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Littérature et histoire - Page 24

  • Le théâtre au Siècle d’Or en Espagne

    Le théâtre est le plus populaire des genres littéraires dans sa forme achevée, la comédie, avec des auteurs aussi remarquables que Lope de Vega et Calderon de la Barca, dignes émules d’un Shakespeare, mais aussi de beaucoup d’autres qu’il serait fastidieux de nommer. La comédie à l’époque pourrait presque se comparer avec le cinéma de nos jours. Etant à la fois un art et un commerce,  elle a  pour fin essentielle de plaire au public, nous pourrions même ajouter au peuple, lequel paie pour être présent au spectacle, ce qui était résumé par la formule : « La meilleure manière d’écrire des comédies est de faire ce qu’il faut pour plaire au public, c'est-à-dire correspondre à ses désirs, à ce qu’il sait, à sa façon d’imaginer le monde ».

    L’opinion des seigneurs ou des rois n’est pas très importante dans le théâtre espagnol du Siècle d’Or, et en cela la comédie espagnole diffère de la tragédie française. Avec le grand  nombre de ses épisodes et son action à la vue du public,  ce mélodrame ne se préoccupe pas beaucoup d’analyse psychologique. Avant tout le théâtre a besoin d’une absolue liberté, repoussant règles et unité. « Quand je dois écrire une comédie je range les préceptes avec six clés » affirme Lope de Vega dans son Art nouveau d’écrire des comédies dans ce temps.

    On repousse l’unité de lieu. On transfère sans effort  le spectateur de Madrid, à Séville ou à Rome, du palais à la prison ou dans la rue grâce à l’absence de décorations qui sont remplacées par quelque objet symbolique, apporté par un domestique que l’on suppose invisible : Un fauteuil ? Nous sommes dans un palais. Un pot de fleurs ? Allons pour un jardin, etc. (mode de fonctionnement adopté en France il y a quelques décennies  par les compagnies de théâtre, le T.N.P., J.L. Barrault etc.).

    Il n’y a pas d’unité de temps non plus. Cervantes, traduit par Boileau, disait que le héros de certaines comédies « est dans le premier acte un enfant dans ses langes, dans le second déjà un homme portant la barbe, et dans le troisième marche avec trois pieds », ce qui signifie marcher avec une canne.  Et il n’y a pas davantage d’unité de d’action.  Le personnage doit se transformer en double ou en triple pour conserver un caractère comique, par exemple dans le cas des amourettes des jeunes premiers pour les « gracieuses ». On embrouille soigneusement une intrigue romanesque, qui abonde d’incidents de toutes sortes, de surprises, de péripéties et de quiproquos.

    Enfin la comédie  évite l’unité de ton. On passe sans transition, de même que dans le théâtre shakespearien, du tragique au burlesque, de la poésie la plus délicate au réalisme le plus comique. Toujours écrite en vers, la comédie se déroule sur trois journées, parfois même sur cinq à l’intérieur desquelles on ne distingue aucune division comparable aux scènes françaises.  L’évolution de l’action est indiquée par le changement de versification. Les mètres de la comédie sont aussi variés que ceux des autres éléments. Le romance (vers d’octosyllabes avec rimes assonantes), les petites rondes (strophes de quatre vers), les décimes  ou redondillas (strophes de dix vers) et le sonnet sont les plus utilisés. Tant de variété confère à la comédie un charme évident, et surtout lui donne à la fois flexibilité et aisance.

    Nous pourrions aussi parler des formes, avec des comédies multiformes que l’on peut classer de diverses manières, à savoir comédies de saints (biographies) et de légendes dévotes,  comédies historiques, romanesques, fantastiques,  d’intrigues, de cape et d’épée, ou de costumes etc. Les ressorts de tout cela sont surtout l’amour, considéré par les poètes ibériques comme l’élan vital de la jeunesse,  et l’honneur, tellement important en Espagne et pas seulement au Siècle d’Or. Pour parler comme aujourd’hui, je dirais que l’honneur fait partie intégrante de l’identité nationale espagnole. L’honneur c’est l’opinion ou la réputation dont chacun d’entre nous peut jouir. L’un et l’autre, sources d’attitudes élégantes et d’actions audacieuses, ont donné  leur forme à ce théâtre si jeune et passionné, lui conférant une grande valeur poétique et sociale.

