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Littérature et histoire - Page 18

  • Les dieux romains (2è partie

    Mais au fait qui étaient  ces dieux ? Et bien, c’était une véritable armée céleste avec des généraux, des officiers, des sous-officiers et des hommes du rang. Le plus gradé si j’ose dire était Jupiter (dieu du ciel), mais il n’était pas le roi comme Zeus chez les Grecs. Certains dirent qu’il ne fit qu’un avec Janus, le dieu des portes, à une époque très ancienne.  Mars (dieu de la guerre) était d’un rang quasiment égal, d’autant qu’il était le père naturel de Romulus. Il a eu droit à un mois de l’année à son nom. Saturne aussi était un dieu influent, puisqu’il était le dieu des semailles, très importantes dans l’antiquité. Ensuite il y avait les déesses, notamment Junon, la déesse du mariage et de la fertilité. Elle aussi a eu droit à un mois à son nom, le mois de juin. Minerve (déesse de l’intelligence), importée de Grèce, protégeait la sagesse et la science. Vénus, c’était évidemment la beauté et l’amour, et Diane, déesse de la Lune, s’occupait plus particulièrement de la chasse, mais aussi des bois. Son mari, Virbius, s’occupait lui des forêts.

    Les autres étaient des officiers ou même des sous-officiers, comme Hercule, dieu du vin et de la gaieté. Mercure (dieu du commerce et de l’éloquence), avait évidemment un faible pour les marchands, les orateurs et même les voleurs, ce qui parfois signifiait la même chose. Bellone, épouse de Mars, s’occupait plus particulièrement de la guerre. Voilà pour les principaux dieux, mais en réalité ils furent très nombreux. Ils le furent d’autant plus, qu’après chaque victoire les soldats faisaient main basse sur les dieux des pays conquis. Les Romains étaient accueillants pour les divinités, au point de leur assigner un poste dans l’Olympe ! En 496 av. J.C., Demeter et Dyonisos furent engagés comme collaborateurs de Cérès (déesse des moissons) et Liber (dieu du vin).  Castor et Pollux furent aussi consacrés protecteurs de Rome, car ils aidèrent les Romains à l’emporter sur les Latins qui soutenaient les Tarquins (496 av. J.C.). Vers 300 av. J.C., Esculape déménagea à Rome pour y enseigner la médecine. En fait tout ceci était la manifestation de l’influence grecque qui devenait de plus en plus importante.

    Cela dit, au fur et à mesure que le temps passait, les dieux se multipliaient tellement que Pétrone (14-66), l’auteur supposé du Satyricon,  disait que dans certaines villes, il y en avait davantage que d’habitants. Chez les plus grands écrivains comme Horace (65-8 av. J.C.), Tibulle (54-19 av. J.C.), Virgile (70-19 av. J.C.) et Lucain (39-65), neveu de Sénèque (4 av. J.C. – 65), on en rencontre partout. Varron pour sa part en décomptait au moins trente mille, et contrairement à l’image que l’on se fait aujourd’hui de Dieu, ils étaient partout, et en plus ils étaient en proie aux excitations terrestres (luxure, cupidité, envie etc.), ce qui les rendait d’autant plus redoutables. Alors pour mettre les hommes à l’abri de leurs méfaits on multiplia les ordres ou collèges religieux.

    Il y eut même un ordre féminin, celui des Vestales (Vestale était la mère de Romulus), ancêtres de nos religieuses, qui étaient recrutées entre six et dix ans, et qui devaient faire trente ans de service dans une chasteté absolue. Vêtues de blanc, elles passaient leur temps à arroser la terre avec de l’eau provenant d’une fontaine consacrée à la nymphe Egérie, entretenant le foyer de la Cité, personnifié par la déesse Vesta (foyer).  Evidemment toute incartade leur était interdite sous peine des plus cruels châtiments, pouvant aller jusqu’à être enterrées vives, ce qui est arrivé plus d’une dizaine de fois si l’on en croit ce qui est rapporté par les historiens romains. En revanche, une fois leur service trentenaire achevé, elles retrouvaient la société avec honneurs et privilèges, pouvant même se marier ce qui, toutefois, n’était pas si facile compte tenu de leur âge presque canonique pour l’époque.

