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Littérature et histoire - Page 2

  • Tacite, véritable historien du principat à Rome

    Tacite, Tite-Live, empire romain, NéronComme Tite-Live, et comme les anciens en général, Tacite a cru que l’histoire avait pour objet de donner un enseignement moral et politique : "Je suis persuadé, dit-il, que le principal objet de l’histoire est de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité". Il a écrit pour soulager sa conscience et celle de ses contemporains, pour témoigner contre les tyrans et en faveur des bons princes : « Je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée et le témoignage du bonheur présent ». Il a pensé que les exemples qu’on trouverait dans son livre aideraient les hommes à se guider dans la vie publique ou privée : « Peu de gens distinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit ; les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre ». Il n’y a donc rien de nouveau dans le dessein que forme Tacite en écrivant l’histoire.

     

    Mais, dans l’exécution, son œuvre diffère de celle de Tite-Live. Bien plus que son devancier, il sentit le besoin de l’exactitude, éprouva aussi une curiosité bien plus vive, bien plus large et exerça sur les faits une enquête plus étendue et plus attentive. Comme Tite-Live, il a consulté tous les historiens qui l’ont précédé et les cite souvent, soit en les nommant, soit en faisant allusion à leurs ouvrages. Les mémoires des grands personnages, les discours des hommes politiques, les pièces officielles ont été mis en œuvre par lui, mais la tradition orale ne lui a pas paru devoir être négligée. En fait, la curiosité de Tacite est dirigée par une critique qui peut parfois manquer de sûreté, mais qui ne cesse pas d’être en éveil. Chez lui, nulle complaisance pour les légendes, et il nous en avertit : «  Je ne donne rien à l’amour du merveilleux ». Chaque témoignage est soigneusement pesé, et s’il prend parti, il n’omet pas de nous prévenir que son affirmation n’a que la valeur d’une opinion personnelle.

     

    On aurait donc grand-peine à nier son effort pour être vrai, mais cela n’empêchera jamais qu’on discute son impartialité, malgré ses dénégations. En vain a-t-il déclaré qu’il n’apportait dans son œuvre « ni haine, ni faveur », qu’il voulait éviter la malignité « qui plaît par un certain air d’indépendance ». On a vu en lui un partisan entêté de l’ancienne aristocratie, un adversaire du régime impérial, « un fanatique pétillant d’esprit », comme disait Voltaire. Et pourtant, rien dans sa conduite ni dans son œuvre, ne justifie ces imputations. Nous savons certes qu’il exerça des charges publiques sous Domitien, mais sa conduite consista alors à chercher un milieu « entre l’opposition qui amène la ruine et la servilité qui cause la honte ». Dans son livre il ne laisse jamais échapper une parole de révolte.

     

    Pour lui, après Actium « l’établissement du pouvoir d’un seul fut une des conditions de la paix publique ». Il ne regrette ni le gouvernement du peuple, « qui désire et redoute à la fois les révolutions », ni celui de l’aristocratie, « car la domination du petit nombre ressemble au despotisme des rois ». Un Etat, où démocratie, aristocratie, monarchie pourraient se mêler et se tempérer, voilà, selon lui, l’idéal, mais il n’y croit pas : « Un pareil gouvernement est plus facile à louer qu’à établir, et, fût-il établi, il ne saurait durer ». Ajoutons que le ton de Tacite est toujours grave, qu’il ne sent jamais le pamphlet ni la déclamation, que parfois même, au lieu de s’indigner de certains actes qui provoqueraient une indignation bien naturelle, il en recherche froidement les causes. Pourquoi donc l’accuser de partialité ?

     

    Ne serait-ce point qu’on a trouvé quelque invraisemblance dans les tableaux qu’il trace de la servilité du peuple, de la lâcheté du Sénat, de la cruauté des empereurs ?   Mais à lire ses contemporains, Pline le Jeune, Suétone, on s’aperçoit qu’ils confirment ses témoignages, quelquefois les aggravent. Ne serait-ce point encore qu’on sent partout chez lui l’amertume, une résignation au fait accompli, qui ressemble à du désespoir, la haute et profonde mélancolie d’une âme honnête et virile blessée par l’abaissement moral de son époque ? Mais cela, c’est le génie même de Tacite, et c’est ce qui donne à son livre son accent et sa couleur propres, sa vérité aussi,  car la poignante impression qu’il nous laisse est bien celle qu’il faut garder d’un temps, où de grands progrès de civilisation s’accomplirent sans doute, mais qui oppresse la conscience d’une angoisse pesante.