     

    Parmi les plus illustres auteurs dramatiques du Siècle d’Or, il faut citer le premier en date, Lope de Rueda (1510-15656), génie et auteur à la fois, ce qui veut dire qu’il écrivit des comédies tout en dirigeant une compagnie, un peu comme le poète Hardy chez  nous. Il fut celui qui sortit le théâtre des palais pour le mettre à la portée du public. A ce titre il reçut les éloges de Cervantes qui l’avait vu jouer personnellement. Ensuite il y eut Juan de la Cueva (1543-1610), sévillan, qui orienta le théâtre vers les sujets nationaux, mais en les romançant dans ses représentations. Il contribua à diversifier les mètres. D’abord marqué par l’influence de Pétrarque, il introduisit très vite des thèmes tirés du « Romancero », mais aussi de l’histoire contemporaine (El saco de Roma y muerte de Borbon)

     

    A Valence, important centre de production dramatique, « l’académie des nocturnes » regroupe de nombreux génies ou considérés comme tels. Le plus connu d’entre eux, Guillen de Castro (1569-1631), composa une cinquantaine de comédies. Son œuvre la plus fameuse, Las  Mocedades del Cid, qui servit de modèle à Corneille, est un ingénieux tissu de romances traditionnelles. A Madrid, Cervantes, après quelques essais dramatiques de forme assez classique, notamment la tragédie de Numancia,  mais aussi les comédies El Trato de Argel y Los banos de Argel, pleines de souvenirs de sa captivité, et les enchanteurs Entremeses (en français intermèdes) comme El retablo de las Maravillas, La Cueva de Salamanca, El juez de los divorcios, etc., se retira avant  l’écrasant succès  de celui à qui l’on avait donné comme surnom  le « phénix des génies », Lope Félix de Vega Carpio.

     

    Michel Escatafal

     

  • Alexandre Hardy, un auteur prolifique au style négligé

    hardy.jpgNé à Paris vers 1570, mort de la peste vers 1632, Alexandre Hardy est le plus célèbre des auteurs dramatiques des premières années du dix-septième siècle. Aujourd’hui nous dirions plutôt qu’il fut avant tout un auteur à succès. Attaché comme poète à une troupe de comédiens qui, sans renoncer définitivement à parcourir la province, s’était établie à Paris en 1607, il fit preuve d’une incroyable fécondité, puisqu’il se vante d’avoir composé plus de six cents pièces, tragédies, tragi-comédies et pastorales, dont il a publié quarante et une.

     Dès lors il est aisé de comprendre que le style de cet écrivain, forcé de travailler très vite, ait dû être très négligé. Néanmoins, les œuvres d’Alexandre Hardy n’en tiennent pas moins une place importante dans l’histoire de notre théâtre. En effet, écrites par des poètes savants, les tragédies du seizième siècle étaient faites surtout pour être lues, ou pour être représentées dans des collèges, devant un auditoire choisi. Quand au peuple, il continuait à se complaire avec des pièces composées suivant la vieille poétique du quinzième siècle.

     Hardy a le mérite d’avoir essayé de fondre ensemble les deux genres, et de traiter le drame populaire d’une manière plus artistique, se rapprochant davantage de la tragédie savante. Cette tentative a donné naissance à des pièces d’une construction sans doute très irrégulière, mais qui n’en préparèrent pas moins l’avènement de notre tragédie classique, c’est-à-dire d’un genre traité suivant les règles des anciens et destiné cependant  aux représentations publiques, les thèmes développés s’inspirant des réalités, le plus souvent très douloureuses, de la vie quotidienne. Mentionnons au moins ici deux des compositions d’Alexandre Hardy : Scédase ou l’Hospitalité violée et les Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée.