    Outre les Vestales, il y eut aussi les douze Saliens voués au culte de Mars, et les vingt Féciaux qui constituaient le collège des diplomates. Ils exécutaient les rites de déclaration de guerre et de conclusion des traités. Tous ces gens formaient le service des dieux de la Cité. Il y avait aussi le service des dieux de la nature avec les douze Luperques qui, chaque année, exécutaient en février des rites magiques pour défendre les bergeries contre les loups. Ils organisaient aussi les Fêtes de la Fécondité (Lupercalia) à la gloire du dieu Lupercus (loup-cervier). Quant aux douze Arvales, constitués à l’origine par les douze fils du berger Faustulus, ils célébraient tous les ans (en mai) dans un bois sacré près de Rome une cérémonie en l’honneur de Cérès, la terre nourricière. Enfin à côté des Augures, au nombre de six (deux par tribu) sous Tarquin l’Ancien ( roi de 616 à 579 av. J.C.), qui étaient des experts pour l’interprétation des signes célestes, il y avait aussi des prêtres d’un rang inférieur, les Haruspices, qui n’étaient que de vulgaires charlatans étudiant les entrailles des victimes sacrifiés pour en déduire des présages.

    Toutefois la religion avait d’autres vertus pour les Romains que des rites plus ou moins folkloriques, car c’est elle qui allait permettre de déterminer les jours de fête et de repos, les Romains ignorant les dimanches et encore plus les week-ends. Il y avait dans l’année une centaine de ces jours-là, ce qui correspond en gros à nos jours ouvrables. Ces jours de fête ou de repos étaient célébrés le plus souvent avec beaucoup de sérieux, certains étant commémoratifs, tels les lémures (jour des morts) au mois de mai, qui donnaient lieu à un cérémonial ordonnancé par le père de famille à base de haricots blancs, mis dans la bouche puis recrachés. En février il y avait les parentales et les lupercales, au cours desquelles on jetait dans le Tibre des petites poupées en bois, ce qui permettait de tromper le dieu qui réclamait des hommes. Il y avait aussi les floralies, les libérales ou encore les saturnales, fêtes au cours desquelles on pouvait faire à peu près tout ce qu’on voulait pourvu qu’on restât dans la légalité.

    Mais là aussi c’était surtout l’anarchie qui régnait, ce qui obligea très tôt les Romains à confectionner un calendrier pour établir la liste de ces fêtes. La tradition attribue à Numa Pompilius (715-672 av. J.C., deuxième roi de Rome) d’avoir établi un calendrier fixe de 355 jours (douze mois lunaires), avant qu’il ne soit remplacé par celui de César (en 46 av. J.C.) qui instituait l’année de 365-366 jours, ce qui n’était pas un luxe compte tenu du fait que les pontifes avaient tellement abusé des jours intercalaires que les fêtes des moissons ne tombaient plus en été, ni celle des vendanges en automne. C’était aussi comme si on passait à autre chose, puisque la morale divine qui avait longtemps guidé Rome était en train de s’évanouir. D'ailleurs, malgré une apparence de bien être à Rome et dans l’empire, avec une monnaie assainie, une bureaucratie qui fonctionnait, une armée à la fois forte et puissante, la réforme des mœurs qu’Auguste avait essayé d’initier a échoué.

    Certains dirent que le divorce et le malthusianisme avaient anéanti la famille, et que la souche romaine était presque éteinte, car les trois quarts des citoyens étaient des affranchis ou des fils d’affranchis étrangers. On avait construit de nombreux temples nouveaux, mais à l’intérieur il n’y avait plus que des dieux auxquels plus personne ne croyait, mais comme on le pensait encore chez nous au siècle précédent, on ne refait pas une morale sans base religieuse. La preuve, malgré la volonté d’Auguste de ranimer la foi de jadis, le peuple lui répondit en l’adorant comme un dieu, ou plutôt en faisant semblant de l’adorer, comme une sorte de délégué des dieux.

    Cicéron lui-même n’avait-il pas admis en son temps que « par les mœurs et la coutume générale des hommes éminents, par leurs bienfaits, il était logique qu'ils fussent élevés au ciel », même si en disant cela il ne pensait pas à un roi, contrairement à Horace, Virgile ou Ovide qui voyaient Auguste prendre place parmi les étoiles dans l’au-delà, comme les dieux normaux d’autrefois. Mais comme toute société ne peut vivre sans religion, le christianisme va peu à peu remplacer les multiples dieux du temps passé, par un autre dont la particularité est qu’il est un seul Dieu en trois personnes. Hélas le christianisme va permettre la constitution d’une société ou d’un régime politique à visée totalitaire, rendu nécessaire dans un premier temps par la survie de l’institution impériale romaine, puis plus tard comme chez nous (en France et en Europe) de l’institution royale.

