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  • Malherbe, un des grands maîtres de la versification française

    malherbe.jpgNé à Caen en 1555 dans une famille noble, mort à Paris en 1628, François de Malherbe qui étudia successivement à Caen, Paris, Bâle et Heidelberg, fut d’abord secrétaire du duc d’Angoulême, fils naturel d’Henri II, grand prieur de France, et gouverneur de Provence (1576-1587). Recommandé plus tard à Henri IV par le cardinal Du Perron et le poète normand Vauquelin des Yveteaux, fils de Vauquelin de la Fresnaye, il vint à Paris et fut attaché au service du duc de Bellegarde, grand écuyer, puis devint gentilhomme ordinaire de la Chambre, ce qui lui permit de continuer à bénéficier de la part de Marie de Médicis, régente, et du roi Louis XIII, des faveurs dont il avait joui auprès d’Henri IV.

     

    A ce propos il faut dire qu’il sut y mettre du sien, comme en témoignent quelques unes de ses poésies les plus fameuses, notamment l’Ode à Marie de Médicis sur sa bienvenue en France. Pour mémoire je rappellerais qu’Henri IV, ayant fait casser par le pape Clément VIII, en 1599, son mariage avec Marguerite de Valois, épousa en 1600 Marie de Médicis (1573-1642), fille de François, grand-duc de Toscane. Cette dernière, après l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac (14 mai 1610), fut proclamée régente par le Parlement de Paris, en raison de l’âge (neuf ans) du jeune roi Louis XIII. Et à propos de la régence, Malherbe écrivit une remarquable poésie dont le titre se suffit à lui-même puisqu’il l’appela Ode à Marie de Médicis sur les heureux succès de sa régence.

     

    Sa courtisanerie, pour ne pas dire sa flagornerie, ira d’ailleurs très loin, puisqu’il écrira la Prophétie du Dieu de la Seine contre le maréchal d’Ancre, plus connu sous le nom de Concino Concini (1575-1617) qui, avec sa femme Leonora Galigaï, exerça une grande influence sur Marie de Médicis, celle-ci allant jusqu'à l'élever aux plus hautes dignités de l’Etat. Cela ne lui porta pas bonheur très longtemps car il fut assassiné, au sortir du Louvre, par ordre de Louis XIII. Cette mort aux dires de nombreux contemporains délivrait le roi, les seigneurs et la France, d’une tyrannie odieuse et sans grandeur. Cela dit, Malherbe aurait dû se souvenir qu’il avait chanté le maréchal au temps de sa puissance, et c’est aussi pour cela que je suis sceptique sur les propos qu’on lui attribue vis-à-vis du roi : « Quelque absolu que vous soyez, vous ne sauriez, Sire, ni abolir ni établir un mot, si l’usage ne l’autorise ».

     

    Fermons la parenthèse, pour dire que les stances qu’il met dans la bouche du dieu de la Seine, prédisant sa mort au Premier ministre, ont été jugés extrêmement remarquables par l’énergie de la pensée, de l’expression et du rythme. Malherbe fera aussi une célèbre Ode au roi Louis XIII allant châtier la rébellion des Rochelois, allusion au siège de La Rochelle, ville qui se voulait la capitale du protestantisme avec le désir de se constituer en république indépendante, et que Richelieu entreprit de réduire, ce qui fut fait après un siège de treize mois (en 1628).

     

    La place de Malherbe est grande dans l’histoire de notre littérature. Ronsard et les poètes de la Pléiade, s’inspirant de l’antiquité, avaient réussi à donner à notre poésie une ampleur et une variété que le moyen-âge n’avait pas connues. Mais on sait avec combien peu de tempérament ils poursuivirent leur œuvre de réforme. Le tour trop souvent pédantesque ou affecté de leur poésie ne trouva pas grâce devant Malherbe, lequel exposera (en 1606) ses principes de l’idéal poétique dans une analyse sans concession des poésies profanes de Desportes (Commentaire sur Desportes). Cela étant, épris par-dessus tout de naturel et  plus soucieux, dans sa langue et sa versification, de régularité et de clarté que de richesse, de diversité, de pittoresque, il montra trop de sévérité dans sa critique et d’étroitesse dans ses théories. Malgré tout, il n’en devint pas moins le modèle des poètes de la génération suivante et, par eux, le maître de la versification française jusqu’à l’époque du romantisme.