     Scédase ou l’Hospitalité violée est une tragi-comédie à laquelle Corneille faisait encore allusion comme à un modèle de drame bourgeois (Epitre à M. de Zuylichem, en tête de Don Sanche d’Aragon). En ce qui concerne les Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée, il s’agit d’une adaptation du vieux roman grec d’Héliodore (sophiste du IVè siècle), divisée en huit journées de cinq actes chacune. Théagène et Chariclée, amenés prisonniers devant Hydaspe, roi d’Ethiopie, vont suivant la coutume du pays être immolés, lorsque la reine Persine  reconnaît dans Chariclée sa fille, qu’elle avait abandonnée.

     Michel Escatafal

  • Pascal : un génie des mathématiques et de la littérature

    pascal.jpgNé en 1623 à Clermont-Ferrand, la courte vie de Pascal s’étale sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, ce que l’on semble oublier souvent quand on parle des grands écrivains du dix-septième siècle. Blaise Pascal donna dès l’enfance la marque d’une intelligence qui tenait du prodige et d’une aptitude exceptionnelle aux mathématiques.  Ses premiers travaux lui acquirent en effet parmi les géomètres et les physiciens une grande et légitime réputation. Mais la ferveur de sa foi l’entraînait vers d’autres horizons et ne lui permit pas d'aller plus loin dans ses recherches, ce qui explique qu'il ait pu présenter la terre comme immobile, tandis que le soleil marcherait (Les Pensées), système que Galilée avait déjà victorieusement combattu.

    Séduit par les prédications jansénistes, accablé aussi par les infirmités et les souffrances continuelles d’un corps malade, sous l’influence desquelles sa piété s’exaltait encore, poussé par sa sœur Jacqueline (1625-1661), religieuse à Port-Royal sous le nom de sœur Sainte-Euphémie,  à la foi janséniste inflexible et profonde, Pascal entra de plus en plus, après un retour vers le monde qui fut de courte durée (1652-1654), dans la société des Messieurs de Port-Royal. Il devint ainsi lors de la fameuse querelle sur la grâce et les doctrines de Jansénius, leur plus ardent et leur plus brillant défenseur.

    L’apparition des dix-huit Lettres provinciales qu’il écrivit marque une date importante dans l’histoire de notre langue et de notre littérature : après la publication de cet immortel pamphlet  (1656-1657), la prose française n’a plus de progrès à faire. Pascal mourut en 1662, à trente neuf ans, sans avoir pu achever le grand ouvrage qu’il méditait, Apologie de la religion chrétienne.  Les Messieurs de Port-Royal publièrent du moins, sous le nom de Pensées, les fragments qu’il en avait déjà jetés sur le papier, en faisant entrer dans ce recueil des notes et des réflexions diverses que l’on trouva également chez lui.

    Mais ils crurent devoir apporter au texte des corrections que la sagacité de Victor Cousin a permis de contester (Des Pensées de Pascal, rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition de cet ouvrage en 1843), en remettant en lumière les feuillets manuscrits des Pensées. Tel qu’il nous a été rendu, dans sa primitive intégrité, avec des tours souvent incorrects  et des expressions parfois forcées, ce livre, où nous retrouvons en effet les Pensées de Pascal sous la forme même où elles ont, pour ainsi dire, jailli de son cerveau, est un des ouvrages les plus étonnants de notre littérature, celui dans lequel le lecteur peut le plus aisément, suivant la distinction de Pascal même, retrouver, non l’auteur, mais l’homme.

    Au reste le plan même que Pascal se proposait de suivre dans son livre décèle une originalité profonde. Laissant tout à fait de côté les arguments par lesquels les philosophes démontrent ordinairement l’existence de Dieu, Pascal réserve encore pour la seconde partie de l’Apologie les preuves de la vérité de la religion chrétienne. Ces preuves, en effet, ne pourront faire d’impression sur ceux qu’il veut convertir, s’il n’accommode pas sa méthode de démonstration à l’esprit et aux sentiments qui habitent ceux qui ne croient ni au ciel, ni au Christ. Aussi n’est-ce qu’après les avoir amenés, par l’argumentation la plus pressante et la plus passionnée, à désirer d'eux-mêmes de connaître enfin le mystère de leur propre nature, mystère inexplicable aux philosophies et aux fausses religions, et dont l’Ecriture au contraire semble nous livrer la clé, qu’il pourra leur démontrer, par l’étude de l’Ancien et du Nouveau Testament, la vérité de la religion chrétienne.

