Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

histoire - Page 6

  • La poésie et la prose à Rome au premier siècle

    Nombreux sont ceux qui considèrent que la littérature romaine a connu son âge d’or à l’époque d’Auguste, mais peut-on affirmer comme certains le font allègrement que le premier siècle de l’ère chrétienne ait été une époque de décadence ? Ce serait sans doute un jugement sévère, surtout quand on parle d’auteurs comme Tacite, Juvénal ou Lucain qui ont des qualités différentes de celles de Tite-Live, Horace, Virgile ou Ovide, mais des qualités qui demeurent éminentes.  Pourtant la décadence existe, mais c’est surtout dans les tendances générales des littérateurs de ce temps qu’il faut la chercher et la marquer.

    Il faut dire d’abord qu’entre les deux époques il y a de profonds changements dans le gouvernement et la société. Tout ce qui, au siècle d’Auguste, avait servi à perfectionner le goût se corrompt alors et contribue à la gâter. Le gouvernement modéré et fort du premier empereur avait mis dans les esprits l’apaisement, la mesure, l’harmonie, mais avec les Tibère, Caligula ou Néron, ce pouvoir fort devient tyrannique et dur. Il impose la torpeur à ceux qui l’acceptent, et provoque la violence chez ceux qui le combattent. Ici la platitude du courtisan avec Valère-Maxime, là l’emportement déclamatoire du conspirateur avec Lucain. La tyrannie avilit les talents qu’elle protège, et souvent elle fausse, en les exaspérant, les talents qu’elle persécute.

    L’aristocratie cultivée qui, sous Auguste, avait formé un public de choix, commençait, dès ce temps, au dire d’Horace, à se laisser gagner par le bel esprit et son goût pour les lettres dégénérait parfois en manie littéraire. C’est la pente rapide sur laquelle se laissent toujours glisser les amateurs, qui ne sont que des amateurs, et que les occupations et les soins virils de la vie active ne préservent pas contre l’influence affadissante de l’air des cercles et des coteries. Or, les représentants de l’ancien patriciat romain furent alors tenus ou se tinrent de plus en plus à l’écart des affaires, et de plus en plus ils vécurent d’une vie désoeuvrée et artificielle. Ils devinrent aussi plus rares, beaucoup de familles s’éteignant avec le temps. D’autres furent supprimées par les proscriptions du pouvoir, sans parler de celles qui ruinées par de folles prodigalités, s’enfoncèrent dans l’obscurité et la misère. Elles furent remplacées par une aristocratie d’hommes d’argent de fonctionnaires.

    Comment ces gens auraient-ils pu avoir le goût littéraire, cette fleur de l’esprit, qu’une longue culture peut seule faire éclore ? Leurs encouragements furent donc plus funestes que profitables aux littérateurs. Les écrivains vécurent moins dans leur familiarité que dans leur domesticité. Ce sont eux qui commandaient ces pièces de circonstances sur le mariage de leurs enfants, sur la mort de leurs parents, de leurs esclaves favoris, de leurs bêtes familières, tristes besognes où s’épuisa le talent de Stace et de Martial. De pareilles gens ne peuvent goûter dans l’art que ce qu’il a de plus extérieur, de plus matériel, la connaissance du métier, l’habileté technique, la virtuosité, comme nous dirions. C’est ainsi que nous assistons à cette époque aux excès ridicules d’un dilettantisme pédant et puéril.

    Quant au peuple il compte de moins en moins. En outre les affranchissements y jettent tous les jours une foule d’hommes d’origine servile, le droit de cité est accordé très largement à des étrangers de tous les pays qui affluent à Rome. Il n’y a plus de traditions ni même de mœurs nationales, et la multitude n’a point souci des belles œuvres, mais de distributions de vivres et de spectacles sanglants à l’amphithéâtre.

