Les défauts de la Pharsale
Dès le temps de Néron, l’auteur d’un roman satirique qu’on croit être ce Pétrone, qui fut comme Lucain le favori d’abord, puis la victime du prince, signalait le défaut capital de la Pharsale : « Quiconque, disait-il, entreprendra de traiter un sujet aussi important que celui de la guerre civile, succombera infailliblement sous le faix, s’il ne s’y est préparé par un grand fonds d’études ». Or, le poème de Lucain est une véritable improvisation ; commencé quand le poète avait vingt-deux ans et était mêlé aux plaisirs de la cour, continué au milieu de la fièvre où le jeta son rôle de conspirateur, il ne put être ni médité, ni mûri. Lucain, comme tous ses contemporains, avait bien compris que la guerre civile était le plus grand évènement de l’histoire romaine, mais il ne sut voir ni pourquoi ni comment. Il réduit les causes de la guerre à la soif du luxe, à la corruption des mœurs, à la lutte entre les chefs, et il n’en saisit point les conséquences. La grandeur, il la place dans le détail matériel, dans le cadre du sujet, exagérant l’horreur des combats, décrivant des tempêtes à briser le monde, des famines à anéantir l’humanité. L’intelligence historique manque cruellement à ce poème historique.
Cette œuvre improvisée est de plus une œuvre passionnée.Du jour où s’accomplit la rupture entre le poète et l’empereur, où Lucain se vit interdire les salles de récitation, il fut pris d’une violente rancune contre le tyran : il avait alors composé trois chants de Pharsale, et bien qu’on y puisse distinguer certaine préférence pour Pompée, il y traitait César sinon avec sympathie du moins avec impartialité. Dans le portrait qu’il fait des deux rivaux, au début du premier livre il se demande « lequel prit le plus justement les armes », et il laisse la question pendante. Mais à partir du quatrième chant, la Pharsale devient un véritable pamphlet. Lucain à travers César, veut atteindre Néron : il ne se préoccupe plus de la vérité des caractères. L’homme qu’il nous avait peint d’abord comme un ambitieux, mais un ambitieux de génie, se transforme en un effroyable maniaque, en une espèce d’ogre qui a toujours soif de meurtre et de sang.
C’est ainsi qu’après la bataille de Pharsale « César contemple ces fleuves dont le sang précipite les ondes, et ces monceaux de cadavres qui atteignent le sommet des hautes collines ; il regarde ces tas de morts qui pourrissent et qui s’affaissent; il compte les peuples de Pompée, et puis fait disposer pour un festin ce lieu funèbre d’où il pourra reconnaître les traits, le visage des victimes ». Description ô combien fausse, dans la mesure où tous les historiens s’accordent à dire que, pour l’époque, César était un homme qui n’aimait pas le sang pour le sang. En revanche tandis que Lucain avilit César, il s’efforce de grandir Pompée. C’était au premier chant un général usé, qui « dans un long repos a désappris la guerre », un vaniteux « qui ne sait plus que prodiguer des fêtes à la foule, se laisser aller au souffle populaire, et s’enivrer des applaudissements de son théâtre».
Dans la suite Lucain veut nous le présenter partout comme un grand homme, mais les faits démentent ces attitudes et ces paroles de roi de tragédie. Qaund il parle, Pompée a plus d’emphase que d’éloquence, et il agit fort peu, mettant dans ses actes plus d’apparat que de noblesse. En fait il n’y a de grandeur que dans sa mort. A cette incohérence des caractères s’ajoute l’incertitude du plan. Cette épopée, intitulée la Pharsale, ne se termine point à la bataille de Pharsale (48 av. J.C.), se poursuivant jusqu’à la guerre d’Alexandrie. On imagine que Lucain eût voulu la conduire jusqu’à Munda (45 av. J.C.). En ce cas le sujet eût été l’histoire de l’agonie du parti républicain. Mais peut-on véritablement voir ce dessein dans ce que laissa Lucain, surtout dans les premiers chants ?