     

    En parlant de vérité, il faut quand même noter dans son œuvre, non seulement des erreurs de détail que l’on pourrait presque considérer comme inévitables, mais aussi quelques préjugés surannés, comme sa haine pour les étrangers, sa dureté pour les esclaves, ses préventions contre les juifs et les chrétiens, mais cela n’empêche pas Tacite de demeurer  le véritable historien, sinon de l’empire romain, du moins du principat, à Rome. A ce propos, Tacite  a fait plus de portraits à lui seul que tous ses devanciers et sans doute de plus vrais. Si j’écris « sans doute », c’est une manière de dire que s’ils ne sont pas plus vrais que ceux de Tite-Live et de Salluste, en tout cas ils sont plus réels, projetant sur ses personnages un rayon de lumière éclairant toute leur âme et mettant à nu le secret de leur vie. Le meilleur exemple en est Néron. En effet, après nous l’avoir montré avec ses mauvais instincts qui l’ont conduit à l’orgie sanglante de la fin de son règne, Tacite ajoute ces mots : « Néron eut la passion de l’impossible », ce qui peut conduire à comprendre d’une certaine manière la destinée à la fois grotesque et terrible de cet histrion couronné.    

     

    Ceci nous permet de comprendre pourquoi, contrairement à d’autres auteurs de son époque connus ou inconnus, il avait dans l’esprit trop d’élévation et de gravité pour être dominé par la préoccupation de faire une œuvre d’art. Cependant il vivait à une époque trop cultivée, et il était trop cultivé lui-même, pour dépouiller toute ambition littéraire en écrivant son livre. Ainsi, sur la fin de sa vie, quand il composa ses Annales, jetant un coup d’œil sur les tableaux qu’il avait déjà tracés, sur ceux qui lui restaient à tracer encore, et les comparant aux peintures de ses prédécesseurs, il s’inquiéta craignant que sa matière n’offre trop peu d’intérêt au lecteur. Il est certain que cette histoire du principat, restreinte presque complètement aux intrigues du palais, aux persécutions des adversaires de l’empereur, pouvait aisément devenir monotone et mesquine, mais Tacite sut triompher de ces difficultés. Chez lui, point d’uniformité dans son livre, mais une unité puissante de couleur et de ton. En outre, sous l’apparente monotonie des actes du despotisme, il savait retrouver et traduire l’éternelle variété de la nature humaine, soutenant l’âme du lecteur, que pourrait lasser l’abjection des acteurs de son drame, en évoquant partout la conscience comme un juge invisible et présent.

     

    Il chercha surtout l’intérêt dans les luttes qui se livraient au fond des âmes. Nul historien, dans aucun temps, n’a possédé plus que lui la faculté de démêler les motifs secrets des actions humaines. Son observation est si délicate et si pénétrante, elle parcourt avec une telle exactitude les replis des cœurs, que parfois ses maximes surprennent et ressemblent à des paradoxes : « Il est dans la nature humaine, dira-t-il par exemple, de haïr ceux qu’on a offensés ». Beaucoup ont discuté la valeur historique de l’ouvrage de Tacite, mais personne n’a songé à nier qu’il fût entre tous un psychologue délié et profond.

     

    Michel Escatafal

  • L'histoire après Tite-Live c'est d'abord l'oeuvre de Tacite

    Après Auguste, empereur tolérant par politique, vint l'époque des Tibère, Caligula, Claude et Néron, personnages soupçonneux ou affolés de pouvoir absolu. Une œuvre véritablement historique était alors impossible. Sous Tibère (14-37), Crémutius Cordus voyait son livre condamné à être brûlé par la main du bourreau, parce qu'il contenait l'éloge de Brutus et de Cassius. Aussi est-ce l'époque des abrégés, comme celui de Velléius Paterculus (sous Tibère), des recueils d'anecdotes morales ( Valère-Maxime, sous Tibère aussi), des compositions romanesques, comme l'Histoire d'Alexandre par Quinte-Curce, sous le règne de Claude (41-54). Avec Nerva (96-98) et Trajan (98-117) cesse le régime de la terreur, "on commence à respirer", et nous devons à cet heureux moment du principat un des plus beaux monuments de la littérature romaine, l'œuvre de Tacite.