    Certes Pascal aurait pu changer quelque chose aux détails de ce plan, que son neveu Etienne Perier (premier des cinq enfants du couple que forma Gilberte Pascal, soeur de Blaise et Jacqueline, avec son cousin Florin Perier) nous a fait connaître.  Mais il n’en faut pas moins voir là l’exacte indication de son dessein, et l’on risquerait fort, si l’on n’y songeait, de se méprendre sur le sens et la portée de quelques uns des plus célèbres fragments des Pensées : on ne verrait dans Pascal qu’un moraliste plus profond, mais du même genre que La Rochefoucauld et La Bruyère. Or, quoi que La Bruyère lui-même en ait pensé, notamment dans son Discours sur Théophraste, il n’y a vraiment pas lieu de  comparer Pascal avec ces fins observateurs de la nature humaine, dont l’entreprise a été si différente de la sienne.

    Un dernier mot enfin, Pascal a beaucoup médité sur Montaigne. On le remarque surtout dans les Pensées, ce qui m’a permis de faire le rapprochement avec ce qu’a écrit Montaigne dans son Institution des enfants, mais aussi dans son Apologie de Raymond de Sebonde (Essais), ou encore dans la formule très connue qui dans les Pensées a pris cette forme  : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », ce que Montaigne avait écrit ainsi dans le dernier chapitre des Essais : « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme, c’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ». Quand deux génies écrivent la même chose…

    Michel Escatafal

  • Avec les Gracques l'éloquence devient un art

    gracques.jpgLa liste des orateurs à Rome est des plus prestigieuses, avec des personnalités qui donnèrent à l’éloquence ses lettres de noblesse. Après avoir longuement évoqué Caton, je vais aborder  un autre chapitre avec  les Gracques. Ceux-ci comme Caton s’attachèrent au parti populaire, mais au lieu d’avoir l’origine et l’éducation plébéienne du paysan de Tusculum, Tiberius et Caïus Gracchus sortaient d’une illustre famille, et ils reçurent l’éducation et la culture la plus soignée. Cornelia (189-100 av. J.C.), leur mère, fille du premier Africain (Scipion), femme de Tiberius Sempronius Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, devint  veuve de bonne heure et se consacra toute entière à ses fils, afin de faire d’eux des hommes et des citoyens dignes du grand nom qu’ils portaient.  Pour être sûre de parvenir à ses fins, elle alla jusqu’à refuser d’épouser Ptolémée, roi d’Egypte.

    Guidée par l’autorité de cette femme supérieure, les deux jeunes gens conçurent les ambitions les plus hautes et les plus désintéressées, s’habituèrent aux fortes vertus, et développèrent le germe de talents bien élevés. En fait Cornelia aura auprès de ses enfants le rôle que jouera, beaucoup plus tard,  la reine Hortense auprès de son fils Louis-Napoléon Bonaparte, à cette énorme différence près qu’Hortense fit à son fils des cours d’une morale bien particulière, où abondaient les excitations à la pratique des perfidies et du mensonge, au dédain de toute moralité, au mépris des hommes et des lois. En fait elle apprit au futur empereur  Napoléon III la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation et s’emparer du pouvoir. Mais revenons aux Gracques, comme on les appelle communément, pour dire que leur vie appartient totalement à l’histoire politique de Rome, pour laquelle ils sont considérés à juste titre comme des héros, et j’ajouterais comme des héros tragiques.

    Tiberius Gracchus (162-133 av. J.C.) périt en effet dans un mouvement révolutionnaire, massacré par la faction aristocratique, sans que celle-ci ait pu l’empêcher  de faire entendre les protestations des opprimés.  On retiendra de lui cette tirade célèbre : " Les bêtes sauvages répandues dans l’Italie ont leur tanière et leurs repaires où elles peuvent se retirer. Ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont en partage que l’air et la lumière qu’ils respirent. Les généraux mentent quand ils les engagent à défendre leurs tombeaux et leurs temples et à repousser l’ennemi. Parmi tant de Romains il n’en est pas un seul qui ait un autel paternel ni un tombeau où reposent ses ancêtres. On les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre ". Cette simple lecture permet de mieux comprendre pourquoi Tiberius Gracchus mourut à vingt neuf ans, victime de la vindicte des grands propriétaires.