    Michel Escatafal

  • Varron : le plus savant des Romains

    Varron.jpgPour les anciens, Varron fut un personnage tout aussi considérable que Cicéron, au point que ses contemporains le surnommèrent « le plus savant des Romains ». Hélas pour lui, et plus encore pour nous, il ne reste qu’une très faible partie de ses ouvrages, mais cela suffit pour montrer qu’il appartenait vraiment à cette génération qui sut encore concilier la grande culture littéraire et l’activité civique.

    Varron était né à Réate (Rieti) en 116 avant J.C., dans la Sabine, le pays des vieilles mœurs, ce qui explique qu’à cette époque de révolution il conserva ses opinions républicaines. Lieutenant de Pompée dans la guerre contre les pirates puis contre Mithridate, il s’y distingua de façon à mériter la couronne rostrale. Plus tard, quand la guerre civile éclata, il combattit en Espagne dans les armées de la loi et assista à Pharsale (été 48 av. J.C.) à la ruine de son parti. Fidèle à ses idées et à ses affections, mais non irréconciliable, il se rapprocha de César, qui avait su l’attirer en le désignant pour diriger la bibliothèque publique qu’il voulait fonder. Après la mort de César (44 av. J.C.), il obtint la protection de celui qui allait devenir le premier empereur romain, Octave.

    L’âge de Varron le dispensait dès lors de participer aux luttes politiques, ce qui lui permit de vivre dans ses belles villas, au milieu de ses livres jusqu’à sa mort (en 27 avant J.C.).  Cicéron qui ne jugeait point que cette abstention fût une désertion, le félicitait de sa sagesse : « Sachez que, depuis mon retour à Rome, je me suis réconcilié avec mes anciens amis, c’est-à-dire avec mes livres…Ils me pardonnent de les avoir quittés ; ils me rappellent à leur ancien commerce et ils me disent que vous, qui ne l’avez pas abandonné, vous avez été plus sage que moi ».

    L’activité littéraire de Varron se porta sur tous les sujets, au point d’inspirer un personnage comme  Saint-Augustin (354-430), mais s’appliqua de préférence aux questions d’archéologie nationale. Dans le nombre presque incroyable de ses ouvrages (600 environ), les plus importants furent les Antiquités divines et humaines, traité de théologie et d’histoire romaine, mais aussi une sorte d’encyclopédie qu’il a intitulé Disciplines, et qui développe le programme des matières alors enseignées dans les écoles.  A cela s’ajoutent des Commentaires sur Plaute et les Origines de la scène, ainsi que la Théologie tripartite, c’est-à-dire politique(les dieux de la cité), poétique (les dieux des légendes), et philosophiques (les dieux des philosophes et des savants).

     On n’oubliera pas non plus les Satires Ménipées écrites en prose et en vers, et qui traitaient de tous les sujets de la vie courante, de la littérature, de la philosophie, de l’art et même de politique, plus des dialogues philosophiques et historiques (Logistorici), un traité sur la Langue latine dédié à Cicéron, et un autre sur l’Agriculture. Presque tout a disparu, et en dehors de quelques fragments, nous n’avons de Varron que cinq livres de son traité sur la Langue latine, et seul  le livre de l’Agriculture nous est arrivé à peu près complet. 

    Michel Escatafal

  • Les lettres de Cicéron

    Les lettres de Cicéron sont le dernier chapitre que je voulais lui consacrer, même si ce n’est pas la partie la plus connue de son œuvre. En tout cas ce n’est pas la moins intéressante, car c’est  par ces Lettres que nous pouvons le mieux appréhender ce que fut la société de son temps, et ce qu’il fut lui-même. En outre elles ont le mérite de la spontanéité, puisqu’à part quelques unes ayant un caractère purement politique (Lettres à Pompée, à César, à son frère Quintus sur le gouvernement des provinces), elles ont été écrites au fil de l’eau, sans se préoccuper de l’effet qu’elles feraient au public, auquel de toute façon elles n’étaient pas destinées. « Je prends, dit-il à son frère, la première plume que je trouve et je m’en sers comme si elle était bonne ». Donc nul apprêt dans ces pages, et point de rôle non plus.