    Si l’on regarde la poésie, on s’aperçoit qu’on n’écrit plus pour elle. L’Enéide de Virgile avait été une œuvre nationale et devint vite populaire, au point d’avoir retrouvé sur les murailles de Pompéi, des vers gravés à la pointe par des gens du peuple, comme l’attestent des fautes d’orthographe.  En outre à part Lucain, les poètes épiques du premier siècle ne songèrent qu’à faire preuve d’érudition mythologique et à déployer toutes les ressources de leur habileté de versificateurs : Silius Italicus, par exemple, traita la guerre punique, avec les procédés de l’école d’Alexandrie, ce qui fait qu’on ne sent nulle part l’âme d’un Romain. Le genre dramatique achève de disparaître, alors qu’à l’époque d’Auguste même si l’on ne produisait que peu de tragédies nouvelles, au moins on reprenait les anciennes.  En outre les acteurs à la mode se contentait de débiter sur le théâtre quelque morceau brillant d’une ancienne pièce, mais ce qu’on applaudissait c’était le jeu de l’acteur et non les vers qu’il déclamait.

    Et pourtant les poètes pullulaient, comme en témoigne le nombre imposant de ceux qu’avait nommés Pline le Jeune. Mais ces acteurs avaient surtout besoin d’applaudissements, et pour cela on s’arrangeait pour qu’il y ait du monde, chacun essayant de rendre la pareille à l’autre. On devine aisément les fâcheux effets de cet usage des lectures publiques. Il fallait d’abord et surtout étonner. Les tragédies de Sénèque qui ne sont point des œuvres dramatiques, mais des thèses de morale dialoguées, peuvent, avec leurs tirades déclamatoires, leurs sentences aiguisées en pointe, leur lyrisme laborieux et affecté, donner une idée de ce que fut le goût des habitués des lectures, pour lesquels elles ont été composées. La subtilité et la prétention dans la pensée, la recherche et l’emphase dans la forme, voilà où menaient les triomphes remportées dans ce que l’on appelait les salles de récitation.

    En ce qui concerne la prose, on y déclamait des morceaux d’histoire, des plaidoyers, des apologies, l’éloquence, bannie du Forum et plutôt réduite dans les tribunaux, ne voulant pas mourir. Elle cherchait  surtout un refuge dans les écoles de rhéteurs, mais  l’enseignement qui y était distillé ne convenait guère  à des écoliers qui devaient être sujets de César, et non habitants de pays libre et démocratique. Ainsi maîtres et élèves passaient des thèmes conventionnels aux sujets romanesques, puis aux données extravagantes. Peu à peu on perdit le goût du simple, du naturel, du vrai, ce qui déformait le langage en même temps que la pensée. Et quand ces écoliers devenaient grands,  on retrouvait dans leur manière d’écrire les défauts contractés sur les bancs de l’école. Dans leur prose ressortaient l’exagération des idées, l’enflure du style et le jargon sentencieux. Bref, tout cela manquait d’inspiration patriotique ou religieuse au sens où l’entendaient les anciens.

    Cependant, tandis que les lettres tendaient à devenir un pur jeu d’esprit, une doctrine philosophique fournit un aliment aux âmes qui ne pouvaient se résigner à la puérilité des littérateurs à la mode. Le stoïcisme, en prêchant l’égalité et la fraternité universelles, ne pouvait manquer d’agréer aux étrangers qui, venus à Rome, y apportaient la sève nouvelle des nations jeunes. Sans lui, Sénèque n’eut été peut-être qu’un rhéteur brillant,  et Lucain qu’un improvisateur fougueux. Le stoïcisme, en disant bien haut que l’homme ne puisait qu’en lui-même sa dignité et son indépendance, soutenait et relevait ceux qui portaient impatiemment la tyrannie : il mettait dans leur âme autre chose que la haine en leur donnant la foi dans la raison et les justices éternelles. Sans l’inspiration stoïcienne, Tacite n’eut été peut-être qu’un pamphlétaire amer et Juvénal qu’un déclamateur éloquent. Sous les premiers Antonins, le stoïcisme fut, non seulement toléré, mais protégé, et c’est sans doute à lui que ce moment doit d’avoir pu être appelé l’âge d’argent des lettres latines.