     

    On ne peut, d’ailleurs, refuser aux meilleures de ses Stances et de ses Odes la justesse de l’expression, l’ampleur et la netteté de la phrase, la richesse ou le charme des images toujours simples et naturelles. Il reste de Malherbe, outre ses poésies, un volumineux et fort intéressant recueil de lettres, et plusieurs traductions, notamment celle du XXXIIIè  livre de Tite-Live. L’ensemble de son œuvre, à la fois riche et variée, lui permet de figurer au Panthéon de nos meilleurs écrivains, comme en témoigne l’hommage que lui adressa Boileau dans son Art Poétique : « Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, - Fit sentir dans les vers une juste cadence, - D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, - Et réduisit la muse aux règles du devoir». En outre il savait à l’occasion être modeste puisqu’il affirmait que « c’était une sottise de faire le métier de rimeur », ajoutant « qu’un poète n’était pas plus utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles ». Mais le croyait-il vraiment ? On nous permettra d’en douter !

     

    Bonne et heureuse année 2010.

     

    Michel Escatafal

  • La Rochefoucauld, un moraliste aigri...

    La_Rochefoucauld.jpgNé le 15 décembre 1613, mort à Paris le 17 mars 1680 après avoir reçu l’extrême-onction de Bossuet, le duc François de la Rochefoucauld, prince de Marcillac, est surtout connu pour le petit livre intitulé Réflexions ou Sentences et maximes morales (1665), qui repose tout entier sur une doctrine cruelle autant que paradoxale : suivant ce moraliste, toutes nos actions et tous nos sentiments, même ceux qui semblent les plus louables et les plus désintéressés, procèderaient uniquement de l’égoïsme et d’une pensée d’intérêt personnel.

    Mais si l’on peut combattre un système qui a dû être inspiré  à La Rochefoucauld par une expérience amère de la vie, et probablement confirmé dans son esprit par les théories de ses amis jansénistes sur la condition de l’homme en dehors de l’état de grâce, il faut en revanche admirer comme un modèle de précision et de propriété, un style exempt de tout procédé et de tout artifice, patiemment perfectionné au long du temps.

    Si je dis cela c’est parce que quatre éditions des Maximes ont encore été publiées,  après la première, du vivant de la Rochefoucauld, et chacune d’elle diffère de la précédente par quelques corrections, additions ou suppressions.  La Rochefoucauld, qui avait été mêlé aux évènements de la Fronde, sans retirer de tant d’agitations et d’intrigues autre chose qu’un grand sentiment d’aigreur et de misanthropie, a encore laissé des Mémoires qui ne sont pas tous de lui mais qui sont un bon témoignage de son temps, même s’ils  pâlissent à côté de ceux du Cardinal de Retz…qu’il tenta de faire assassiner en 1651, ce qui lui valut de devoir quitter Paris avec Condé.

    Cet épisode peu glorieux n’est en réalité qu’une des multiples intrigues qu’il nourrit tout au long de sa vie, ce qui lui valut de nombreuses inimitiés bien qu’il passât pour quelques uns de ses contemporains pour un homme aimable et plutôt sensible. C’est sans doute cet aspect de sa personnalité qui plut à des femmes de la haute société de l’époque, par exemple Madame de Sablé, Madame de Sévigné et surtout Madame de Lafayette qui fut une amie intime jusqu’à la fin de sa vie.

    Parmi ses maximes les plus célèbres je citerais : « La petitesse de l’esprit fait l’opiniâtreté, et nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons ». A noter que sur le même thème Madame de Sablé disait : « Le esprits médiocres, mal faits, surtout les demi-savants, sont les plus sujets à l’opiniâtreté ». Quant à Montaigne, il affirmait : « L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bestise ».

