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Littérature et histoire - Page 19

  • Cicéron : l’histoire de sa vie se confond avec celle de Rome à son époque

    Jusqu’aux Gracques, les orateurs romains avaient parlé un langage rude, simple et direct. Ensuite Tibérius  et Caius Gracchus apportèrent à la tribune la culture et le mouvement oratoires. Cette habileté de la parole allait désormais pouvoir s’exprimer pleinement, à travers les accusations auxquelles se livraient les partis se disputant le pouvoir. Le tournant se situa à l’époque de Marius (157-86 av. J.C.), sous la dictature de Sylla (138-78 av. J.C.), où l’on vit une foule d’avocats et d’hommes politiques devenir des praticiens adroits et descicéron.jpg parleurs experts. Parmi ceux-ci il faut citer Antoine, Crassus, Philippe, mais aussi Hortensius. Tous furent à des degrés divers de grands orateurs, mais sur ce plan aucun n’arriva à égaler Cicéron, lequel avait tellement de talent  que la postérité allait le classer comme le plus grand de l’Antiquité.

    Cicéron a eu vie tout à fait extraordinaire qui mérite d’être contée, tant au niveau de l’histoire que de la littérature. Aujourd’hui je vais me contenter d’évoquer l’homme public que fut Cicéron, pour la simple raison qu’il a toujours été mêlé aux affaires politiques de son temps. C’est tellement vrai que l’histoire de sa vie et celle de Rome à son époque se confondent. Déjà le fait qu’il soit né à Arpinum (3 janvier 106 av. J.C.), patrie de Marius, la même année que Pompée, six ans avant César, semble nous laisser penser que la vie qu’il avait menée  allait de soi. Il est vrai qu’avec un père tel que le sien, homme considérable dans sa petite ville mais quelque peu frustré de ne pas l’être ailleurs, il était normal qu’il réussisse au moins ses études, d’autant qu’il les fît chez un de ses oncles, Aculéo, entouré des maîtres les plus renommés. C’est là qu’il découvrit la rhétorique, la philosophie, et c’est à cette période qu’il lui fut donné d’écouter les orateurs illustres. Pendant ce temps, le jursiconsulte Scévola essayait de lui donner le goût du droit.

    J’ai bien dit essayait, parce qu’au départ il préférait la poésie, mais très vite il allait trouver sa véritable voie, favorisée par l’évolution politique à Rome. La noblesse, en effet, avait retrouvé toute sa puissance grâce à Sylla, mais elle s’avéra très vite incapable de la garder, à force d’abuser de la situation.  Du coup le jeune Cicéron, autant par générosité que par ambition calculée, se tourna du côté de la démocratie. Il fut ainsi amené à plaider, avant l’abdication de Sylla, pour quelques victimes des créatures du dictateur. Il obtint gain de cause pour le fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus, affranchi de Sylla, ce qui fut la première vraie démonstration de son talent, tout en le désignant à la faveur populaire. Ces débuts furent tellement éclatants, que certains pensèrent que le dictateur pût en prendre ombrage, ce qui incita Cicéron à partir pour la Grèce et l’Asie Mineure, officiellement pour raison de santé.

    Il ne reviendra à Rome que deux ans plus tard, juste après la mort du dictateur, ce qui a priori laissait la voie libre à la démocratie. Pour cela il fallait un chef pour conduire ce changement, et il parut un instant que Pompée (106-48 av. J.C.) pourrait jouer ce rôle. Cicéron se rangea parmi ses partisans, ce qui lui valut d’exercer la questure en Sicile (75 av. J.C.) avec un certain succès, comme en témoigne la popularité qu’il y avait acquise.  Et c’est tout naturellement lui qui fut chargé d’accuser l’odieux gouverneur Verrès, lequel  avait mis à feu et à sang la malheureuse province de Sicile. Quelle occasion magnifique offerte au jeune avocat, sauf que finalement  Verrès se déroba avant que le procès ait pu être plaidé. Mais Cicéron publia les discours qu’il allait prononcer et ce fut la gloire pour lui. Peu après, le soutien à la loi du tribun Manilius, proposant de proroger le commandement de Pompée luttant en Orient contre Mithridate, lui valut d’être désigné pour le Consulat en 63 av. J.C.