    Joyeux Noël et bonne année 2012.

    Michel Escatafal

     

  • Beaumarchais ou "le brillant écervelé", comme disait Voltaire

    Né à Paris le 24 janvier 1732, tour à tour horloger, musicien, financier, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, fut engagé dans les négociations ou chargé des besognes les plus diverses tout au long de sa vie.  Habile, remuant, audacieux, toujours prêt à mettre la main dans les entreprises fructueuses qui exigent plus d’activité et de dextérité que de délicatesse, il trouva dans une aventure domestique le sujet de sa première œuvre dramatique, Eugénie (1767), drame conçu dans la manière de Diderot, de Sedaine et de Mercier, ce dernier étant l’auteur d’un célèbre et très intéressant Tableau de Paris (1781-1790) à côté d’un grand nombre d’œuvres fort médiocres.

    La seconde pièce de Beaumarchais fut encore un drame, les Deux Amis ou le Négociant de Lyon (1770). C’est alors qu’un procès assez peu intéressant en lui-même lui fournit l’occasion de déployer toute sa verve dans une série de Mémoires, à propos desquels Voltaire disait : «  J'ai lu tous les mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé.  J 'ai peur que ce brillant écervelé n'ait au fond raison contre tout le monde ». En tout cas, pour celui concernant son procès, il est difficile de savoir ce qu’il fallait le plus admirer, de la finesse mordante dans l’attaque, de l’apparente bonhomie dans la justification, de la dialectique serrée dans la discussion, de l’éloquence virulente dans l’apostrophe, de l’habileté surtout d’un auteur qui semble confondre sa cause avec celle du public tout entier et qui réussit à élever un débat, mesquin dans le fond, jusqu’à un très haut point de généralité et à en faire un de ces procès où les intérêts et les droits essentiels de l’humanité paraissent mis en question.

     

    C’est en 1775 que parut l’immortelle et charmante pièce du Barbier de Séville, dont on peut dire qu’elle renouvelle entièrement le type de la comédie classique. Moins parfaite peut-être, mais plus originale encore et singulièrement plus hardie est cette comédie du Mariage de Figaro (1784), où l’esprit tient plus de place que l’observation des caractères, et dont les plaisanteries sont si brûlantes et si multipliées qu’elles font penser à un feu roulant qui s’attaque à tous les supports du vieil édifice social.  En 1791, Beaumarchais fit représenter sa dernière œuvre dramatique, le drame de l’Autre Tartuffe ou la Mère coupable, dans lequel il remet en scène les personnages des deux comédies précédentes, mais vieillis, chagrins, ennuyés et ennuyeux. Inquiété par le gouvernement révolutionnaire, forcé de s’exiler une première fois à Londres, une seconde à Hambourg, compromis dans des entreprises douteuses, il mourut ruiné en 1799. Il faut ajouter à la liste de ses œuvres l’opéra de Tarare (1787), mis en musique par Salieri (1750-1825), quelques poésies légères, quelques écrits politiques et des lettres.

    Pour revenir au Mémoire concernant son procès, le Quatrième mémoire à consulter, il faut noter qu’il fut sans doute inspiré à Beaumarchais par le souvenir de la Dédicace du Discours sur l’origine de l’Inégalité de Rousseau. Ce procès contre Duverney, donne une image assez précise des mœurs de l’époque prérévolutionnaire. Pour nous résumer, le financier Paris-Duverney était mort, laissant un règlement de compte par lequel il reconnaissait devoir à Beaumarchais quinze mille francs et promettait de lui en prêter soixante-quinze mille pendant huit ans, sans intérêts. Le petit-neveu et légataire universel de de Duverney, le comte de la Blache, nia que ce règlement signé par son grand-oncle fût valable. Il perdit son procès en première instance, mais interjeta appel. A ce moment Beaumarchais fut emprisonné pendant quelque temps à la suite d’une affaire d’honneur, et à peine put-il obtenir de sortir un seul jour, sous la conduite d’un agent de police, pour s’occuper de son procès.