    Bien entendu dans ces lettres la politique tient la plus large place, mais il n’en parle pas comme au forum ou dans la Curie. Là il n’a plus affaire à des partis, mais à des hommes tout simplement. En outre, sans ces lettres, nous ne connaîtrions pas vraiment les derniers jours de la république à Rome, avec ses bouillonnements et ses remous qui soulevaient les bas-fonds de Rome, sans parler des passions furieuses de ceux qui avaient tout à gagner et des autres qui au contraire avaient tout à perdre.  C’est d’ailleurs ce qui explique que Cicéron lui-même ne paraisse pas dans l’attitude figée d’un Romain de marbre. Non, il a lui aussi ses indécisions, ses faiblesses, ses découragements parfois trop hâtifs, mais il réussit à conserver quand même cette étiquette d’honnête homme que personne n’a pu lui enlever. Il a pu commettre des fautes, des écarts de conduite, faire preuve de vanité, mais jamais de bassesse.

    Cicéron  n’a pas vu arriver César, pas plus qu’Octave, mais s’il s’est laissé aller à leurs avances c’est parce qu’il était persuadé qu’il pouvait les aider à servir la patrie, et à les conduire au but qu’il visa toujours, la modération et la paix. D’ailleurs, personne mieux que lui n’a commenté sa conduite : « La situation des affaires étant changée, comme la manière de penser des honnêtes gens, il n’est pas question de s’obstiner dans le même sentiment, mais de s’accommoder aux conjonctures. Remarquez que, dans le gouvernement de la république, on n’a pas loué les plus grands hommes de leur constance immuable à persister dans le même sentiment…Je me permets donc de dire et de penser ce qui me paraît le plus convenable à mes intérêts et à ceux de la république ». Cicéron n’était pas un héros, mais il tenait à rester honorable.

    Il avait aussi d’une certaine manière le sens de la famille, et on s’en aperçut notamment lorsqu’il fut contraint à l’exil par Clodius, d'autant que son cœur était navré de voir les intérêts de Rome aux mains d’un factieux. Mais à ce moment-là, il regrettait surtout de quitter sa maison et les êtres qu’il aimait. « Je ne souhaite plus, écrivait-il à sa femme Térentia, que de vous revoir bientôt et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous avez servis religieusement, ni les hommes à qui je me suis attaché, ne nous récompensent pas mieux ». Il n’oubliait pas non plus la douleur qu’il infligeait à ses enfants comme en témoigne ces deux phrases : « Que deviendra ma chère Tulliola (surnom de Tullia) ?...Et mon cher Cicéron (son fils) qu’en ferons-nous ?  L’amour paternel de Cicéron était aussi profond que tendre, et il fut le premier à souffrir des malheurs conjugaux de sa fille mariée à Pison, Crassipès, puis  Dolabella, ne trouvant chez aucun d’eux un mari digne d’elle, et qui mourut à peine âgée de trente ans (45 av.  J.C.).

    Rien ne put consoler le grand homme de cette mort, d’autant qu’il entretenait avec sa fille une relation fusionnelle. « Quand elle vivait, dit-il, la douceur que je trouvais dans ma fille me rendait plus supportable le chagrin que me causaient les affaires publiques ; aujourd’hui sous le poids de mes douleurs domestiques je n’en puis chercher le remède dans la république afin de trouver mon repos dans son bonheur ». Mais il aima aussi ses amis, comme sa famille, y compris des amis qui ne l’étaient pas vraiment comme Atticus, homme d’esprit indifférent à tous, sauf à Cicéron qu’il servit avec un dévouement infatigable jusqu’à sa mort, et avec qui Cicéron entretint une correspondance journalière. Cela n’empêcha  pas Atticus de le trahir peu après sa mort en pactisant avec Antoine, son assassin, et en divulguant  à Octave, le vainqueur d’Antoine et futur empereur, les lettres intimes que lui avait adressées Cicéron, afin de gagner son amitié.