    Cela dit, Cicéron  arrivait au pouvoir au moment où la démocratie, du moins telle qu’il la concevait, subissait une grave crise. Parmi les démocrates, certains  voulaient  l’empire, d’autres l’anarchie, à l’image de Catilina, homme rempli de dettes et de vices, d’une ambition sans bornes, mais soutenu par des gens de talent. Du coup le consulat de Cicéron se résumera à la lutte contre Catilina et ses partisans, ce qui l’obligea à se retourner de nouveau vers l’aristocratie, laquelle évidemment préféra l’ordre au désordre.  Cette stratégie fut payante dans un premier temps, puisque Catilina fut vaincu et ses complices mis à mort. Mais cette victoire fut de courte durée puisque Clodius, un chef factieux, souleva la populace contre Cicéron, et le fit condamner à l’exil (à Thessalonique).

    Ce revers de fortune l’affecta énormément, et il crut sa carrière terminée. En fait sa disgrâce fut de courte durée, car Pompée inquiet des menées de Clodius fit rappeler Cicéron et lui offrit un retour triomphal.  Cependant, à peine de retour, Cicéron allait très vite devoir choisir entre les ambitions de Pompée et les manoeuvres  non moins ambitieuses de César, ce qu’il ne fit pas réellement, allant tantôt du côté de César, demandant qu’on prolonge son commandement en Gaule, tantôt du côté de Pompée. En fait il ne se détournera de César qu’après que celui-ci eût franchi le Rubicon (11 janvier 49 av. J.C.), son honneur lui commandant de partager la défaite des derniers défenseurs de la loi.

    César ne lui en voulut point, ou plutôt trouva avantage à faire preuve de clémence vis-à-vis du grand orateur. Il le laissa rentrer de nouveau à Rome, le combla de prévenances et de témoignages d’admiration, accorda le pardon à quelques uns de ses amis, et lui assura la sécurité dans sa retraite. Cicéron put ainsi se consacrer tout entier à ses travaux de littérature et de philosophie, au point qu’il ne vit pas le complot qui se tramait contre César, malgré son amitié avec Brutus. Le moment de stupeur passé, il put penser un instant qu’il allait de nouveau jouer un rôle comme à l’époque de son consulat. Hélas pour lui il n’en fut rien, même s’il se jeta de toutes ses forces dans  la lutte contre Antoine, lequel voulait recueillir à son profit l’héritage de la dictature. Cela  permit à Cicéron d’écrire ses quatorze discours pleins de passion et de flamme qu’il appela les Philippiques (44 et 43 av. J.C.).

    Il crut pourtant le jour du  triomphe tout proche suite à la défaite d’Antoine à Modène (43 av. J.C.), battu par les légions d’Hirtius, de Pansa et surtout d’Octave, mais ce dernier au lendemain de la bataille allait former avec son vaincu le second triumvirat, scellant leur alliance par un échange de prisonniers. C’en était trop pour Cicéron qui quitta Rome, erra dans ses villas, avant de vouloir s’embarquer pour fuir de nouveau. Finalement il  se ravisa, et alla au devant de la mort, tendant le cou  au centurion Popilius, qu’il avait naguère défendu (7 décembre 43 av. J.C.). La tête et les mains de Cicéron furent apportées à Rome, et Antoine ordonna qu’elles fussent attachées à la tribune, au-dessus des rostres. Il n’avait survécu à César qu'un peu plus d'un an et demi!

    Michel Escatafal

  • Fénelon ou la haine du despotisme sans frein

    Né au château de Fénelon le 6 août 1651, dans le Périgord, mort archevêque de Cambrai le 7 janvier 1715 ( la même année que Louis XIV), François de Salignac de la Mothe-Fénelon fut, après être sorti du séminaire de Saint-Sulpice, chargé de la direction d’une maison fondée pour recueillir les jeunes filles qui venaient d’abjurer le protestantisme, les Nouvelles Catholiques (1678-1688). C’est vers cette époque qu’il dut écrire, à la demande de la duchesse de Beauvilliers, son Traité de l’éducation des filles. En 1688, devenu précepteur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin, il composa pour lui des Fables, des Dialogues des Morts, et probablement Télémaque, qui ne fut cependant pas achevé à cette époque.