    Dès son premier écrit, le Dialogue des orateurs, composé sous Titus (79-81) et au début du règne de Domitien (81-96), nous sommes face au morceau de critique le plus brillant et le plus profond que nous ait légué l'antiquité romaine. Plus tard, au commencement du règne de Trajan, Tacite fit paraître la Vie d'Agricola, livre souvenir de la tyrannie à l'époque de Domitien. Peu après suivit la Germanie, sorte d'étude de géographie et d'ethnographie, prémices des Histoires, comprenant les évènement allant de la mort de Néron (68) à celle de Domitien. Enfin les Annales sont l'œuvre de la vieillesse de l'historien, une œuvre où après avoir remonté dans le passé jusqu'à la mort d'Auguste (14), Tacite y racontait les règnes de Tibère, Claude et Néron (54-68). Hélas pour les Annales, comme pour les Histoires, le temps n'a épargné que quelques livres. Néanmoins ce qui nous reste des débris des Annales suffit à nous montrer qu'il s'agit du chef d'œuvre de Tacite et d'un des plus magnifiques témoignages attestant des évènements qui ont fait l'histoire de Rome. Je reviendrai plus longuement dans un prochain article sur la vie, les œuvres et l'art de cet auteur de génie.

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien, l’historien des mœurs de son époque

    Pline l'Ancien, Histoire naturelle, empire romain, Caton, irruption du Vésuve en 79 L’Histoire naturelle de Pline est un monument imposant, mais c’est la seule remarque que nous puissions faire sur son réel intérêt scientifique, avec un nombre considérable d’erreurs, parfois même d’une bizarrerie confondante quand il traite de la médecine. Sa thérapeutique en effet, ressemble très fort à celle des commères et des guérisseurs, considérant que la salive, les premiers cheveux et la première dent qui tombe aux enfants, pourvu qu’elle n’ait pas touché terre, sont en certains cas d’excellents remèdes. Où a-t-il pu chercher et trouver pareilles billevesées ? Cela étant, tous ceux qui ont étudié Pline l’Ancien affirment qu’il ne fut en aucune façon un observateur, même si sa mort fit illusion sur ce point, la grande expérience dont il fut la victime lors de l’irruption du Vésuve, en observant le phénomène à Stabies (79), étant sans doute la seule qu’il ait faite.

     

    En fait, quand il étudiait l’histoire naturelle, c’était…dans sa bibliothèque, à travers les volumes qu’il lisait. Son œuvre est donc avant tout un inventaire, un répertoire, une compilation, ce qui transparaît à travers nombre d’erreurs qu’il aurait dû éviter. Parmi les plus énormes, je citerais celle relative aux lions, très nombreux à son époque de jeux dans l’amphithéâtre, quand il écrit : «  Cet animal si puissant, si féroce…est effrayé par la crête du coq et plus encore par son chant ». Voilà un fait dont la fausseté n’était pourtant pas difficile à constater, et qui témoigne de son manque d’esprit scientifique.

     

    Néanmoins on aurait quand même tort de faire trop bon marché de son œuvre, laquelle a permis de conserver quantité d’observations des premiers savants qui, sans lui, seraient perdues depuis longtemps. Il lui est même arrivé de voir avec justesse, quand il avait à faire à des objets familiers, notamment certains animaux tels que le rossignol, la fourmi, l’araignée, qui sont décrits avec vérité  et vivacité. Il relève ces peintures par des réflexions morales qui viennent sans effort, avec un naturel supérieur à celui que l’on retrouve dans Buffon, même s’il y a moins d’art, ce même Buffon ayant pu dire de Pline qu’il avait la « facilité de penser en grand ». Bref, si Pline n’eut point le sens de la science, il en avait au moins le goût, et ses idées ne furent point celles d’un esprit médiocre.