    Caïus  Gracchus (154-121 av. J.C.) reprit courageusement l’œuvre de son frère et entreprit de venger son assassinat. Il put croire un moment qu’il parviendrait à ses fins. Chéri du peuple, craint du Sénat, il devint pendant deux ans le véritable maître de Rome. Mais c’était trop beau pour être vrai, et la cupidité des chevaliers, l’orgueil patricien, l’inconstance populaire lui firent bientôt comprendre qu’il allait succomber à son tour.  Cela ne lui fit pas renoncer pour autant à ses desseins, malgré les supplications de ses amis et les angoisses qui l’assiégeaient, comme en témoignent les paroles qui nous ont été conservées de lui, parlant du meurtre de son frère.

    " Vos ancêtres, disait-il au peuple, ont déclaré la guerre aux Falisques  (peuple de l’Italie antique) qui avaient insulté le tribun du peuple Genucius. Ils ont condamné à mort Caïus Veturius pour avoir refusé de faire place à un tribun qui traversait le Forum. Et, sous vos yeux, ces hommes ont assommé Tiberius à coup de bâton, traînant son cadavre du Capitole à travers toute la ville pour être jeté dans le fleuve, et ceux de ses amis qu’on a pu arrêter ont été mis à mort sans jugement ".

    En outre, quand Caïus se sentit complètement abandonné de ses partisans, serré de près par ses adversaires qui allaient le mettre à mort, il s’écria devant ses ennemis presque ébranlés par tant de bravoure : " Malheureux ! Où aller ? Où me réfugier ? Au Capitole ? Il est encore teint du sang de mon frère ! Dans ma maison ? Pour y voir les lamentations et le désespoir de ma mère !" Tout cela, comme dira plus tard Cicéron, donnait à Caïus Gracchus plus qu’à aucun autre orateur " une éloquence pleine et féconde ".

    Autant Caton semblait manquer d’idées générales et d’un sentiment de la beauté de la forme, autant les Gracques surent s’élever au-dessus des sentences et des dictons de la morale pratique jusqu’aux conceptions d’une sagesse plus profonde et plus large. En plus ils ont vécu dans un temps où l’enseignement de la rhétorique s’était largement répandu dans Rome, ce qui signifie que la maison de Cornelia avait subi les influences de ces nouveautés apportées par les Grecs. Cicéron, encore lui, témoignera que Caïus Gracchus avait " quelque chose d’imposant dans l’ensemble de sa composition et une élocution pleine de noblesse ".  En résumé, avec les Gracques l’éloquence cesse d’être pour les Romains un heureux instinct, une manifestation brillante de la passion ou du bon sens chez quelques hommes doués, pour devenir véritablement un art.

    Michel Escatafal

  • L’éloquence à Rome et Caton orateur

    le Forum.jpgComme l’histoire, l’éloquence fut un art romain. Le patriciat se montrant jaloux de ses droits, voulait diriger les affaires publiques au grand jour, ne voyant aucun danger pour son pouvoir dans la parole publique.  De fait, pour les premiers orateurs  romains la parole n’était qu’un moyen puissant pour assurer la prééminence de leur parti, et au dehors pour faire triompher les intérêts de Rome.  L’intérêt, voilà le maître mot de ceux qui veillaient sur la tradition des vieilles vertus romaines, dans lesquelles étaient exclues toute forme de justice sociale, comme nous dirions de nos jours.  D’ailleurs rarement dans la longue lutte que se sont livrés la plèbe et le patriciat, les tribuns ne pensèrent à réclamer l’égalité en s’appuyant sur le principe de justice. En fait, si l’on veut trouver un caractère de moralité à l’art oratoire, on ne peut le rencontrer qu’à travers les préceptes de la coutume et de l’usage antique. C’est un peu étroit pour parler de moralité, mais celle-ci reposait sur du solide.