    Nommé en 1695 archevêque de Cambrai, Fénelon soutint de 1696 à 1699, contre Bossuet, une lutte ardente à propos du quiétisme (quies, repos) qui est, rappelons-le, une doctrine mystique suivant laquelle la perfection consiste moins pour l’âme chrétienne à agir qu’à s’absorber en Dieu. C’est à cette doctrine que paraissaient tendre les écrits de Madame Guyon (1648-1717) qui avait connu le succès en France auprès de quelques âmes d’élite, et dont Fénelon se constitua jusqu’à un certain point le défenseur.

    En 1699, ses doctrines furent condamnées par le pape. Dès 1697, le roi l’avait relégué dans son diocèse après la publication furtive, et faite sans l’aveu de Fénelon, de Télémaque. Avec ce livre, rempli d’enseignements politiques qui n’étaient pas de nature à plaire à Louis XIV, sa disgrâce ne pouvait que se confirmer.  Mais Fénelon n’est pas resté inactif pour autant, car dans toute cette période il a rédigé un grand nombre d’opuscules politiques et, surtout après la mort du grand dauphin (1711), se prépare pour le moment où montera sur le trône un prince façonné par ses mains, lorsque la mort du duc de Bourgogne (1712) vient ruiner toutes ses espérances, sans qu’il se désintéresse pour cela de la chose publique.

    Des dernières années de sa vie datent deux ouvrages importants, le Traité de l’existence et des attributs de Dieu, et la Lettre à l’Académie ou Lettre sur les occupations de l’Académie française, et l’on publia encore après sa mort ses Dialogues sur l’Eloquence, qu’il doit avoir écrits dans la première partie de sa carrière littéraire. Le caractère de Fénelon gardera toujours aux yeux de la postérité quelque chose d’énigmatique, qui contraste singulièrement avec la solidité et la simplicité de l’âme et des principes d’un Bossuet. Cela dit, qu’on se sente attiré vers lui par ce qu’il y eut de charmant et assurément de généreux dans son esprit, ou qu’on soit plus frappé de ce qu’il y eut souvent dans ses démarches de calculé et de peu net, on ne peut s’empêcher de lui reconnaître beaucoup d’indépendance dans le jugement.

    Dans presque toutes les questions, en critique, en histoire, en politique, il a vu plus loin et avec plus de finesse que les écrivains qui l’ont précédé. Certes les philosophes du dix-huitième siècle ont pu, en le considérant comme une sorte de précurseur, se tromper sur les vraies tendances de la politique de Fénelon, qui fut surtout préoccupé d’assurer à la noblesse, dans l’intérêt de tout le peuple, une part effective au gouvernement de l’Etat, et peut-être sur son esprit de tolérance. Il leur ressemble,  du moins par sa haine de tout despotisme sans frein et sans contrepoids, par son ardeur pour les réformes qu’il juge bienfaisantes, et l’on ne s’étonne qu’à moitié de l’espèce de popularité dont ont joui son souvenir et ses écrits aux approches et à l’époque de la Révolution.

    Parmi ses écrits j’ai tout particulièrement retenu dans le Sermon pour la fête de l’Epiphanie, le passage sur la société de la fin du dix-septième siècle, époque où on voit la haute société, que la noblesse jusque-là composait presque toute seule, se mélanger d’un grand nombre de gens de finance et de bourgeois parvenus. Ce changement dans les mœurs sociales est d’ailleurs nettement marqué par La Bruyère (des Biens de fortune) et par les auteurs comiques du temps. Fénelon et tous ceux qui, comme lui, aspiraient à voir la noblesse reprendre dans l’Etat la place qu’elle y occupait avant Richelieu et Louis XIV, devaient en souffrir particulièrement. En outre dans ce sermon on retrouve, comme chez les autres prédicateurs de l’époque, une violente diatribe contre les grands seigneurs indélicats. Fénelon rappelle « que le dernier des devoirs est celui de payer ses dettes », ajoutant que « les prédicateurs n’osent plus parler pour les pauvres, à la vue d’une foule de créanciers dont les clameurs montent jusqu’au ciel ».

    Fénelon sera presque aussi violent dans une lettre à Louis XIV, tellement dure à l’encontre du roi que certains en avaient presque contesté l’authenticité, et dans laquelle on trouve des phrases telles que celles-ci : "Vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim". Puis un peu plus loin, Fénelon n’hésite pas écrire que « la France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que des lettres d’Etat ». A ce propos, il faut noter que le mot « décret » doit être traduit comme ordonnance de saisie, et que les « Lettres d’Etat » avaient pour effet de suspendre, pendant six mois, les procédures civiles dirigées contre les personnes employées au service de l’Etat.  Cette lettre suffit à démontrer dans quel état se trouvait la France en 1695. Cela n’a pas empêché Louis XIV de se lancer deux ans plus tard dans la guerre de succession d’Espagne, qui durera jusqu’en 1713.