    Il essaya d’obtenir une audience du rapporteur de l’affaire, le conseiller Goëzman, en offrant à sa femme cent louis, une montre entourée de pierreries, plus quinze louis pour un secrétaire. Quand Beaumarchais fut condamné sur le rapport de Goëzman, Madame Goëzman lui rendit les cent louis et la montre, mais garda les quinze louis destinés au secrétaire. Beaumarchais les réclama, mais Goëzman répondit en l’accusant de tentative de corruption : c’est pour cette raison que Beaumarchais en appela à l’opinion publique en rédigeant ses Mémoires à Consulter, où il évoquait le Parlement Maupeou, dont faisait partie Goëzman, qui était déjà tout à fait impopulaire. Pour mémoire, on rappellera qu’en 1775 le chancelier Maupeou avait substitué un nouveau parlement à l’ancien, dont les membres avaient été exilés. C’est ce nouveau parlement  devant lequel comparut Beaumarchais, que l’opinion publique flétrit sous le nom de Parlement Maupeou.

    Un dernier mot enfin, à propos du Mariage de Figaro, une des œuvres majeures de Beaumarchais, et qui  fut, dès son apparition, jugée par le pouvoir comme une comédie dangereuse. Celui-ci comprit les critiques amères qui s’y faisaient jour partout contre les injustices sociales et l’arbitraire. Nulle part les intentions de l’auteur n’éclatent mieux que dans un monologue célèbre où Figaro, en lutte contre son maître, le comte Almaviva, exprime, avec la verve d’un journaliste plutôt qu’avec le naturel d’un personnage de comédie, les sentiments presqu’unanimes de ses contemporains, sentiments de révolte des petits contre les grands, des écrivains contre une législation qui les opprime. D’ailleurs, même si l’action de la comédie se passe en Espagne, les mœurs que l’auteur attaque sont celles de la France, et aucun spectateur ou lecteur de la pièce ne s’y trompait.

    Michel Escatafal

     

  • Diderot a toute sa place parmi les représentants de l’esprit des Lumières

    littérature, histoireNé à Langres le 5 octobre 1713, mort à Paris le 31 juillet 1784, Denis Diderot, dont aucune œuvre ne mérite d’être appelée classique, mais qui a semé les idées originales et neuves avec une incroyable profusion à travers nombre d’opuscules étincelants, est assurément l’un des esprits les plus brillants, les plus étendus et en même temps les plus profonds que le dix-huitième siècle ait produits. Non seulement il prit la part la plus active à la rédaction et à la publication de l’Encyclopédie, mais il n’est peut-être pas un ordre de connaissances auquel il n’ait consacré quelqu’un de ses écrits. Les philosophes et les naturalistes modernes retrouvent dans Diderot le germe déjà développé de certaines des hypothèses les plus fécondes que les savants du dix-neuvième siècle ont répandues dans le monde.

    Ses Salons (1759-1771, 1775,1781) inaugurent un genre nouveau, et, même si l'on peut faire certaines réserves sur les principes qui guident Diderot dans l’appréciation des œuvres d’art, il a, entre autres mérites, celui d’avoir le premier en France fait de la critique d’art une œuvre littéraire. Pour mémoire il faut rappeler que les expositions de peinture appelées Salons furent inaugurées en France en 1673. Après avoir eu lieu à des intervalles irréguliers, elles devinrent annuelles. Ensuite, de 1751 à 1789, elles n’eurent plus lieu que tous les deux ans. C’est pour la Correspondance de Grimm, que Diderot rédigea l’analyse critique des tableaux exposés à tous les Salons qui eurent lieu depuis l’année 1759 jusqu’à sa mort, sauf ceux de 1773, 1777, 1779 et 1783.