    Il y en a une autre, sur l’amitié, qui m’a beaucoup étonné quand on connaît l’esprit misanthropique de La Rochefoucauld : « Quand nos amis nous ont trompés, on ne doit que de l’indifférence aux marques de leur amitié, mais on doit toujours de la sensibilité à leurs malheurs ». Si cette sentence l’honore, on ne peut qu’être surpris quand nous savons qu’il a écrit un peu plus tard : « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés », ou encore : « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce ou l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner ». On retrouve là l’esprit amer du moraliste chagrin.

    Michel Escatafal

  • Montchrestien, poète tragique disciple de Garnier

    montchrestien.jpgNé à Falaise (Calvados)  dans la seconde moitié du seizième  siècle (peut-être en 1575), Antoine  Mauchrétien, qui prit le nom de Montchrestien auquel il ajouta celui d’une terre de Vasteville appartenant à sa femme, eut une vie  très  agitée, et qui n’est pas connue avec une pleine exactitude. Forcé de s’enfuir en Angleterre à la suite d’un duel, il y trouva un bon accueil auprès de Jacques 1er (roi d’Angleterre et d’Irlande entre 1603 et 1625) à qui il dédia (1601) sa tragédie de l’Escossoise (Marie Stuart) ou le Désastre, publiée à nouveau en 1604 sous le titre la Reine d’Escosse, et grâce auquel il obtint de pouvoir rentrer en France. Il se fixa à Châtillon-sur-Loire (Loiret), et s’y occupa de travaux de métallurgie. Ensuite,  mêlé à la révolte du duc de Rohan (1621), il se mit à la tête d’une petite armée protestante en Normandie, et fut surpris et tué  dans le village de Toureilles (Orne). Cette affaire a été racontée par Malherbe dans une lettre à Peiresc du 14 octobre 1621.

    Il a laissé, outre la tragédie évoquée précédemment, un Traité de l’OEconomie politique, dont le titre même est remarquable, n’ayant jamais été employé auparavant, cinq autres tragédies, la Cartaginoise (Sophonisbe) ou la Liberté, les Lacènes ou la Constance, David ou l’Adultère, Aman ou la Vanité, Hector. A cela, il faut ajouter un poème, Susanne ou la Chasteté, et quelques poésies. Comme poète tragique, Montchrestien appartient à l’école de Garnier, dont il n’égale pas l’éclat, mais sa forme, plus molle que celle de son devancier, est aussi plus pure. Montchrestien paraît avoir recherché, pour ses vers, les avis et l’approbation de Malherbe, une des plus grandes figures de l’histoire de notre littérature.

    Parmi les meilleurs textes de Montchrestien, je citerais la mort de Marie Stuart  que l’on trouve à l’acte V de la Reine d’Escosse, où celle-ci montre son courage et son mépris de la mort au moment de son exécution (1587) décidée par la reine Elisabeth 1ère. Déjà, la description de la montée à l’échafaud où elle paraît souriante « un peu de l’œil et de la bouche » paraît émouvante. Ensuite, voyant qu’on ne lui accorde pas un confesseur comme elle souhaiterait qu’il fût, elle décida de se confesser elle-même et se mit à prier. A ce propos, dans l’Histoire de Marie Stuart écrite par Mignet, on apprend que le docteur Fletcher, doyen protestant de Peterborough, s’approcha d’elle et voulut l’exhorter à mourir.

    « Madame, lui dit-il, la Reine, mon excellente souveraine, m’a envoyé par devers vous ». Marie, l’interrompant à ces mots, lui répondit : « Monsieur le doyen, je suis ferme dans l’ancienne religion catholique romaine, et j’entends verser mon sang pour elle ». Comme le doyen insistait avec un fanatisme voyant, et l’engageait à renoncer à sa croyance, à se repentir, à ne mettre sa confiance qu’en Jésus-Christ seul, parce que seul il pouvait la sauver, elle le repoussa d’un accent résolu, lui déclara qu’elle ne voulait pas l’entendre, et lui ordonna de se taire. Le docteur Fletcher se mit alors à lire la prière des morts, selon le rite anglican, tandis que Marie récitait en latin les psaumes de la pénitence et de la miséricorde, et embrassait avec ferveur son crucifix.