    Michel Escatafal

  • La Bruyère : un précurseur des Lumières et de la Révolution

    la bruyere.jpgJean de la Bruyère, né à Paris en août 1645 d’une famille bourgeoise de province, mort à Versailles en mai 1696, eut une vie très discrète sur laquelle nous n’avons que peu de renseignements. Tout au plus nous savons qu’il fit des études de droit à Orléans, et qu’il devint avocat au Parlement de Paris, sans que nous n’ayons trouvé nulle trace d’une quelconque plaidoirie. Ensuite  il entra en 1684, sur la recommandation de Bossuet, dans la maison du grand Condé comme précepteur de son petit-fils.  En 1688, il publia une médiocre traduction d’un recueil assez piquant, quoique dépourvu d’élévation morale, les Caractères du philosophe grec Théophraste (372-288 av. J.C.), le plus célèbre des disciples d’Aristote. Et cela lui donna l’idée d’écrire  une suite d’observations et de portraits originaux,  intitulés les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

    Publié sans nom d’auteur (1688), ce petit ouvrage eut un succès considérable, et La Bruyère en donna encore, jusqu’à sa mort, sept autres éditions de plus en plus augmentées. Ce succès fut dû sans doute pour une grande part à la curiosité du public, lequel s’efforçait  de remplacer par des noms réels et contemporains, les noms grecs et de fantaisie par lesquels le moraliste désigne ceux dont il dépeint le caractère, malgré ses dénégations souvent peu convaincantes. Cela dit, la postérité parlera pour le livre de La Bruyère, et y reconnaîtra, à défaut d’analyses profondes, la justesse et la finesse d’observations et de peintures qui resteront éternellement vraies. En outre, les meilleurs juges n’ont pas manqué d’admirer la variété d’un style qui abonde en mouvements dramatiques et en traits ingénieux.

    La Bruyère n’a laissé, avec les Caractères, que des Dialogues sur le quiétisme sans intérêt (qu’il n’aura pas eu le temps d’achever), et un beau Discours de réception à l’Académie française (1693) précédé d’une importante préface.  A noter qu’il n’avait pas été élu lors d’une précédente élection en 1691, victime de la guerre entre les « Anciens », dont il était proche, et les « Modernes » emmenés par Perrault, Fontenelle et Thomas Corneille. Dans cette préface, il y a un passage sur ceux qui l’accusaient d’avoir fait des portraits dans ses Caractères. Il y affirme notamment : « Je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province ».  Pour La Bruyère, il  existe donc des hommes (qu’il aurait pu peindre) dont les travers ou les vices sont si révoltants, ou si nombreux, qu’à peine le public eût-il cru à la vérité de la peinture.

    Dans les Caractères, il y a un portrait de femme que, personnellement,  je trouve remarquablement bien fait. En parlant de cette belle personne il disait : « C’est comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite ». Plus loin il ajoute : «  Elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit : vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien, et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru ». Mais qui était cette sublime personne ? C’était Catherine Turgot, qui épousa en premières noces Gilles d’Aligre, seigneur de Boislandry, conseiller au Parlement, et en secondes Monsieur de Chevilly, capitaine aux gardes.  La Bruyère fit son portrait sous le nom d’Artenice qui est l ‘anagramme de Catherine.

    Enfin, toujours dans les Caractères, la Bruyère évoque la justice sous une forme satirique que l’on retrouve chez d’autres grands écrivains de son siècle, Molière (Misanthrope, Fourberies de Scapin), La Fontaine (l’Huître et les Plaideurs), Boileau (Epître II). Il n’hésite pas non plus à aborder le problème de la torture, appelée dans son texte « la question ». Il écrit notamment à son propos : « la question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste ». Rappelons que « la question préparatoire », qu’on appliquait à l’accusé pour lui arracher l’aveu de son crime, ne fut abolie qu’en 1780, alors que « la question préalable », qu’on lui faisait subir après sa condamnation pour obtenir la révélation de ses complices, ne le fut qu’en 1789. Ce petit rappel historique n’est pas sans importance, si l’on considère La Bruyère comme un précurseur des Lumières et de la Révolution. Il fut en effet parmi les premiers à s’apitoyer sur le sort du peuple, qui s’échinait à travailler pour maintenir le niveau de vie d’une noblesse qui n’en avait que le nom, et pour laquelle il n’a jamais caché son mépris.

