, ancien gouverneur de Sicile contre qui Cicéron remporta un procès pour avoir pillé la province (70 av. J.C.), fut accusé de concussion et ne fut sauvé d’une condamnation que grâce à l’influence du tout-puissant dictateur. Cependant il eut l’intelligence de comprendre qu’il n’était pas acquitté par l’opinion publique, et il rentra définitivement dans la vie privée, exemple qui devrait être suivi beaucoup plus souvent.

    A partir de ce moment  et jusqu’à sa mort, Salluste se consacra à ses travaux historiques dans la somptueuse villa entourée de jardins qu’il s’était fait construire sur le Mont Quirinal, laquelle renfermait un nombre considérable de chefs d’œuvre de l’art antique. Sa première composition historique fut la célèbre Conjuration de Catilina.   Il commença sans doute l’Histoire de la guerre de Jugurtha pendant son gouvernement de Numidie, mais il ne fait aucun doute qu’il l’acheva dans les dernières années de son existence. A cette même époque il écrivit une Histoire romaine, dont il ne nous reste que des fragments, et qui comprenait  le récit des évènements écoulés depuis la mort de Sylla (138-78 av. J.C.) jusqu’aux débuts de Catilina comme propréteur en Afrique (66 av. J.C.). Cela explique pourquoi  l’œuvre de Salluste forme une sorte d’histoire contemporaine, d’autant qu’on lui a attribué en outre deux lettres à César, dans lesquelles est tracé un programme de la dictature, mais aussi une Invective contre Cicéron, morceau déclamatoire de qualité, mais dont on est certain qu’elle n’est pas de lui. On ne prête qu’aux riches !

    Michel Escatafal

  • Cornélius Népos : un homme distingué mais sans génie

    cornélius népos.jpgCornélius  Népos est né en 100 avant J.C., sans doute à Hostilie, petite ville voisine de Vérone. Sa famille était tout pour le moins de condition moyenne, car on le voit lié à Rome avec les hommes les plus remarquables de son temps. Catulle (87-54 av. J.C.) lui dédie son recueil de poésies, Hortensius (114-50 av. J.C.) est son ami, Atticus (109-32 av. J.C.) l’admet dans son intimité, et Cicéron (106-43 av. J.C.) entretient avec lui une correspondance assez régulière. Cela étant on ne sait pratiquement rien de lui, parce qu’il se tint  comme Lucrèce, Catulle et Atticus, à l’écart de la vie publique, ses travaux littéraires suffisant largement à son activité. Il mourut probablement vers l’an 30.

    Il a donc beaucoup écrit, notamment trois livres de Chroniques, un traité sur la Différence du Lettré et de l’Erudit, un recueil d’Exemples, une Biographie de Caton, enfin ses Vies des hommes illustres. De tout cela il n’est resté qu’une partie de ce dernier ouvrage, les Vies des grands capitaines, qui sont de rapides notices sur les plus célèbres généraux de la Grèce, par exemple Miltiade, Thémistocle et Alcibiade, sur le Persan Datame, les Carthaginois Hamilcar et Hannibal. Il faut y joindre quelques pages sur les rois de Sparte et Macédoine, sur Caton le Censeur, enfin une biographie d’Atticus, plus étendue et plus intéressante.

    Cornélius Népos ne peut être considéré à proprement parler comme un historien. Il n’en a d’ailleurs jamais eu la prétention, car s’il avait du bon sens il manquait de génie. De plus ses sources étaient loin d’être fiables, ou plutôt il ne savait pas les choisir. Pour parler de la Grèce, au lieu de tirer profit d’Hérodote et de Thucydide qu’il connaît bien, il préfère puiser ses sources auprès d’auteurs de second ordre comme Ephore, Théopompe ou encore Timée. Pas étonnant dans ces conditions que l’on ait relevé à maintes reprises des erreurs de fait, ou encore des exagérations, voire même des confusions. Enfin, les grands personnages qu’il nous présente, notamment ceux des nations étrangères sont largement romanisés.