    « Il faut à l’orateur,  disait Tacite dans son Dialogue, des acclamations, des applaudissements, un théâtre. » Cette scène ne manquait pas à Rome, et le Forum en fut longtemps l’emblème. Dès le temps des rois, la vie politique y avait trouvé son centre, mais au fil des siècles il allait devenir le cœur de la vie à Rome sous toutes ses formes (plaisirs, affaires, politique etc.). Cela lui permit alors de bénéficier en priorité de nombreux embellissements, notamment le temple de Saturne (dieu du temps et de l’agriculture), celui de la Concorde, le Tabularium (dépôt des archives publiques), la basilique Porcia. De la tribune l’orateur pouvait apercevoir la citadelle et le temple du Capitole, ce qui nous laisse imaginer le sentiment de patriotisme qui pouvait emplir le cœur de celui qui s’adressait à la foule de ceux qui l’écoutaient.

    Les assemblées du Sénat se tenaient parfois en plein air ou sur quelque point du Forum, mais elles avaient lieu dans ce qu’on nommait une Curie (Curia Hostilia sous la République), vaste salle quadrangulaire ou l’on ménageait une estrade pour le président. Les sénateurs se réunissaient aussi dans les temples. La quatrième Catilinaire fut prononcée dans le temple de la Concorde. La salle où parlait Cicéron était richement décorée, avec notamment les statues des douze grands dieux qui semblaient assister au débat, ce qui ne pouvait qu’inspirer recueillement et gravité à l’orateur et à ceux qui l’écoutaient. Au passage, il faut souligner que le règlement du Sénat interdisait les interruptions, et que la parole appartenait en droit aux vétérans de la vie politique, et non aux plus éloquents. Ceux-ci devaient donc attendre leur tour pour pouvoir intervenir un jour dans la prestigieuse enceinte.

    La basilique avait un rôle très différent, car consacrée essentiellement aux affaires de justice. La basilique Porcia fut construite par Caton en 184 av. J.C., lequel dans un accès de générosité remarqua un jour que les marchands, les oisifs, les plaideurs qui encombraient le Forum, avaient souvent à subir les intempéries. Elle s’appelle Porcia parce que Caton appartenait à la gens Porcia. Cette basilique était un vaste édifice divisé en trois galeries par deux rangs de colonnes ou d’arcades superposées. Au fond de la nef centrale, plus haute que les autres, se trouvait un hémicycle où siégeait le tribunal pour les affaires de commerce et les causes civiles. Le jour où un avocat de renom venait traiter une affaire retentissante, cela permettait à un public nombreux de s’entasser dans les vastes salles d’audience. Dans un tel cadre l’avocat, orateur, pouvait donner la pleine mesure de son talent.

    Caton n’était pas avocat, mais il a ouvert la liste des orateurs romains, au même titre que celle des historiens. Dans ses Origines il prit la peine de recueillir quelques uns de ses discours. Son éloquence était empreinte avant tout de cette rude moralité qui a fait de lui le type même du censeur redouté. Sa définition de l’orateur ? « L’orateur c’est l’homme de bien habile à parler ». Le campagnard qu’il a toujours été se retrouvait quand il donnait à ses sentences la forme des proverbes populaires. Et quand il trouve le vice sur son chemin, il le combat avec une indignation enflammée. Il n’a pour les personnes qu’il n’apprécie pas ni ménagement, ni indulgence. Il était aussi sarcastique à l’occasion, surtout vis-à-vis de ceux qu’il appelait les bavards. Pour lui un bavard c’est quelqu’un « dont l’envie de parler est si grande, qu’à prix d’argent il louera des auditeurs ».  Il n'aimait pas non plus les personnes bien en chair. A propos d’un certain Véturius, personnage gras et corpulent, ne disait-il pas : « Quel service un tel corps peut-il rendre à la république, lorsque chez lui, depuis le cou jusqu’aux aines, tout est ventre » ?  Telle fut l’éloquence de Caton, animée, passionnée, vivante, mais rude et sèche, et toute empreinte de rusticité primitive. En fait Caton allait inaugurer une liste prestigieuse où nous allons retrouver des personnages comme les Gracques (nés en 162 et 154 av. J.C.), et plus tard Cicéron (106-43 av.J.C.).

    Michel Escatafal