    Si le texte de Montchrestien ne rentre pas dans ces détails, il en reprend quand même les grandes lignes et, en vrai poète qu’il est, décrit la fin horrible de la reine d’Ecosse, après avoir dit au bourreau : « Arme quand tu voudras ta main injurieuse, frappe le coup mortel, et d’un bras furieux fay tomber le chef (la tête) bas et voler l’âme aux cieux ». Hélas pour Marie Stuart, le premier coup de hache ne fit que la blesser et il fallut la frapper plusieurs fois pour lui abattre la tête, ce que Montchrestien traduit ainsi : «  Un, deux, trois, quatre coups sur son col il delasche (laisse tomber) ; car le fer acéré moins cruel que son bras vouloit d’un si beau corps différer le trespas : Le tronc tombe à la fin, et sa mourante face par trois ou quatre fois bondit dessus la place ». Je ne sais pas ce que Jacques 1er, adversaire des catholiques, a apprécié réellement dans ce récit, mais il n’en voulut point à Montchrestien d’avoir glorifié la mort de Marie Stuart.

    Michel Escatafal

  • Paul de Gondi, un polémiste de grand talent

    de Retz.jpgNé en 1613, mort en 1679, Jean-François-Paul de Gondi, qui devint plus tard cardinal de Retz fut, fort jeune encore, nommé coadjuteur de l’archevêque de Paris, son oncle. Désireux d’arriver au gouvernement de l’Etat et aux grandes dignités par tous les moyens, il passa la plus grande partie de sa vie à conspirer. Tout d’abord contre Richelieu en 1636, puis ensuite contre Mazarin (1648),  jouant pendant la Fronde (1648-1653) un rôle prépondérant s’alliant à la Reine contre Condé (1650), et après bien des aventures, bien des succès et beaucoup de revers, il passa ses dernières années dans la retraite après avoir été emprisonné, puis exilé en Italie et en Flandres.

    C’est alors qu’il écrivit ses célèbres Mémoires, dans lesquels la vivacité admirable du récit s’allie à un sens plus profond qu’on ne le soupçonne ordinairement de l’histoire et de la politique. Ils sont divisés en trois parties, dont la première n’est qu’une sorte d’introduction (1613-1643). La troisième (1654-1655) pour sa part est inachevée, mais la seconde (1643-1654) est de beaucoup la plus longue et la plus intéressante.

    Nous avons encore du cardinal de Retz quelques Sermons, un ouvrage de jeunesse, la Conjuration de Fiesque et, avec différentes pièces, des lettres nombreuses, presque aussi intéressantes pour l’histoire de la langue et de la littérature que pour l’histoire politique de la France à l’époque de la Fronde, même si on peut lui reprocher çà et là quelques inexactitudes de détail qui n’infirment en rien ce qu’il affirme, et ne diminuent pas la force de ses dissertations.

    Dans la deuxième partie des Mémoires, j’ai plus particulièrement relevé les Considérations sur l’exercice du pouvoir monarchique en France, où il évoque le pouvoir royal et l’absolutisme, faisant remarquer que l’autorité des rois dans notre pays « n’a jamais été réglée, comme celle des rois d’Angleterre et d’Aragon, par des lois écrites », allusion à la Grande Charte d’Angleterre, signée en 1215 par Jean sans Terre (roi d’Angleterre entre 1199 et 1216), et aux « fueros », antiques privilèges de l’Aragon et des autres provinces du nord de l’Espagne.