    Fermons la parenthèse pour noter que les théories de Diderot sur le genre dramatique doivent, en dépit de la faiblesse de ses drames, le faire considérer comme le plus illustre précurseur, non pas tant du romantisme,  que de cette réforme nouvelle de notre théâtre qui s’est accomplie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Encore ne parlons-nous ici ni de ses romans, ni de cette Correspondance littéraire de Grimm (1723-1807) à laquelle il collabora, ni de tant d’essais d’histoire, de morale, de psychologie, de pédagogie. Mais nous devons du moins mentionner, outre la partie qui nous est parvenue d’une volumineuse correspondance, qui serait la plus vive et la plus intéressante qu’un homme eût produite, si celle de Voltaire n’existait pas, le célèbre Paradoxe sur le comédien, où Diderot cherche à faire la part de la sensibilité et celle de la réflexion dans la composition et l’interprétation de l’œuvre d’art, et ce Neveu de Rameau, dialogue d’une verve extraordinaire, qui est en même temps le plus animé, le plus varié, le plus instructif des tableaux de mœurs.

    Parmi les morceaux que j’ai appréciés tout particulièrement il y a le Salon de 1761, avec un tableau très connu qui est au Louvre, et qui fut exposé à son apparition sous le nom d’Un père qui vient de payer la dot de sa fille. Depuis il fut désigné sous le nom de l’Accordée de village. C’est un tableau de Greuze, célèbre peintre français (1726-1805), qui a excellé dans la peinture des scènes intimes et sentimentales. En tout cas cette peinture a connu un grand succès, puisque Diderot nous dit qu’il a réussi à la voir à grand peine parce qu’elle continuait « d’attirer la foule ».

    La description des personnages par Diderot est parfaitement rendue, au point qu’on à l’impression d’avoir la famille de l’accordée devant nous. Pour Diderot, Greuze avait beaucoup de talent, même si ce tableau est ce qu’il avait fait de mieux à ses yeux. En tout cas il le préférait à un autre peintre célèbre de l’époque, David Téniers le Jeune (1610-1685), qui peignait surtout des scènes populaires ou rustiques, et plus encore à Boucher (1703-1770), surtout connu pour ses tableaux pastoraux et mythologiques.

    Dans le Paradoxe sur le Comédien, on découvre une pièce de Sedaine (1719-1797) qui est sans doute celle qui ait le mieux inspirée les théories de Diderot, lequel fut transporté de joie parce que cette pièce « va aux nues » à la troisième représentation, après un accueil plus que mitigé lors des deux premières. Pourquoi un tel enthousiasme vis-à-vis d’un auteur qu’un certain Marmontel (1723-1799), littérateur célèbre mais très médiocre, a comparé à Voltaire, ce qui aujourd’hui est plutôt risible ? Tout simplement parce que Sedaine avait été maçon dans sa jeunesse, et que son génie n’est, selon Diderot, en rien redevable aux circonstances au milieu desquelles s’est écoulée sa jeunesse, mais uniquement  à l’éducation personnelle qu’il s’est forgée lui-même,  alors que Diderot comme Voltaire ont passé leur jeunesse « à lire et à méditer Homère, Virgile, le Tasse, Cicéron, Démosthène et Tacite ».

    On ne peut pas passer sous silence Le Neveu de Rameau, qui fait partie des œuvres majeures de Diderot. Ce neveu de Rameau a bien existé pour avoir été le neveu d’un illustre musicien (1683-1764) qui portait le même nom que lui, et qui fut le maître de l’opéra français entre Lulli et Gluck. Le neveu, Jean-François Rameau, fut un professeur de musique connu, mais aussi un écrivain assez obscur, et il semble avoir été un homme d’une humeur bizarre et d’esprit inégal, à défaut d’être médiocre. Diderot dans tout le cours de son ouvrage ne représente pas son héros tout à fait de la même façon. Il nous le décrit surtout comme un homme plein d’esprit et de feu, mais de mœurs méprisables, ce qui explique le sentiment complexe dont il se dit ici pénétré.