    Michel Escatafal

  • Malebranche : disciple de Descartes et ardent chrétien

    Malebranche.jpgNé à Paris en 1638, la même année que Louis XIV, Nicolas Malebranche était d’une complexion délicate. Elevé d’abord dans sa famille et surtout par sa mère, il termina ses études au collège de la Marche (situé près de la place Maubert), puis suivit les cours de la faculté de théologie, et dès l’âge de vingt-deux ans il entra à l’Oratoire, avant d'être ordonné prêtre en 1664. Dès lors, toute sa vie fut consacrée à l’étude et à la méditation. Disciple de Descartes, en même temps qu’ardent chrétien, après avoir reconnu comme son maître la distinction de l’étendue et de la pensée, il dénie à la seconde comme à la première toute puissance active. Dieu seul est cause : cause de l’existence des êtres, cause de leurs modifications, cause enfin des idées que nous en formons, lesquelles ne pouvant ni émaner des corps, ni être créées par notre pensée, ne sont aperçues par nous qu’en Dieu : c’est là ce qu’on appelle la théorie de la vision de Dieu.

    En somme Malebranche est un vrai mystique, dont le système, quoi qu’il en ait dit lui-même, n’est pas trop éloigné du panthéisme. Ce système trouva, du vivant même de Malebranche, des admirateurs passionnés, mais au nombre de ses adversaires on compte Arnaud et Bossuet. Son style est sans éclat, mais le mouvement en est toujours naturel, et l’expression est chez lui très simple et très nette. La Recherche de la Vérité, son premier ouvrage, est de 1674-1675, les Conversations chrétiennes de 1677, le Traité de la nature et de la grâce de 1679, les Entretiens métaphysiques de 1688. Ce sont là les principales œuvres de Malebranche, dont aucune ne parut sans provoquer beaucoup d’enthousiasme et donner en même temps naissance aux plus graves discussions. Elu membre honoraire de l’Académie des sciences en 1699, Malebranche mourut en 1715, la même année que Louis XIV.

    En relisant une partie de l’œuvre de Malebranche, notamment De la Recherche de la Vérité, j’ai surtout noté les sentiments que lui inspirait Montaigne (ou Montagne comme l’écrivaient La Bruyère et Malebranche), notamment quand il parlait des Essais. En fait ce que Malebranche reproche surtout à Montaigne, c’est la complaisance païenne, avec laquelle il s’observe lui-même  et se propose à l’attention de ses lecteurs, tel que la nature l’a fait. C’est l’usage et l’abus dans son livre de ce moi haïssable, suivant le mot de Pascal dans les Pensées. En cela Malebranche est du même avis que les écrivains de Port-Royal. « Le sot projet qu’il a de se peindre ! » dit Pascal en parlant de Montaigne, regrettant qu’on ne l’ait pas averti « qu’il parlait trop de soi ». Bossuet de son côté (Sermon pour la fête de tous les saints) a aussi attaqué Montaigne, mais par un autre côté : c’est à son système qu’il en veut et au mépris qu’il affiche pour la raison humaine.

    La conclusion de l’étude de Malebranche sur Montaigne reprend en gros tous les griefs qui étaient faits à l’auteur des Essais : « J’aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte, qu’un autre qui les publie avec effronterie ; et il me semble qu’on doit avoir quelque horreur de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montagne représente ses défauts ». Pour Malebranche, le caractère de l’esprit de Montaigne était marqué par son « peu de mémoire, et encore moins de jugement », ajoutant que « ces deux qualités ne font point ensemble ce que l’on appelle ordinairement dans le monde beauté d’esprit. C’est la beauté, la vivacité et l’étendue de l’imagination qui font passer pour un bel esprit. Le commun des hommes estime le brillant et non pas le solide, parce que l’on aime davantage ce qui touche les sens que ce qui instruit la raison.  Ainsi, en prenant beauté d’imagination pour beauté d’esprit, on peut dire que Montagne avait l’esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles ; ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables ; ses discours mal raisonnés, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d’original, qui plaît infiniment ; tout copiste qu’il est, il ne sent point son copiste ; et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d’original aux choses qu’il copie. Il a enfin ce qu’il est nécessaire d’avoir pour plaire et pour imposer ; et je pense avoir montré suffisamment que ce n’est point en convainquant la raison qu’il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l’esprit à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante ». Finalement, en lisant entre les lignes, Malebranche avait quand même une profonde admiration pour Montaigne, et son merveilleux talent.