    Il est également d’un grand intérêt de savoir Comment éclatèrent les troubles de la Fronde, avec une évocation  de la fondation de la république des Provinces-Unies. En effet, dès 1564, le peuple hollandais avait commencé à se soulever contre la domination espagnole. Les cruautés du duc d’Albe, lieutenant du roi d’Espagne Philippe II et gouverneur des Flandres (1567-1573), furent impuissantes à le faire rentrer dans l’obéissance.  En 1579, Guillaume 1er de Nassau, prince d’Orange, fit signer aux sept provinces bataves l’Union d’Utrecht, qui affirmait l’indépendance des Pays-Bas. En 1648 (Traité de Westphalie), l’Espagne dut reconnaître l’existence de la république des Provinces-Unies.  

    Comme quoi  les révolutions les plus improbables peuvent changer radicalement de statut, à l’image aux yeux du Cardinal de Retz de ce qui s’est passé au début de la Fronde. C’est pour cela qu’il écrit : « Qui eût dit  trois mois devant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un Etat où la maison royale était parfaitement unie, où la cour était esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étaient soumises, où les armées étaient victorieuses, où les compagnies paraissaient de tout point impuissantes ; qui l’eût dit eût passé pour un insensé ».

    Enfin  comment ne pas citer les inévitables portraits (dix-sept en tout), tellement à la mode dans les salons et les romans de l’époque, par exemple ceux de la reine Anne d’Autriche et de Gaston d’Orléans (frère de Louis XIII et oncle de Louis XIV). Ainsi on découvre qu’Anne d’Autriche « avait plus que personne…de cette sorte d’esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas ». Quant au duc d’Orléans, « il avait, à l’exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme ; mais comme il n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui  pût ni suppléer, ni même soutenir sa faiblesse ».

    Avec une telle description de deux personnages aussi importants, on comprend parfaitement que cela n’ait pas arrangé sa réputation. Ses ennemis, au demeurant très nombreux, seront d’ailleurs très sévères avec lui, ne lui trouvant que peu de qualités et beaucoup de défauts. Pour La Rochefoucauld, « sa pente naturelle est l’oisiveté », et « son imagination lui fournit plus que sa mémoire ». Il n’empêche, Paul de Gondi, nous laisse une œuvre agréable à lire, et restera dans notre littérature comme un polémiste et un pamphlétaire de grand talent.

    Michel Escatafal

  • Saint-Evremond, gentilhomme d'un brillant et libre esprit

    saint-evremond.jpgCharles de Marguetel de Saint-Denis de Saint-Evremond, né en 1613 ou 1614 à Saint-Denis le–le-Gast (Manche), est mort à  Londres (1703) où il s’était réfugié à partir de 1663, après avoir été compromis dans le procès de Fouquet (1661-1664), mais aussi par crainte d’être inquiété pour un écrit satirique (découvert en 1661) sur la paix des Pyrénées (1659) dans lequel il critiquait la politique de Mazarin. Moraliste et critique français, issu d’une vieille famille de la noblesse française, Saint-Evremond était un gentilhomme d’un brillant et libre esprit qui lui permit de mener une vie d’épicurien, y compris en Angleterre où il fréquenta l’élite de l’aristocratie et des gens de lettres.

    N’écrivant qu’à ses heures, peu préoccupé de la publication de ses œuvres, il est resté comme un modèle du critique « honnête homme », et ses jugements faisaient autorité tant en France qu’en Angleterre. Sa réflexion était riche et extrêmement variée abordant tous les sujets, la littérature, l’histoire, la religion et même la musique. En littérature il fut de ceux qui défendirent avec le plus de conviction le théâtre de Corneille qu’il a toujours préféré à celui de Racine. Il le fit plus particulièrement à travers des lettres, dont certains disent que c’est là qu’il livra le meilleur de sa pensée. Ainsi il écrivit une Dissertation sur la tragédie de Racine intitulée Alexandre le Grand, écrite en 1666 et retouchée en 1668.