    Autant que la science, l’imagination lui fait défaut. Cornélius Népos ne sait pas faire revivre les héros dont il parle. Il catalogue les évènements auxquels ils ont pris part, mais à aucun d’eux il n’a donné une physionomie animée et distincte. On a même l’impression que tous sont loués de la même manière. Les réflexions que l’auteur mêle à ces monotones notices sont judicieuses, mais sans réelle portée. Mais alors, comment Cornélius Népos a-t-il pu être loué et cité par les écrivains anciens ? En fait, malgré toutes ses imperfections, ses compatriotes ont surtout voulu lui témoigner reconnaissance d’avoir essayé de répandre à Rome le goût de l’histoire.

    Plus encore ils lui ont su gré de ne point écrire pour les lettrés, mais pour tout le monde, d’être ce que nous appellerions de nos jours un vulgarisateur. Et sur ce plan il y a fort bien réussi, par la simplicité et la clarté qu’il a données à ses textes. Son style sain ne pouvait que plaire au grand public de son temps, ce qui lui a permis de figurer en bonne place parmi les écrivains de son époque. Il le méritait d’autant plus que, malgré ses lacunes, on ne pouvait pas lui reprocher un excès de mauvaise foi quand il évoquait ses personnages, y compris les pires ennemis de Rome.  Certes il ne cessait d’affirmer que « le peuple romain ait été le plus courageux de l’univers », mais c’était aussitôt pour ajouter qu’on ne saurait nier « qu’Annibal ait été le plus grand capitaine qui ait existé, aussi supérieur aux autres généraux que Rome l’a été aux autres nations ». C’est quand même un bel hommage rendu à un homme qui « conserva jusqu’au dernier soupir cette haine que son père avait juré aux Romains, et qu’il reçut de lui comme un héritage ».

    Michel Escatafal

  • Jules César : un des rares grands écrivains qui ne soit pas homme de lettres

    De ses nombreuses œuvres il ne nous reste de César que ses Commentaires sur la guerre des Gaules et sur la guerre civile, que tous ceux qui ont fait du latin pendant quelques années ont étudiés. La guerre des Gaules est racontée en sept livres. Le premier livre contient les campagnes de César contre les Helvètes et les Germains d’Arioviste, qui menaçaient de s’établir en Gaule et, partant, aux portes de l’Italie. Aux deuxième et troisième livres nous assistons aux luttes du général et des ses lieutenants : au Nord-Est contre les Belges, à l’Ouest en Armorique et en Normandie, au Sud-Ouest en Aquitaine. Pour briser tout lien entre les Gaulois et les barbares du dehors, César va frapper de grands coups en Grande-Bretagne et au-delà du Rhin (quatrième livre). Cependant les Gaulois ont compris que les Romains sont venus chez eux, non pour les défendre, mais en conquérants.

    Du coup Ambiorix et Indutiomar chefs respectivement des Eburons et des Trévires, songent à organiser une révolte d’ensemble et font courir les plus grands dangers à l’armée romaine (cinquième et sixième livres). Bientôt même une ligue nationale s’est formée, et toute la Gaule se lève à l’appel de Vercingétorix. La victoire hésite un instant, et César est obligé de lever le siège de Gergovie. Cela étant Vercingétorix est contraint de s’enfermer dans Alésia, et finit par succomber malgré l’énergie désespérée qu’il met à sa résistance (septième livre). Un huitième livre composé par Hirtius, lieutenant de César, achève le récit de la soumission des Gaules (prise d’Uxellodunum en 51 av. J.C.) et retrace l’accueil triomphal de César à son retour en Italie. Les Commentaires sur la guerre civile ne se composent que de trois livres et comprennent les évènements du début de la guerre en Espagne (livre1), en Afrique(livre 2), jusqu’à Pharsale et au commencement de la guerre d’Alexandrie.