    Michel Escatafal

  • Madame de Maintenon : une reine secrète, mais une pédagogue admirable

    Mme de Maintenon.jpgNée  en 1635, à la prison de Niort, geôle de son père qui était le fils du poète Agrippa d’Aubigné, Françoise d’Aubigné, veuve du poète Scarron (1610-1660) qu’elle avait épousé en 1652, sut conquérir l’estime des personnages les plus distingués de son temps, et par-dessus tous les autres de Louis XIV, lequel la nomma marquise de Maintenon en 1674. Il l’épousa secrètement en 1684, un peu plus d’un an après la mort de la reine Marie-Thérèse. Cela ne lui conféra pas pour autant une influence considérable sur les affaires politiques et religieuses du royaume, contrairement à une légende tenace qui lui attribue notamment la décision ayant conduit à la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ce qui eut pour effet de provoquer un exode massif des protestants…et de leurs capitaux.

    A propos de cet épisode douloureux de notre histoire, aujourd’hui tous les historiens semblent d’accord pour minimiser le rôle de Madame de Maintenon, ne serait-ce qu’en raison de son passé calviniste. En effet, même si elle est née catholique, elle passera l’essentiel de sa prime jeunesse chez une tante huguenote qui lui fera partager sa foi jusqu’au moment où, après la mort de son père, elle sera placé chez les Ursulines qui la reconvertiront au catholicisme.  En revanche nul ne conteste son influence sur la Cour de Louis XIV, à qui elle a imposé une ère de rigueur et d’austérité qui contrastait avec le caractère volontiers volage de son auguste époux.  

    Douée d’un esprit solide, sinon très élevé, habituée à compter avec les difficultés de la vie, ne serait-ce qu’au moment de la mort de son mari où elle se retrouva sans le sou alors qu’elle n’avait que vingt-cinq ans, elle a consacré le meilleur de son temps et de ses soins à la fondation et à la direction de cette maison de Saint-Cyr, où devaient être élevées gratuitement deux cent cinquante jeunes filles nobles et pauvres. Les demoiselles de Saint-Cyr nous ont elles-mêmes conservé ses Entretiens, remplis d’utiles conseils, qui s’appuient souvent sur des souvenirs personnels. Il faut y ajouter ses Conversations et ses Proverbes, espèces de dialogues et de petits drames moraux, et ses Lettres, dont un très grand nombre sont relatives à Saint-Cyr ou à l’éducation des filles. Aucune de ces œuvres n’assure à Madame de Maintenon une place parmi nos plus grands écrivains, mais nul pédagogue ne s’est montré plus libre de tout préjugé systématique ou romanesque, nul n’ a eu plus qu’elle le sentiment de la réalité, ne s’est plus attaché à fonder toujours sur l’expérience des enseignements empreints de modération et de bons sens. Elle mourra le 15 avril 1719 dans cette maison de  Saint-Cyr qu’elle a immortalisée.

     Parmi les Lettres sur l’éducation, j’ai retenu celle écrite à Madame de Gruel, qui était Dame de Saint-Cyr, maîtresse des « rouges », c’est-à-dire des élèves âgées de moins de dix ans, où Madame Maintenon évoque la nécessité de la douceur dans l’éducation des enfants. Elle dit notamment à Madame Gruel : « Vous parlez à vos enfants avec une sécheresse, un chagrin, une brusquerie qui vous fermera tous les cœurs ; il faut qu’elles sentent que vous les aimez, que vous êtes fâchée de leurs fautes pour leur propre intérêt, et que vous êtes pleine d’espérance qu’elles se corrigeront ; il faut les prendre avec adresse, les encourager, les louer, en un mot il faut tout employer, excepté la rudesse, qui ne mène jamais personne à Dieu. Vous êtes trop d’une pièce, et vous seriez très propre à vivre avec des saints ; mais il faut savoir vous plier à toutes sortes de personnages, et surtout à celui d’une bonne mère qui a une grande famille qu’elle aime également ».

    Michel Escatafal