    Dans ce morceau, Saint-Evremond, après avoir déclaré que la vieillesse de Corneille lui donnait moins d’alarmes depuis qu’il avait lu l’Alexandre de Racine, n’en blâme pas moins ce dernier d’avoir travesti en héros de roman les grands personnages qu’il met en scène. A ce propos il loue expressément Corneille d’avoir toujours conservé le bon goût de l’antiquité, d’avoir su se garder de tout ramener à nos mœurs et à nos habitudes françaises, faisant même allusion d’une manière précise à la tragédie de Sophonisbe (1663). Saint-Evremond affirmait que, si cette pièce de Corneille avait eu le malheur de ne pas plaire aux spectateurs, c’était justement parce que le poète était trop bien entré dans le génie des Romains et des Carthaginois, et qu’il avait voulu laisser à la fille d’Asdrubal son véritable caractère.

    Pour donner une illustration du talent épistolaire de Saint-Evremond, je vais citer quelques extraits de  la réponse que ce dernier fit à Corneille,  après que celui-ci lui eut adressé une lettre (Lettre à Saint-Evremond) pour le remercier de ce qu’il avait écrit dans la Dissertation. Cette réponse a eu pour principal mérite de flatter singulièrement l’orgueil du vieux poète, à une période où les critiques étaient loin d’avoir de la ferveur à son égard. « Si vous aviez à remercier tous ceux qui ont les mêmes sentiments que moi de vos ouvrages, vous devriez des remerciements à tous ceux qui s’y connaissent. Je vous puis répondre que jamais réputation n’a été si bien établie que la vôtre en Angleterre et en Hollande. Les Anglais, assez disposés naturellement à estimer ce qui leur appartient, renoncent à cette opinion souvent bien fondée, et croient faire honneur à leur Ben Johnson (1) de le nommer le Corneille de l’Angleterre ; Monsieur Waller (2), un des plus beaux esprits du siècle, attend toujours vos pièces nouvelles, et ne manque pas d’en traduire un acte ou deux en vers anglais pour sa satisfaction particulière. Vous êtes le seul de notre nation dont les sentiments aient l’avantage de toucher les siens. Il demeure d’accord qu’on parle et qu’on écrit bien en France ; il n’y a que vous, dit-il, de tous les Français, qui sache penser. M. Vossius(3), le plus grand admirateur de la Grèce, qui ne saurait souffrir la moindre comparaison des Latins aux Grecs, vous préfère à Sophocle et à Euripide. Après des suffrages si avantageux, vous me surprenez de dire que votre réputation est attaquée en France. Serait-il arrivé du bon goût comme des modes, qui commencent à s’établir chez les étrangers quand elles se passent à Paris ? »

    Saint-Evremond était aussi admiré par les philosophes de son temps, certains affirmant qu’il fut de ceux qui ont préfiguré l’attitude morale des philosophes du dix-huitième siècle. Montesquieu fut parmi ses fidèles lecteurs au point d’avoir ses ouvrages chez lui à La Brède. Cela lui permit de méditer sur ses Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps de la République (composées vers 1668-1669) à une époque où lui-même était en train de rédiger ses Romains. Certes cela ne signifie pas pour autant que Montesquieu doive quelque chose à Saint-Evremond, mais certains traits communs les réunissent, notamment une certaine allégresse dans le texte et un goût évident pour la formule. En outre Saint-Evremond a toujours su se distinguer par un style original, qui lui permit de rencontrer d’autant plus le succès que ses ouvrages ne circulèrent pendant très longtemps qu’en manuscrits, En fait ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il se décida à préparer avec Des Maizeaux (1666-1745), une édition publiée après sa mort sous le titre des Véritables œuvres de Monsieur de Saint-Evremond.

    Michel Escatafal

    (1)      Ben Johnson (1574-1637), le plus illustre, après Shakespeare, des poètes dramatiques de l’Angleterre

    (2)      Edmond Waller (1605-1687), poète élégant qui fut tour à tour le favori de Cromwell (1599-1658)  et de Charles II(1630-1685)

    (3)      Isaac Vossius (1618-1689), érudit hollandais, qui passa la dernière partie de sa vie à la Cour d’Angleterre