    Autre particularité, Cicéron n’avait pas que des amis vivant de près ou de loin dans son monde, comme en témoigne son amitié envers Tiron, à la fois son secrétaire, son lecteur,  et le mentor de son fils Marcus, mais aussi un de ses esclaves. A ce propos on notera que si dans ses traités de philosophie Cicéron n’ose jamais protester contre l’esclavage, ce qui est une horreur de nos jours, en revanche il souhaite qu’on traite les esclaves avec douceur, ce qui était loin d’être une évidence à l’époque. Fermons la parenthèse pour noter que Tiron fut celui qui eut l’idée de recueillir les lettres de Cicéron et qu’il en fut le premier éditeur.

    Dans les Lettres nous découvrons aussi que,  malgré les nombreux chagrins de sa vie, Cicéron garda et aima toujours une certaine gaieté et appréciait les joyeux festins. « Je me plais à table, dit-il; je laisse échapper tout ce qui me vient à la bouche et je trouve de quoi rire dans les choses les plus sérieuses…Je suis un hôte qui ne mange pas énormément, mais qui aime beaucoup à rire ». Cette gaieté contraste, reconnaissons-le, avec l’image toujours grave que l’on se fait de Cicéron. De plus sa correspondance nous apprend qu’il a un goût certain pour la raillerie, y compris pour ses amis…et lui-même, se reconnaissant une emphase parfois insupportable dans ses discours. Ainsi il dit à Atticus, en lui racontant une séance au sénat : «Quand ce fut mon tour de parler, quelle carrière je me donnai ! Si jamais les périodes, les tournures, et les figures de rhétorique m’ont été de quelque secours, ce fut en cette occasion. Bref, vous connaissez notre musique, et vous avez pu l’entendre d’Athènes ».

    En résumé, la littérature romaine n’offre rien de comparable à cette correspondance.  Chez nous, les lettres de Madame de Sévigné pour la sensibilité et l’imagination, celles de Voltaire pour la variété, l’importance des questions qu’il traite, pour l’esprit dont elles pétillent, peuvent être rapprochées des lettres de Cicéron. Mais Cicéron a dans l’esprit infiniment plus de portée que l’aimable marquise, laquelle se contentait de traiter des aventures de société ou des anecdotes de cour.  Il eut aussi plus de cœur que Voltaire, car témoin comme lui de la chute d’une société, il sut trouver autre chose que de la rancœur et des sarcasmes pour parler de la ruine imminente du monde dans lequel il vivait.

    Michel Escatafal

  • La philosophie de Cicéron

    Aujourd’hui je vais aborder une partie importante de l’œuvre de Cicéron, la philosophie, même si sur ce plan il ne saurait être comparé à Platon. A ce propos, pas plus en politique qu’en philosophie, il ne faut demander à Cicéron le désintéressement des penseurs grecs dont il s’inspire ou qu’il traduit parfois. La philosophie ne fut finalement qu’un moyen agréable d’occuper son existence, plus particulièrement quand il fut obligé de prendre une retraite anticipée après la défaite de Pompée à Pharsale (6 juin 48 av. J.C.), et la mort de César (15 mars 44 av. J.C.). Bien sûr, il n’avait pas attendu cette époque de sa vie pour découvrir la philosophie, mais pour lui cette discipline avait toujours eu pour but de d’enrichir et d’élever son éloquence, donc  de s’en servir pour lui-même et, accessoirement, pour ses concitoyens.

    Les Tusculanes, écrites au cours de l’été  45 dans sa villa de Tusculum, furent comme un réconfort pour ceux qui, après avoir lutté pour la cause de la république, voyaient arriver la vieillesse et la mort avec le sentiment de l’inutilité de leurs efforts et de leurs espérances. Pour mémoire, nous rappellerons qu’à ce moment  César  était dictateur à vie, et avait donc conquis la totalité du pouvoir à son seul profit, ce qui explique en grande partie la pensée de Cicéron quand il écrivit les Tusculanes.  Et ce n’est évidemment pas la religion, avec ses multiples dieux, qui pouvaient apporter consolation aux hommes cultivés. Toutefois cela n’empêcha pas Cicéron de consacrer ce livre des Tusculanes, sinon à démontrer l’existence d’un dieu unique et l’immortalité de l’âme, du moins à essayer de persuader ses lecteurs que rien n’est plus noble et plus glorifiant que certaines croyances qui s’en rapprochent.