     

    La philosophie de Pline l’Ancien n’est guère plus systématique que sa science, car il y a chez lui des tendances plutôt que des opinions. Toutefois elle nous intéresse, dans la mesure où nous trouvons chez lui un nouveau et important témoignage sur l’état des esprits dans le monde ancien finissant. On peut, par exemple, mesurer le discrédit où était tombé le polythéisme dans la haute société, quand on voit sur quel ton parlait de ses croyances un homme qui fut l’ami de l’empereur, un personnage officiel comme nous dirions de nos jours : « Croire qu’il y a un nombre infini de dieux…, c’est passer les bornes de la stupidité…, s’imaginer que les uns sont âgés, toujours en cheveux blancs ; les autres jeunes, enfants, noirs, ailés, boiteux, issus d’un œuf…, ce sont là des rêveries presque puériles ». Pareilles phrases font apparaître plus qu’un doute sur l’existence de Dieu, que Pline assimilerait à la rigueur au soleil, pour finir par avouer qu’il n’y a pas de Providence, cette croyance n’étant bonne à retenir que dans un intérêt social, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter « qu’il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des affaires terrestres ». 

     

    Ce scepticisme a mêlé une singulière amertume à l’idée que Pline s’est faite de la vie. Il y a chez lui des pages où s’exhale toute la tristesse d’un monde qui avait perdu sa foi et ne concevait pas d’espérance nouvelle, l’homme étant à ses yeux le plus misérable de tous les êtres, le plus maltraité par la nature. La preuve, «  seul, il ne sait rien sans l’apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ; en un mot, il ne sait rien spontanément, que pleurer ». En fait, nous ne tenons de la vie qu’un bienfait : la possibilité de mourir, ce qui explique que «  beaucoup ont pensé que le mieux était de ne pas naître ou d’être anéanti au plus tôt ». Cette amertume est comme entretenue dans l’âme de Pline par le spectacle de la dépravation de ses contemporains, avec une folie du luxe et une frénésie du plaisir qui, à ses yeux, emporte la société romaine, confirmant et précisant les témoignages des satiriques, comme Juvénal, ou des historiens, comme Tacite. Pour toutes ces raisons, certains affirment ou ont affirmé que l’ouvrage de Pline est intéressant avant tout pour l’histoire des mœurs.

     

    Si j’écris cela, c’est parce que son aversion pour la civilisation qui l’avait vu naître, l’a conduit à dénoncer la navigation, le travail des métaux, l’invention de la monnaie comme des « crimes envers l’humanité ». Néanmoins ce découragement n’est pas toujours de règle, car même si Pline, comme Pascal, a mesuré l’impuissance et l’orgueil de l’homme, il croit pourtant en dernière analyse « que c’est de la pensée qu’il doit se relever ». En outre, en dépit de ses déclarations chagrines sur l’industrie, l’art, la science, ce qui l’attriste plus que tout c’est l’arrêt du mouvement scientifique, n’hésitant pas à louer les grands inventeurs. Même si tout cela paraît confus, c’est aussi une manière de regretter que de son temps « on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites », soulignant un peu plus loin qu’on « ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens ». Au passage on notera qu’à travers ces deux phrases, Pline permet à son œuvre d’échapper à ce que son pessimisme eût pu avoir de desséchant et d’infécond.

     

    Un dernier mot enfin, pour évoquer le style de Pline, dans ce vaste ouvrage qu’est son Histoire naturelle. Un style fort inégal, à propos duquel on peut aussi affirmer que par endroits il n’y en a point. En fait, quand la matière est rebelle, il semble que Pline se contente de rédiger des notes. En revanche, quand le sujet peut-être vivifié, le langage prend une couleur propre, imitant à sa manière le vieux Caton, qu’il admirait très fort. Chez Pline, comme chez l’ancien Romain, on retrouve cette qualité que les Latins appelaient « la gravité », c’est-à-dire une énergie un peu âpre, ou si l’on préfère un sérieux un peu triste.