L’originalité de la Pharsale
Avec de tels défauts, l’œuvre de Lucain ne saurait nous attacher, mais elle nous saisit et ne nous permet pas, comme les épopées de ses contemporains, de demeurer indifférents. Comment ne pas reconnaître la hardiesse et la générosité de ce jeune homme qui voulut n’imiter rien ni personne, qui prétendit rompre ce lien de dépendance qui attachait la littérature romaine à ces Grecs dont il était pourtant tout nourri, et qui conçut l’espoir de faire jaillir la poésie de l’histoire nationale, rien que de l’histoire nationale ? En choisissant en effet ce sujet de la guerre civile, son dessein et son ambition furent de la traiter en ne cherchant l’intérêt que dans la vie réelle, dans les faits vrais, en fait sans rien devoir aux croyances, aux idées, aux mœurs de son temps. Ainsi il répudie toutes les fictions mythologiques, devenues les ornements consacrés de l’épopée, mais qui n’étaient plus que de purs ornements. Pour suppléer à ces ressources dont il se privait volontairement, quel effort d’invention pour trouver un cadre et des développements neufs !
Nulle intervention de ces divinités, auxquelles on ne croit plus ; le merveilleux n’apparaît dans le poème que sous la forme toujours acceptable de pressentiments, de songes (songe de Pompée au livre trois). La mythologie est remplacée par le fantastique, la religion morte par les superstitions toujours vivantes, et les sibylles, que l’on déserte, par les sorcières que l’on va consulter en foule (livre six). A la place du surnaturel, l’extraordinaire : pour alimenter la curiosité, la science géographique, astronomique, tiendra lieu des légendes et des inventions fabuleuses des poètes de la Grèce. Point de dragons, de centaures, de chimères ; point de jardins des Hespérides ou de contrée des Lestrygons, mais les merveilles de la terre d’Afrique, et les monstres de ce continent mystérieux (livre neuf).
Ce dessein du poète est si net que, s’il rapporte un récit mythique, il a bien soin de nous prévenir qu’il n’y croit point. Ainsi l’histoire de Méduse à propos des serpents qui pullulent en Lybie : « Quel germes mystérieux, ajoute-t-il, la nature a-t-elle déposée dans le sein de cette terre ? Toute notre peine, tout notre labeur ne sauraient nous apprendre autre chose que cette fable répandue dans tout le monde et qui cache aux siècles la vraie cause ». On peut contester que Lucain ait réussi dans cette tentative pour renouveler les procédés de l’épopée latine, mais on ne saurait nier que cet effort pouvait seul la sauver de l’épuisement et de l’insignifiance par lesquels elle allait périr.
Aux luttes des dieux dans un lointain Olympe, il voulait aussi substituer le conflit des passions humaines et des intérêts politiques. Il prétendait pénétrer plus avant qu’on avait fait jusqu’alors dans les âmes de ses personnages et analyser plus profondément leurs caractères. De là les portraits qu’il trace fréquemment, de là les discours qui abondent dans son œuvre. Ces morceaux ont presque tous de l’éclat, et il est visible que Lucain les a soignés plus que tout le reste. Les portraits sont d’une touche un peu raide, d’un coloris un peu monotone, mais non sans fierté et sans vigueur. Les discours sentent souvent la déclamation, mais il n’y manque ni le mouvement ni la flamme. Mais pour accomplir son dessein et donner à son œuvre l’intérêt psychologique qu’il cherchait, il eût fallu à Lucain la souplesse, la connaissance de la vie : ces qualités lui ont manqué, il a si peu vécu ! Sur ce point son échec est évident, pourtant malgré son insuccès, son effort atteste une intelligente initiative.
Enfin la passion qui a mal servi le poète, en lui faisant fausser la physionomie de César et Pompée, lui inspira en revanche de généreuses paroles et de nobles élans. En fait c’est la haine de l’empereur qui l’a rendu ennemi de l’empire, et il faut reconnaître qu’il l’est avec plus de franchise et d’énergie qu’aucun de ses contemporains. Quand il arrive à la défaite de Pharsale, il ne peut contenir l’ardeur de ses sentiments, la colère et la douleur lui inspirant les plus beaux vers qu’il ait écrits. « C’est alors, dit-il, que la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle s’est réfugiée au-delà du Tigre et du Rhin, elle est perdue pour nous, c’est le bien des Germains et des Scythes, l’Italie ne la connaît plus. Que je voudrais qu’elle ne l’eût jamais connue ! Rome, que n’es-tu restée esclave depuis le jour où Romulus appela les voleurs dans ton asile jusqu’au désastre de Pharsale ! Je ne pardonne pas aux deux Brutus. Pourquoi avons-nous vécu aussi longtemps sous le règne des lois ? Pourquoi nos années ont-elles porté le nom des consuls ? Les Arabes, les Perses et tous les autres peuples de l’Orient sont plus heureux que nous : ils n’ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les nations qui servent sous un maître notre condition est la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de l’être » !