    En effet, appuyées sur elles, on peut aisément « supporter la douleur physique, subir le chagrin, vaincre les passions et trouver le suprême contentement dans la pratique de la vertu », qui sont les  grandes divisions du traité des Tusculanes. Et Cicéron ajoute que « notre âme étant une émanation de la divinité ne peut être comparée qu’à Dieu lui-même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence qui est la raison parfaite à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or si le bonheur de chaque espèce consiste dans le genre de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection ».  Sans s’en rendre compte, Cicéron se rapprochait une centaine d’années auparavant  d’idées qui allaient changer le monde romain, et le monde tout court, quelques siècles plus tard.

    Cependant, offrir un refuge de désespoir aux plus anciens n’était pas suffisant, car il fallait aussi donner des armes et des encouragements aux plus jeunes, c’est-à-dire à  ceux qui allaient prendre la relève pour essayer de garder les valeurs sur lesquelles s’était bâtie la grandeur de Rome. Et parmi ces jeunes,  il y avait le propre de fils de Cicéron, Marcus, qui étudiait à Athènes tout en menant  une vie agitée,  et pour lequel Cicéron écrivit et lui dédia  le traité des Devoirs (44 av. J.C.). Ce livre est considéré comme une sorte de testament civique laissé à son fils et aux jeunes générations, sur fond de doctrines stoïciennes, mais avec un tour qui lui est propre, s’adressant toujours à des Romains, ceux de son rang et de son époque.

    De ces leçons, il fut surtout retenu les préceptes généreux et pratiques que nous devons avoir vis-à-vis de la société, comme en témoigne cette phrase : « Dans la comparaison des devoirs, il faut mettre au premier rang ceux qui tendent au maintien de la société humaine ». Cela signifie que pour Cicéron il ne suffit pas de ne point nuire à nos semblables, de respecter leur propriété,  de tenir les engagements pris envers eux, parce qu’il faut aussi leur rendre service, éclairer leur intelligence, et les défendre contre l’injustice, précepte ô combien important à cette époque de violence et qu’il traduit ainsi : «  Celui qui ne fait pas tous ses efforts pour empêcher l’injustice est aussi coupable, selon moi, que s’il abandonnait sa patrie, ses parents ou ses amis en péril ». Et comme si tout cela n’était pas suffisant, Cicéron établit avec force que rien ne saurait être utile s’il n’est honnête en même temps.  Apparemment tant d’éloquence ne fut point perdue, puisque Marcus se battit à la bataille de Philippes (42 av. J.C.) où les troupes de Marc-Antoine et Octave écrasèrent celles de Brutus (l’assassin de César), puis suivit jusqu’à la fin la fortune de Sextus Pompée (assassiné en 35 av. J.C.) qui était censé défendre la cause de la liberté. Il faut aussi ajouter qu’il se rangea dans le camp d’Octave dans sa lutte avec Marc-Antoine, lequel avait été l’instigateur de la mort de son père.

    Michel Escatafal

  • Cicéron : l'avocat et l'orateur politique

    Même si l’antiquité en possédait bien davantage, cinquante-sept discours de  Cicéron sont parvenus jusqu’à nous, ce qui est largement suffisant pour nous faire une idée de la qualité de son œuvre oratoire, en précisant déjà que les Romains n’avaient pas la même appréciation que nous sur la qualité d’un plaidoyer. Chez nous, l’avocat est jugé uniquement sur la plaidoirie, alors que chez les Romains seul le succès comptait. Et c’est à ce niveau que l’habileté de Cicéron était supérieure, excellant à se jouer des difficultés, à intéresser les gens qui finissaient le plus souvent par se ranger à son avis.

    J’ai parlé dans l’article précédent du fils de Roscius, accusé de parricide par Chrysogonus qui veut le dépouiller de son héritage. Or ce dernier est l’âme damnée de Sylla qui tient les juges dans sa main, ce qui n’empêchera pas Cicéron d’obtenir gain de cause pour son client, en rendant quasiment le tribunal indépendant malgré lui, en parlant habilement des hautes préoccupations qui accablent le dictateur, et du soin qu’il met dans le bien public. Du grand art ! Il en fera preuve aussi quand il fera condamner le gouverneur de Sicile Verrès, pourtant à la fois très riche et très puissant, alors que Cicéron était encore jeune, et de surcroît appartenait au parti démocratique. En fait Cicéron a joué essentiellement sur le scandale que provoquerait un acquittement,  en affirmant tout haut une de ces phrases qui font mouche à chaque fois si elle sont placées au bon moment : « Si les immenses richesses de l’accusé triomphaient ici de la conscience et la vérité, on verrait du moins par ma conduite, que les juges ont rencontré un coupable et le coupable un accusateur » (Les Verrines).