     

    De Caton il a aussi la plaisanterie caustique et dure, comme en témoigne la façon dont il parle des médecins : « Seuls, ils peuvent assassiner impunément ; bien plus, ils accusent leurs victimes, et ce sont les gens qu’ils ont tués qui ont tort…Aussi cupides qu’ignorants, ils marchandent le prix de leurs visites au lit d’un mourant et prennent des arrhes sur la mort ». Une telle diatribe rappelle en effet la saveur du vieux temps, sans échapper aux défauts à la mode à ce moment de l’empire, mais aussi à ceux de toutes les périodes de l’histoire : la recherche de l’effet, du trait, ou, comme nous dirions aujourd’hui, du « buzz ». N’importe, ce que l’on emporte surtout de la lecture de son livre, c’est l’impression d’une âme ardente, d’un talent vigoureux, qui sut donner du mouvement et de la vie à son énorme compilation.

     

    Michel Escatafal

  • Pline l'Ancien : une vie assez courte, mais une oeuvre volumineuse

    histoire de rome,littérature romaine,pline l'ancien,pline le jeune,tibère,caligula,claude,titus,vespasien,herculanum,pompéiNé à Novum Comum (Côme aujourd’hui) en 23, sous Tibère, Pline l’Ancien fit ses études à Rome sous la direction du grammairien Apion qui, tout en enseignant les lettres et l’histoire, était aussi versé dans les diverses sciences. Ses études finies, Pline qui, en sa qualité de chevalier, était admis dans les grandes familles, vit de près la cour des empereurs Caligula (37-41) et Claude (41-54). Ensuite, après un court séjour en Afrique, il alla commander une aile de cavalerie en Germanie, où il fut le compagnon d’armes du futur empereur Titus (79-81). Très en faveur sous Vespasien (69-79), avec lequel il vécut dans une sorte d’intimité, il se vit chargé, avec le titre de procureur, de l’administration de plusieurs provinces. Enfin, c’est sous Titus, au moment de l’éruption du Vésuve qui engloutit Stabies, Herculanum et Pompéi, qu’il périt, à peine âgé de cinquante six ans, en observant le phénomène à Stabies (79). A cette époque il commandait une flotte rassemblée à Misène (près de Naples), pour défendre les côtes de l’Italie méridionale contre les pirates.

     

    Si cette vie assez courte se déroula presque tout entière dans les charges militaires et politiques, sans se dérober un seul instant, comme les anciens Romains, à ses devoirs civiques, elle n’empêcha pas son œuvre d’être volumineuse. En effet, outre son vaste ouvrage sur l’Histoire naturelle, il laissa un grand nombre d’écrits sur les sujets les plus divers : un traité d’art militaire sur la Manière de lancer le javelot à cheval, une Histoire des guerres de Germanie, très consultée par Tacite, un ouvrage sur l’Homme de lettres, une Dissertation grammaticale sur l’équivoque, enfin une Histoire de son temps.

     

    On aurait peine à comprendre pareille fécondité sans les détails que son neveu et lui-même nous ont laissés sur son prodigieux labeur. Levé avant le jour, Pline travaillait même la nuit : c’est ce qu’il appelait ses « moments de loisirs ». Partout il était accompagné d’un secrétaire à qui il dictait des notes et des extraits, écoutant des lectures jusque dans son bain. C’est ainsi qu’il laissa à son neveu, Pline le Jeune (61-112), cent soixante cahiers de notes écrits d’une écriture très fine au recto et au verso.

     

    Rien que son Histoire naturelle, le seul de ses ouvrages que nous possédions encore, eût suffi à défrayer l’activité d’un homme laborieux. On en jugera par l’énumération des matières qui y sont contenues. Divisée en trente sept livres, elle s’ouvre par une préface, sous forme de lettre à Titus, et par l’indication des sources où l’auteur a puisé : il a fait dit-il, « vingt mille extraits d’environ deux mille volumes qui proviennent de cent auteurs de choix ». Le second livre est une description physique du monde. La géographie prend les livres III à VI. Le septième livre est consacré à l’étude de l’homme. Il examine ensuite les mammifères dans le huitième, les poissons dans le neuvième, les oiseaux dans le dixième, les insectes dans le onzième. Puis, passant à la botanique, il traita des arbres, des arbrisseaux exotiques dans les livres XII et XIII, des arbres fruitiers dans les quatorzième et quinzième, des plantes et arbres sauvages dans le livre XVI, de l’arboriculture dans le dix-septième, des grains dans les dix-huitième et dix-neuvième, de l’agriculture du vingt au vingt-septième. Il reprend ensuite au point de vue médical l’examen de la botanique (XXVIII, XXXII), et de la zoologie. Enfin la minéralogie, considérée surtout dans ses rapports avec la vie et avec l’art, occupe la partie de l’ouvrage qui s’étend des livres XXXIII à XXXVII. Le livre XXXIV, sorte d’histoire de l’art antique, offre un intérêt tout spécial. Bref, un monument imposant, même s’il n’a rien de véritablement savant, surtout vu de nos jours.