    Je pourrais parler aussi d’un ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre il y a quelques décennies, la Religieuse. Aujourd’hui évidemment ce n’est plus le cas, car les choses ont évolué…et si c’est le cas c’est aussi parce que des gens comme Diderot ont osé écrire à son époque des évidences que l’on se refusait de voir. Il ne faisait pas bon être bâtarde dans une famille, surtout si en plus cette bâtarde était plus belle que les autres filles légitimes, parce qu’au bout ce sera le couvent et le voile si le promis à une des deux autres sœurs s’intéresse à la plus belle.

    Et ce n’est pas une fiction, puisque Diderot s’est inspiré d’un fait divers bien réel, pour montrer à la fois l’intolérance religieuse et l’attitude de la hiérarchie de l’Eglise toute puissante. Couvent à l’époque signifiait souvent prison ou au moins séquestration, ce qui dans tous les cas de figure était une atteinte profonde à la morale chrétienne, par ceux-là mêmes chargés de la faire appliquer. Bref, rien que pour cela on peut donner à Diderot une place prépondérante dans la littérature du « Siècle des Lumières », et dans notre littérature tout court, et pas seulement parce qu’il fut le maître d’œuvre de l’Encyclopédie (1751-1772).

    Michel Escatafal

     

  • L’œuvre de J.J. Rousseau est celle d’un homme passionné jusqu’à l’excès

    Après avoir parlé la vie de Jean-Jacques Rousseau, essayons à présent de relever quelques traits caractéristiques de l’œuvre de son œuvre, en commençant par l’Emile, qui n’est pas un traité de pédagogie, mais le roman de l’éducation dans la nature, ce que nous retrouvons notamment dans le livre III. Il est clair en lisant ce livre qu’Emile a fait son éducation sans livres, qu’il a été livré à lui-même, ce qui nous amène à nous imaginer que ce jeune homme était vraiment très doué. Fermons la parenthèse, pour noter que l’on retrouve cette idée dans le livre IV, où Rousseau essaie de nous convaincre que les idées morales sont innées et universelles. Il y a notamment une phrase qui est très explicite à ce sujet : « Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires ; parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les même idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes principes de morale, partout les mêmes notions du bien et du mal ».

    En fait Rousseau répond à la théorie sceptique, telle que l’ont exposée Montaigne et Pascal, qui essaie de tirer de la diversité des coutumes et des législations un argument contre l’unité et l’universalité des idées morales. Un peu plus loin il dira : « Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises ». Cette phrase est une allusion manifeste à la théorie de Condillac et de toute l’école sensualiste, qui, appliquant ses principes à la morale, prétend ne la tirer que de l’expérience, ne la faire reposer que sur la notion de l’intérêt bien entendu et de l’utilité sociale.  En fait pour Rousseau, Emile sera formé dans la nature et non dans les livres, son esprit profitant des plus beaux spectacles de la nature, et se formant tout naturellement à la fois scientifiquement et moralement.

    Dans la Lettre à M. d’Alembert,  il y a un passage sur les Montagnons, nom que l’on donne aux gens habitants près de Neuchâtel,  comme le dit lui-même Rousseau, des gens qui ont la chance de passer chaudement  leur hiver au milieu des neiges, dans des maisons en bois, ce qui prouve qu’il n’est pas impossible « qu’une maison de bois soit chaude ». Des gens qui ont « des livres utiles » et qui « sont passablement instruits », qui « raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit ». Des gens qui « savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte ; plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition ». On est bien là encore dans la logique de J.J. Rousseau.

    On y est même tout à fait à travers l’emploi du mot  « chiffrer », qui d’après les termes mêmes de J.J. Rousseau dans son Dictionnaire de musique, signifie écrire au-dessus des notes de la basse, pour guider l’accompagnateur, « les chiffres ou autres caractères indiquant les accords que ces notes doivent porter ». Et puisque nous sommes dans la musique, j’en profite pour dire que cette lecture de la Lettre à M. d’Alembert, fut aussi pour moi l’occasion de découvrir l’existence d’un musicien franc-comtois du seizième siècle, illustre en son temps, Goudimel, qui périt dans les massacres de Lyon en 1572, une semaine après la nuit de la Saint-Barthélemy. Il a mis en musique, à l’usage  des Réformés, les psaumes de Marot et de Théodore de Bèze, auteurs à qui j’ai consacré une note sur ce site.