Après pareils vers le poète avait bien le droit de s’écrier dans une fière apostrophe à Néron : « O grand et sacré labeur des poètes ! tu dérobes tout au destin et donnes aux peuples mortels l’éternité des âges. César, ne porte pas envie à ces consécrations de la renommée ! car s’il est permis de promettre quelque gloire aux Muses latines, aussi longtemps que vivront les honneurs du vieillard de Smyrne, nos neveux me liront, te liront aussi ; notre Pharsale franchira les siècles qui ne pourront jamais la condamner à l’oubli ».
Le style de la Pharsale
Dans le style de Lucain on retrouve la trace de cet emportement d’improvisation fiévreuse, au milieu duquel il composa son ouvrage. Comme il n’a pas le loisir de choisir ses idées, lorsqu’il s’en présente à son esprit de communes et de banales, il ne sait pas les rejeter et s’efforce de les faire rares par l’expression. De là, on n’échappe pas à de l’obscurité, de la recherche, de la subtilité qui souvent rendent sa lecture pénible. De là aussi, des métaphores qu’il voudrait neuves et qui ne sont qu’incohérentes, comme dans ce passage où il nous parle des « semences de guerre qui ont englouti des peuples puissants ». On sent bien que chacun des grands morceaux du poème fut écrit de verve et de fougue, mais on voit que l’œuvre a été souvent abandonnée, qu’en dehors des heures où il écrivait, le poète en était distrait par d’autres pensées.
Ainsi l’on s’aperçoit bien des soudures maladroites, l’allure générale a quelque chose de heurté et de saccadé, et c’est plutôt une succession d’élans vigoureux qu’un mouvement continu et suivi. Enfin, dans l’antiquité on était frappé de la redondance qui s’étale dans le style de Lucain. Le rhéteur Fronton, maître de l’empereur Marc-Aurèle, ne fut point un critique d’un goût bien pur ni bien sévère, mais cela ne l’empêchait pas de se moquer du début de la Pharsale, où, pour dire que Rome luttait contre elle-même, Lucain énumérait toutes les armes offensives et défensives du soldat romain. Il y a tant de ces vers à double emploi, que certains modernes ont supposé qu’ils n’avaient été écrits qu’à titre d’essai, et qu’un travail de révision les eût fait disparaître.
Ces tâches n’effacent pourtant point l’éclat qui est la qualité dominante de Lucain. Il avait une imagination forte, sinon étendue, et cette imagination lui faisait trouver des métaphores splendides et des comparaisons grandioses. Quelle image de Pompée vieilli et las, dans ces mots : « C’est l’ombre d’un grand nom ». Et dans les vers qui suivent, quelle peinture du génie déclinant mais majestueux encore : « Tel un chêne élevé qui porte les trophées antiques du peuple et les offrandes consacrées des chefs ; de fortes racines ne l’attachent plus à la terre ; son poids seul le maintient, il étend dans les airs ses rameaux dépouillés et fait ombre de son tronc sans feuillage. Bien qu’il chancelle et menace ruine au premier souffle de l’Auster, bien qu’une forêt d’arbres robustes s’élève autour de lui, c’est lui seul pourtant qu’on adore ».
Prompt à saisir fortement les contrastes, Lucain abonde aussi en antithèses vogoureuses, en traits rapides, en sentences, comme disaient les Romains. Ses discours en sont tout pleins, comme ses portraits. César ordonne aux recrues de son armée de châtier les soldats rebelles : « Apprenez à frapper, leur dit-il, apprenez à mourir ». Surtout, et c’est là le grand mérite, ce style a une marque propre. En effet, à l’âge où beaucoup de poètes en sont encore au pastiche, Lucain s’était créé un langage qui n’appartenait qu’à lui, et par là il prend rang tout près des grands maîtres de la littérature latine. C’est l’impression qu’il produisait sur un auteur de la qualité du grand Corneille, lequel parfois s’est laissé aller à lui emprunter sa rhétorique retentissante, à imiter ses métaphores, ses antithèses excessives, mais qui lui doit aussi de beaux traits d’éloquence et quelque chose de la vigueur et du nerf de son langage.
Michel Escatafal