     

    Michel Escatafall

  • Sénèque, un stoïcien qui a toujours gardé son indépendance

    Dans la dernière phrase de mon précédent article, j’avais écrit à propos de Sénèque : « Tacite avait bien raison de dire de lui qu’il donnait des grâces à la sagesse ». Mais qu’était-ce donc que cette sagesse qu’il parait de tellement d’arguments ? Elle consistait à « appeler uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et ne comptait la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l’âme, au nombre ni des biens, ni des maux ». C’est la morale stoïcienne. Mais il faut remarquer que Sénèque a toujours voulu garder son indépendance : « Je ne me suis pas fait une loi de ne rien hasarder contre le dire de Zénon et de Chrysippe ». Si bien que les leçons de l’école prennent chez lui un tour nouveau parfois et ont toujours un accent personnel. « Quelle que soit la valeur de mes lettres, je vous prie de les lire comme venant d’un homme qui cherche opiniâtrement la vérité qu’il n’a point encore trouvée ; car je ne suis assujetti à personne et je ne m’autorise du nom de personne ».

    Sénèque n’a jamais eu d’idée bien ferme sur la nature de Dieu. Quelquefois il le conçoit à la façon des stoïciens, c’est-à-dire qu’il le confond avec la nature même : « Voulez-vous l’appeler nature ? Le mot sera juste, il est le souffle qui nous anime. Voulez-vous voir en lui le monde lui-même , vous n’aurez pas tort ; il est tout ce que vous voyez ». Mais, parfois aussi, il se le figure comme un être personnel, exerçant une action bienfaisante sur chacun de nous : « Semblables à de bons pères qui sourient aux colères de leurs petits-enfants, les dieux ne cessent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui doutent de l’auteur des bienfaits ; d’une main toujours égale, ils répartissent les dons sur tous les peuples, n’ayant reçu en partage que le pouvoir de faire le bien ».

    A noter que Sénèque ne songe point à faire de la croyance à la divinité le fondement même de la morale : il est si loin de voir en Dieu (Sénèque n’était pas polythéiste même s’il écrivait ou disait les dieux), comme les modernes, le souverain juge qui récompense le bien et punit le mal, celui en qui la justice idéale trouve sa sanction. A ses yeux l’homme de bien ne relève que de sa conscience. D’ailleurs lui-même affirme « qu’il n’est pas le serviteur de Dieu, il s’associe à ses desseins ». Aussi Sénèque ne veut pas qu’on prie la divinité ni qu’on lui rende un culte : « Abolissons cette coutume d’aller saluer les images des dieux au matin et de s’asseoir aux portes de leurs temples…On honore Dieu en le connaissant…Le premier culte des dieux, c’est de croire qu’il y a des dieux. Voulez-vous avoir les dieux propices ? Soyez homme de bien ; c’est les honorer que les imiter ».

    Tout préoccupé de morale pratique, Sénèque, on le voit, n’a point approfondi la philosophie religieuse. Pourtant c’est sur la croyance en Dieu qu’il fonde le principe le plus important de sa morale, celui d’où il tirera tous les préceptes applicables aux rapports des hommes entre eux : je veux dire le principe de l’égalité originelle, d’où découlent les devoirs de justice et de fraternité : « Ce monde, qui enferme les choses humaines et les choses divines, n’est qu’un. Nous sommes les membres de ce vaste corps. La nature (c’est ici le nom que Sénèque donne à Dieu) nous a rendus tous parents en nous engendrant d’une même manière et pour une même loi…C’est elle qui a établi la justice et l’équité ; selon ses constitutions, c’est un plus grand mal de faire une injustice que d’en recevoir ; c’est par son ordre que les mains doivent  être toujours prêtes à porter secours ».