    Compte tenu de sa renommée, Cicéron n’eut guère à plaider que des causes importantes, celles qui passionnaient le public.  Il est vrai que rien ne lui paraissait impossible, tellement il savait mettre de la souplesse et de la chaleur dans ses expositions, au demeurant toujours admirablement préparées. Mais il avait aussi l’art de grouper les évènements  les plus divers, les enchaîner, y mettre de l’unité, sachant donner à chaque fait la valeur qu’il lui plaît. Son plaidoyer pour Milon en est un exemple, même s’il fut loin d’être aussi brillant qu’il l’avait été à maintes autres reprises.

    Il est vrai que la tâche était difficile, car il fallait démontrer que ce même Milon n’était pas l’agresseur de son vieil ennemi Clodius, et qu’il n’a fait qu’user de son droit de légitime défense en le faisant tuer par ses esclaves. Il a simplement rappelé que Milon faisait, avec son escorte d’esclaves,  un voyage indispensable  à Lanuvium, dont la date était connue puisqu’il devait procéder à la nomination d’un flamine, alors que ce jour-là rien n’appelait Clodius hors de Rome. Cicéron mit beaucoup  de conviction à raconter par le détail la rencontre des deux escortes, mais cela ne fut pas suffisant pour obtenir l’acquittement, ce qui démontrait que Cicéron n’était qu’un homme, même si son habileté à manier les faits lui assurait presque systématiquement un empire sur les tribunaux et les auditoires.

    Cependant Cicéron n’était pas qu’un avocat habile, car il faut aussi lui reconnaître le respect de la vertu, l’attachement à la loi, la fidélité aux mœurs antiques, la vénération pour les liens sacrés de la famille, et bien sûr l’amour enthousiaste de la patrie et de sa culture. On a d’ailleurs reproché à Cicéron d’en avoir usé et abusé au détriment de l’argumentation, mais si l’orateur utilisait ces artifices, c’est parce qu’il savait ce que le tribunal et les gens voulaient généralement entendre. Et quoi de mieux que d’affirmer avec force, que c’est l’alliance des  vertus naturelles et de la culture littéraire qui a donné à Rome ses citoyens les plus accomplis, « un Lélius, un Furius, un Scipion l’Africain ».

    En outre il savait mieux que quiconque manier les bons mots dans ses plaidoiries, avec un penchant marqué à la raillerie, n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, ce qui lui permettait de mettre les rieurs de son côté, sans que cela ne l’empêche de produire de l’émotion et de remuer les âmes. Il  en fit une superbe démonstration pour demander l’acquittement de Célius, injustement accusé de l’empoisonnement de sa maîtresse, la peu recommandable Clodia. Elle l’était tellement peu que Cicéron en joua tout au long du procès et fit beaucoup rire à ses dépens, ce qui in fine fit acquitter le prétendu empoisonneur.

    Toutes ces qualités, soutenues par un style ô combien abondant, harmonieux, d’une remarquable fluidité, font de Cicéron le plus grand avocat qui ait paru à Rome, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette éloquence fût sans défauts. A force de vouloir donner aux faits la couleur qu’il lui plaît, il les dénature. En outre il a parfois du mal à faire croire à son émotion. Enfin, on lui a surtout reproché un apprêt trop continu qui amène la monotonie.  Tous ces défauts ressortent plus particulièrement dans ses discours politiques, où on voit trop l’orateur au détriment de l’homme d’Etat, ce qui est quand même un reproche à lui faire très relatif, comme il l’a prouvé dans son discours tout en inspiration contre Catilina, dans lequel il fit passer un souffle puissant et une passion qui éclairait à sa flamme la raison politique. C’est sans doute dans ce discours que Cicéron fut le plus grand, puisque tout apprêt avait disparu, laissant la place à l’improvisation d’où ressortait avant tout un ardent patriotisme.

    Michel Escatafal