    Si l’on étudie de près les œuvres historiques de César, les Commentaires devraient plutôt s’appeler les Mémoires. En effet, comme nous l’avait appris notre professeur de latin, le mot Commentaires que nous avons francisé et que nous employons généralement pour étudier l’œuvre de César et le titre qu’il lui donna, signifie Mémoires. Si j’apporte cette précision c’est avant tout pour rappeler que ces écrits, composés au lendemain des luttes qu’ils racontent, sont destinés avant tout à la gloire personnelle de César, loin donc de l’impartialité que l’on attend d’un historien quand il traite d’un passé déjà lointain.

    Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille pas prendre en compte ce qu’il raconte, mais même s’il ne se laisse pas aller à la vanterie, même s’il ne se met pas en scène constamment, son texte fait sentir partout sa présence. Il sait aussi admirablement présenter les faits de façon à susciter l’approbation du lecteur.  En revanche, même s’il parle sans haine de ses ennemis, il ne manque pas de souligner leurs défauts. Pour lui Vercingétorix et Arioviste sont d’abord des barbares courageux et violents, oubliant l’héroïsme du héros malheureux d’Alésia ou l’habileté du chef germanique. Toutefois si l’impartialité lui fait défaut, il faut en revanche souligner l’exactitude matérielle des faits rapportés, au point que l’archéologie et la science militaire peuvent prendre son livre pour guide.

    En fait César est tout simplement un grand écrivain. Par la grandeur des évènements qu’ils retracent, par le génie de leur auteur, les Commentaires sont une authentique et importante composition historique, même s’ils n’en ont point la forme. Certains disent qu’il a écrit comme il a fait la guerre, en allant droit au but. N’oublions pas que César était d’abord un général et un homme d’Etat, et en aucun cas un peintre ou un moraliste. Chez lui, point de préambule où il explique ses intentions ou ses goûts, pas de portraits longuement étudiés qui nous font rentrer dans l’âme des acteurs de l’histoire, ce qui nous permet d'être tout de suite dans le vif du sujet. 

    La Guerre des Gaules s’ouvre par une description purement topographique du pays, et si au sixième livre il écrit une vingtaine de chapitres sur les mœurs des Gaulois et des Germains, il ne donne point d’autres détails sur ces peuples que ceux qu’il lui importait de savoir avant sa guerre de conquête. Il voit les faits, l’état des institutions, ce qui nous permet de discerner un commencement d’organisation féodale en Gaule. « Non seulement toutes les cités, mais aussi tous les bourgs et toutes les parties de bourg, et même toutes les familles renferment des factions…Ces factions ont pour chefs ceux qui passent, dans l’opinion du pays, pour avoir le plus d’autorité ; c’est à leurs décisions qu’on s’en réfère pour les délibérations et les questions générales. Le but de cette institution, qui est fort ancienne, paraît être d’assurer une protection à tout homme du peuple contre les puissants ». Au passage on peut mesurer la finesse de l’observation !

    Mais de ces faits, il ne tire aucune réflexion sur la destinée ou l’avenir de la nation gauloise. Il se contentera simplement de profiter des divisions amenées par ce morcellement du pouvoir. César sera tout aussi sobre dans la Guerre civile qui, par son sujet même, semblait appeler des considérations politiques. En outre, dans les quelques discours que l’on rencontre dans les Commentaires aucun n’a l’ampleur que ces morceaux prennent d’habitude chez les historiens anciens. En fait ce sont des résumés où ne trouve place que ce qui intéresse directement la situation présente, ou encore ce qui pouvait toucher et convaincre les hommes auxquels il s’adresse. Point de rhétorique, que de l’action ! Et ces actions, aux yeux de César, n’avaient besoin d’aucun ornement. Il est vrai que la matière de l’ouvrage était assez large pour qu’il fût assuré d’obtenir toujours l’intérêt, sans avoir besoin de le solliciter.