    Cela me permet aussi, d’une certaine façon, d’évoquer, l’idée de Dieu selon Rousseau à travers ces quelques phrases tirées de l’Emile: «  Plus je m’efforce à contempler son essence infinie, moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie et lui dis : « Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur ».  En fait Rousseau était chrétien par instinct et par désir. D’ailleurs il avait un vrai culte pour Jésus qui était pour lui le vrai Dieu. En revanche sa raison semble refuser le dogme chrétien, ce qui est le cas de nombre de chrétiens aujourd’hui. En tout cas il réfute l’athéisme grossier, ce qui est une forme de contradiction  avec son siècle. En réalité, encore une fois, ce qui choque Rousseau chez ceux qui se disent athées, c’est que pour lui l’athéisme fait partie de ces « doctrines cruelles qui, laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle où elles règnent aussi méprisable que malheureux ». On comprend pourquoi il ne s’était pas fait que des amis, ou plutôt pourquoi il avait tellement d’ennemis!

    Parlons à présent du Contrat Social, un des ouvrages majeurs de Rousseau, plus particulièrement quand il aborde le sujet sur un prétendu droit d’esclavage qui légitimerait le despotisme. « Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ?  Avant d’aller plus loin, il faut préciser que ce Grotius est le nom latin du Hollandais Hugo de Groot (1583-1645), qui a fondé l’étude du droit naturel et du droit des gens dans son traité De jure pacis et belli, ouvrage où se trouve l’assertion que Rousseau réfute. Fermons la parenthèse pour rentrer dans les explications de Rousseau, lesquelles se suffisent à elles-mêmes. Il commence par ce mot équivoque pour lui, « aliéner », en disant que cela signifie « donner ou vendre ».

    Ainsi « un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ».  Et Rousseau de préciser un peu plus loin que « dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable…Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit ».  Les hommes naissent libres, comme dit Rousseau, et leur liberté leur appartient, nul n’ayant le droit de disposer d’eux, ajoutant un peu plus loin avec raison que « de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien ». En fait les mots esclave et droit sont contradictoires. Force est de reconnaître que sur ce plan Rousseau a parfaitement raison…ce qui n’était pas si évident à son époque.

    En revanche la notion de souveraineté telle qu’il la décrit est plus contestable. Quand il prétend que le peuple sera le seul facteur de légitimité, et qu’il dictera sa loi, cela signifie évidemment que ce peuple va déléguer à une assemblée la réalité du pouvoir, et lui donner la possibilité de fixer « la règle du juste et de l’injuste ». On a vu ce que cette délégation pouvait donner lorsqu’elle devient le seul outil de gouvernement, car même si « l’homme est bon par nature », il lui manque quand même la sagesse pour pouvoir déterminer de façon juste le « bien commun ». La preuve, le peuple souverain se détermine toujours en fonction de ses propres intérêts, et l’histoire est là pour le prouver. D’ailleurs si ce n’était pas le cas il n’y aurait jamais eu de dictateur ou de politicien habile ou expert dans la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation.

    Ce ne sont évidemment que quelques éléments de l’œuvre de Rousseau. J’aurais aussi pu parler d’un livre que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, les Rêveries du promeneur solitaire, notamment la vie et rêveries de Rousseau dans l’Ile Saint-Pierre. Dans ces rêveries, ce ne sont pas tant les idées qu’il faut chercher, mais plutôt l’enchantement, la notation musicale qui permet de laisser voguer son imagination.  C’est ce qui fait dire à certains que l’on ne peut étudier cet ouvrage qu’en entrant dans le détail de chaque phrase, les mêmes affirmant que jamais encore dans l’histoire de notre littérature un prosateur n’avait trouvé pareille langue et pareilles harmonies, pour exprimer ce qu’il est peut-être le plus difficile de rendre et de faire sentir, l’absence de toute action, de toute pensée, le vague inoccupé de l’esprit. En outre, il a su, mieux que quiconque, renouveler l’imagination française, et l’on en veut pour preuve ce qu’il écrivait dans l’Emile, en parlant de la « maison blanche avec des contrevents verts », celle-ci étant entourée d’une basse-cour, d’une étable avec des vaches pour avoir du laitage, un potager pour jardin, bref le rêve obstiné d’une bonne partie de la population de notre pays à travers les siècles.