    C’est ainsi qu’il est amené à répudier l’esprit exclusif, qui avait animé les sociétés antiques et multiplié les guerres de nation à nation, de cité à cité. Plus de frontières : « Comme l’homme est mesquin avec ses frontières ! Le Dace ne franchira pas l’Ister ; le Strymon servira de limite à la Thrace ; l’Euphrate sera une barrière contre les Parthes…Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas ainsi un carré de jardin en cent provinces » ? Plus de castes ! « Nous avons tous un nombre égal de prédécesseurs, et il n’y a personne aujourd’hui dont l’origine ne soit hors de toute mémoire. Platon dit qu’il n’y a point de roi qui ne soit sorti d’un esclave, ni d’esclave qui ne soit issu d’un roi…Qu’est-ce qu’un chevalier romain ? Qu’est-ce qu’un affranchi et un esclave ? Ce sont des noms que l’injustice a introduits dans le monde ».

    La vie de l’homme doit être sacrée à l’homme, donc plus de batailles, et dans son Traité de la Colère, Sénèque trace un tableau émouvant des horreurs que la guerre déchaîne. Surtout, plus de ces jeux sanglants où de malheureux gladiateurs s’égorgent pour le plaisir d’une foule brutale : « Mais, dit-on, ces combattants sont des criminels. Celui-ci est un bandit. Eh bien ! Il a mérité d’être pendu. Celui-là, un assassin. Qu’on le tue. Mais toi, qui es assis sur ces gradins, qu’as-tu fait pour être condamné à un pareil spectacle ?» Le sage réprouve nécessairement toutes ces violences. La pensée toujours présente à son esprit, c’est que partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. « Il essuiera les larmes de celui qui pleure…Il offrira la main au naufragé ; à l’exilé, l’hospitalité ; à l’indigent, l’aumône; non cette aumône humiliante que la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants jettent avec dédain aux malheureux qu’ils secourent, et dont le contact les dégoûte ; mais il donnera comme un homme à un homme sur le patrimoine commun. Il rendra le fils aux larmes d’une mère, il fera tomber les chaînes de l’esclave, il retirera de l’arène le gladiateur, il ensevelira même le criminel ». Bien plus, ce n’est pas assez d’être bon pour les malheureux, il faut être indulgent avec les coupables : « Pourquoi haïr ceux qui font mal, puisque c’est l’erreur qui les entraîne ? » En effet, il n’est pas possible à un homme sage de haïr ceux qui s’égarent, et il y a bien plus d’humanité à témoigner à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, à les ramener, non à les poursuivre. Quel est le médecin qui se fâche contre ses malades ?

    On est étonné, après tant de belles paroles, si pleines d’humanité, d’entendre Sénèque déclarer que « si le sage doit être secourable, il ne doit pas être compatissant…qu’il doit faire le bien dans le calme de son cœur et d’un visage inaltérable ». Nous sommes ici dans une forme de prétention qui faisait de l’insensibilité un idéal et voulait, ne distinguant pas entre les passions généreuses ou basses, que l’homme ne dépendit d’aucune d’elles. Nous éprouvons aussi de la surprise à voir un philosophe qui prescrit aux hommes le respect de la vie d’autrui, demander que chacun fasse si bon marché de sa propre existence. Partout dans ses traités et dans ses lettres reviennent des encouragements passionnés à nous détacher de la vie. Mais ce n’est point comme un disciple fanatique que Sénèque accueille ces exagérations de la doctrine stoïcienne, car il reste pratique et ne répète pas une leçon apprise dans les livres des maîtres, donnant des conseils utiles pour l’époque où il vit. Face à la servitude imposée par les Césars, ne fallait-il pas inspirer un amour ardent et exclusif  de la liberté intérieure ?

    N’y avait-il pas une âpre consolation pour les hommes qui, au temps de Néron, vivaient, comme dit Sénèque, « le cou sous la hache », à penser que l’empereur étaient moins qu’eux-mêmes maître de leur existence ? En fait Sénèque « a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations », pour parler comme le philosophe Garat, lequel vécut à l’époque de la Terreur sous la Révolution…ce qui donne à cette pensée tout son poids. Plus généralement, nous dirons que Sénèque a su s’accommoder à son temps.

    Michel Escatafal