    Le style est tout aussi sobre avec essentiellement des phrases courtes. Cicéron est sans doute celui qui l’a le mieux caractérisé quand il en a loué la nudité, la pureté, la beauté sans parure, quand il a dit  à propos des Commentaires « qu’ils sont comme de belles peintures placées dans un beau jour ».  L’expression qu’il cherche et qu’il trouve est toujours la plus propre, la plus simple, et la plus usitée. Dans son traité de l’Analogie, il recommandait particulièrement  « d’éviter, comme un écueil, les expressions nouvelles et insolites ». Enfin, malgré toute sa culture, il ne s’interdisait point les négligences ou les répétitions, pensant que cela pouvait rendre ses textes encore plus captivants. En tout cas, même s’il leur manquait l’émotion et la chaleur, les Commentaires de César sont sans aucun doute une des œuvres la plus accomplie de la prose latine.

    Michel Escatafal

  • Jules César : l’historien qui a fait l’histoire

    césar.jpgTous ceux qui s’intéressent à  la littérature savent que les Romains étaient doués pour le genre historique, ne serait-ce qu’eu égard à leur respect inné du passé et l’amour de leur pays. Très tôt ils rassemblèrent tous les matériaux nécessaires à l’histoire, à savoir le Calendrier, les commentarii où étaient notés les fais politiques ou religieux, et la tabula Pontificis, rapport annuel contrôlé par le Grand pontife qui retient ce qui regarde la vie de la cité. Cela ne veut pas dire pour autant que tout ce qui est rapporté par les historiens s’avère exact, car les Romains plus que tout autre peuple souffraient d’un chauvinisme exacerbé qui faisait que tout ou presque ce qui était extérieur à Rome n’existait pas.

    Heureusement pour nous, l’Empire romain était très vaste, ce qui nous donne quand même une idée assez précise de ce qui s’est réellement passé, même si les historiens qui ont succédé aux Romains ont été obligés de séparer les faits contrôlés des nombreuses légendes. En tout cas la postérité a retenu quatre grands historiens de la littérature latine, César, Salluste, Tite-Live et Tacite. César est évidemment le plus connu de tous, parce qu’il réunit sur sa personne tous les dons qu’un homme puisse espérer avoir. En effet, outre ses talents d’écrivain, il fut un des trois plus grands capitaines de l’Antiquité, comme disait ma professeure  d’histoire au Lycée, avec Alexandre le Grand et Hannibal, et  c’est lui qui préfigura l’empire romain et plus généralement les empereurs.

    Comme je l’ai dit précédemment, la biographie de César appartient d’abord à l’histoire politique. Né en l’an 100 avant J.C. à Rome de la famille Julia, laquelle prétendait remonter à Enée. Cependant il y avait aussi pour cette famille des alliances plébéiennes, puisque Marius (157-86 av. J.C.) était l’oncle maternel de César. Son enfance fut dirigée par sa mère, Aurélia, femme fort instruite et spirituelle, qui a sans nul doute éveillé l’ambition de son fils. Sa jeunesse fut très mouvementée, Sylla (138-78 av. J.C.) le dictateur entrevoyant en lui « plusieurs Marius » avec qui il avait été en conflit pour le pouvoir à Rome. 

    Pour éviter le bannissement, César partira pour l’Asie où il fera un court séjour avant de retourner à Rome à la mort de Sylla, mais pour repartir presqu’aussitôt en faisant voile vers l’Orient.  En chemin il rencontra des pirates qui exigèrent une rançon pour le libérer, mais une fois celle-ci payée, il organisa contre eux une expédition où il les extermina.  Ensuite il guerroya contre Mithridate (132-63 av. J.C.), fit une campagne en Espagne comme questeur, et fut nommé édile en 65 av. J.C. Le cours de sa grande destinée politique pouvait commencer avec pour but ultime la dictature pour Rome, et la domination absolue et universelle. En l’an 60 av. J.C., il forme avec Pompée et Crassus le triumvirat, ceux-ci devenant des auxiliaires avant d'être vaincus et supprimés.