    Michel Escatafal

     

  • Jean-Jacques Rousseau : une âme orgueilleuse et blessée

    littérature,histoireJean-Jacques Rousseau, né à Genève le 28 juin 1712, et mort à Ermenonville le 2 juillet 1778, connut une jeunesse errante. Il s’essaya à bien des métiers divers, ce qui représentait pour lui autant de contacts douloureux avec la société, mais ne réussit jamais à se faire connaître du public. Et c’est seulement à l’âge de trente huit ans, malgré la protection de personnages illustres ou puissants, qu’il conquit tout d’un coup la célébrité, en publiant un Discours paradoxal et brillant sur cette question proposée par l’Académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des lettres a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

    En 1755, la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes montra que Rousseau était résolu à continuer contre la civilisation la lutte qu’il avait entreprise dans son premier ouvrage. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), le traité Du Contrat social (1762), le célèbre livre Emile ou de l’Education (1762), ces ouvrages, si différents entre eux par le sujet, sont tous également fondés sur cette opposition que Rousseau ne cesse d’établir entre l’état de nature et l’état de société. 

    Le premier de ces livres renouvelle, avec une éloquence moins majestueuse et moins simple, mais plus pressante peut-être et plus variée, et où les arguments familiers et touchants ont pris la place des discussions théologiques, l’attaque passionnée que Bossuet lançait autrefois contre le théâtre. Dans le Contrat social  Rousseau essaie de retrouver la convention tacite qui, selon lui, a dû présider à la formation de la société, et de déduire de cette première conception les principes sur lesquels la société devrait logiquement être fondée. Dans l’Emile enfin, l’auteur propose un plan d’éducation suivant lequel l’élève, dont on a grand soin d’écarter toutes les idées factices que l’éducation ordinaire impose à ceux qu’elle façonne, n’est instruit que par la nature. C’est seulement par elle qu’il apprend ce qui est nécessaire, quand il n’est encore sensible qu’à la nécessité, à la contrainte matérielle, puis ce qui est utile, quand le développement de son esprit lui permet déjà de discerner son intérêt, et en dernier lieu, ce qui est bien, quand les passions sont nées chez lui ou sur le point de naître.

    Cependant Rousseau ne voit pas seulement dans la nature un guide, mais un refuge contre les amertumes de cette vie de société dont il déteste les préjugés et les conventions. Il l’aime d’un amour ardent et exclusif, et l’expression de cet amour remplit son œuvre : c’est cet amour qui lui inspire quelques-uns des plus beaux passages de son roman de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760) et les pages les plus parfaites et les plus touchantes de ces Rêveries du promeneur solidaire qui forment comme un délicieux appendice à ses trop hardies Confessions.

    Il est difficile ici de discuter les théories politiques, philosophiques, religieuses, morales et pédagogiques de Rousseau.  Mais, sans vouloir exagérer l’importance de son rôle dans l’histoire de la littérature française, nous dirons qu’il fut profondément différent des écrivains de l’école philosophique. Il rendit à notre prose l’ampleur oratoire qu’elle semblait avoir perdue, et nul ne le surpasse pour l’agilité de la dialectique et l’âpre concision du trait. Surtout il fut le premier à traduire dans un langage d’une harmonie merveilleusement appropriée, ces vagues et mélancoliques rêveries que la contemplation solitaire de la nature inspirait naturellement  à son âme orgueilleuse et blessée, et où tant d’autres, plus tard, devaient à son exemple se complaire.

    Michel Escatafal