    Ensuite pendant huit années (58-50 av. J.C.) il reste en Gaule, attendant le moment opportun pour rentrer en maître absolue avec l’aide de ses soldats. Nous connaissons la suite, il franchit le Rubicon en 49 av J.C., puis défait Pompée à Pharsale l’année suivante, et ruine le parti aristocratique qui essaie de lui résister, par les batailles de Thapsus en Tunisie (46 av. J.C.) et de Munda dans le Sud de l’Espagne (45 av. J.C.). Devenu le maître absolu de Rome, il allait tomber  sous les coups d’une conspiration aristocratique, percé de coups de poignards en plein Sénat le 15 mars 44 av. J.C., jour des ides de Mars. Cela dit, son œuvre et sa pensée lui survécurent. Tout était en place pour faire de Rome un empire, et les représentants du principat développèrent avec une surprenante continuité le programme dont il avait tracé les grandes lignes, ce qui lui vaudra de rester pour la postérité le personnage le plus important de l'époque antique.

     Ma professeure d’histoire, toujours elle, affirmait non sans humour que César avait eu la chance que n’avait pas eue  Napoléon Bonaparte, Premier Consul, quand le 24 décembre 1800 il échappa à un attentat organisé par Cadoudal.  Fermons la parenthèse pour dire que rien n’est plus complexe que la vie de ce grand homme, mais aussi rien de plus simple que son caractère, dominé tout entier par l’ambition. Une ambition qui procède uniquement de l’intelligence et non de la passion. Le pouvoir, il le voulait non pour les plaisirs, les richesses, les honneurs, ni même la gloire qu’il peut donner, mais pour accomplir le plan qu’il avait conçu.

    Dans sa conduite la l’agitation n’est que de surface, car le fond de son âme reste toujours calme parce que sa raison est toujours claire. Tout est calcul chez lui, y compris quand il faisait d’énormes dettes, celles-ci lui permettant de se créer une clientèle qui eut intérêt à ses succès. Ses passions étaient toujours contenues, restant toujours maître de lui-même. De santé assez délicate, en proie parfois à des crises d’épilepsie, sa volonté lui permettait néanmoins de faire le plus souvent preuve d’une résistance et d’une vigueur qui faisait l’admiration de ses hommes.  S’il était capable de résister à ses vices, il commandait à ses vertus, celles-ci ne l’entraînant jamais au-delà de sa volonté.

    Certains le disaient cruel, notamment parce qu’il fit couper le poing aux défenseurs d’Uxellodunum (51 av. J.C.), ou encore parce qu’il fit étrangler Vercingétorix en 46 av. J.C., mais il l’était plutôt moins en comparaison avec les coutumes de l’époque. Même s’il n’hésitait pas à faire verser du sang, celui-ci ne devait servir qu’à assurer ses conquêtes. En outre, toujours son côté calculateur, il savait faire preuve de clémence en pardonnant à des ennemis susceptibles de servir ses desseins (Cicéron, Marcellus etc.). On aurait pu penser aussi qu’il se laissa séduire par l’amour des lettres, en le voyant composer un traité de grammaire (De l’Analogie)  tandis qu’il passait les Alpes pour rejoindre son armée, ou encore quand la veille de la bataille de Munda, il écrit en vers son Itinéraire.

     En plus il avait la chance d’être un surdoué, comme nous dirions de nos jours, comme en témoignent les discours, les poèmes, des pamphlets comme celui qu’il écrivit sur Caton, sans parler des jugements d’une délicatesse et d’une précision exquise qu’il a porté sur Térence ou Cicéron. Mais là aussi le talent n’empêchait pas les calculs, César pensant que la littérature et les belles lettres ne pouvaient qu’être utiles pour mener les hommes. C’est la raison pour laquelle dans ses œuvres le génie côtoie l’incomplet et, ce qu’a si bien écrit Bossuet évoquant l’activité bienfaisante de Condé dans sa retraite, aurait pu s’appliquer parfaitement au dictateur : « Loin de nous les héros sans humanité ; ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, mais ils n’auront pas les cœurs ». Chez César ce mot atteint à la fois le conquérant et le politique, mais il s’applique aussi à l’écrivain, dont je parlerai plus particulièrement lors de mon prochain billet.

    Michel Escatafal