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  • Pascal : un génie des mathématiques et de la littérature

    pascal.jpgNé en 1623 à Clermont-Ferrand, la courte vie de Pascal s’étale sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, ce que l’on semble oublier souvent quand on parle des grands écrivains du dix-septième siècle. Blaise Pascal donna dès l’enfance la marque d’une intelligence qui tenait du prodige et d’une aptitude exceptionnelle aux mathématiques.  Ses premiers travaux lui acquirent en effet parmi les géomètres et les physiciens une grande et légitime réputation. Mais la ferveur de sa foi l’entraînait vers d’autres horizons et ne lui permit pas d'aller plus loin dans ses recherches, ce qui explique qu'il ait pu présenter la terre comme immobile, tandis que le soleil marcherait (Les Pensées), système que Galilée avait déjà victorieusement combattu.

    Séduit par les prédications jansénistes, accablé aussi par les infirmités et les souffrances continuelles d’un corps malade, sous l’influence desquelles sa piété s’exaltait encore, poussé par sa sœur Jacqueline (1625-1661), religieuse à Port-Royal sous le nom de sœur Sainte-Euphémie,  à la foi janséniste inflexible et profonde, Pascal entra de plus en plus, après un retour vers le monde qui fut de courte durée (1652-1654), dans la société des Messieurs de Port-Royal. Il devint ainsi lors de la fameuse querelle sur la grâce et les doctrines de Jansénius, leur plus ardent et leur plus brillant défenseur.

    L’apparition des dix-huit Lettres provinciales qu’il écrivit marque une date importante dans l’histoire de notre langue et de notre littérature : après la publication de cet immortel pamphlet  (1656-1657), la prose française n’a plus de progrès à faire. Pascal mourut en 1662, à trente neuf ans, sans avoir pu achever le grand ouvrage qu’il méditait, Apologie de la religion chrétienne.  Les Messieurs de Port-Royal publièrent du moins, sous le nom de Pensées, les fragments qu’il en avait déjà jetés sur le papier, en faisant entrer dans ce recueil des notes et des réflexions diverses que l’on trouva également chez lui.

    Mais ils crurent devoir apporter au texte des corrections que la sagacité de Victor Cousin a permis de contester (Des Pensées de Pascal, rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition de cet ouvrage en 1843), en remettant en lumière les feuillets manuscrits des Pensées. Tel qu’il nous a été rendu, dans sa primitive intégrité, avec des tours souvent incorrects  et des expressions parfois forcées, ce livre, où nous retrouvons en effet les Pensées de Pascal sous la forme même où elles ont, pour ainsi dire, jailli de son cerveau, est un des ouvrages les plus étonnants de notre littérature, celui dans lequel le lecteur peut le plus aisément, suivant la distinction de Pascal même, retrouver, non l’auteur, mais l’homme.

    Au reste le plan même que Pascal se proposait de suivre dans son livre décèle une originalité profonde. Laissant tout à fait de côté les arguments par lesquels les philosophes démontrent ordinairement l’existence de Dieu, Pascal réserve encore pour la seconde partie de l’Apologie les preuves de la vérité de la religion chrétienne. Ces preuves, en effet, ne pourront faire d’impression sur ceux qu’il veut convertir, s’il n’accommode pas sa méthode de démonstration à l’esprit et aux sentiments qui habitent ceux qui ne croient ni au ciel, ni au Christ. Aussi n’est-ce qu’après les avoir amenés, par l’argumentation la plus pressante et la plus passionnée, à désirer d'eux-mêmes de connaître enfin le mystère de leur propre nature, mystère inexplicable aux philosophies et aux fausses religions, et dont l’Ecriture au contraire semble nous livrer la clé, qu’il pourra leur démontrer, par l’étude de l’Ancien et du Nouveau Testament, la vérité de la religion chrétienne.

    Certes Pascal aurait pu changer quelque chose aux détails de ce plan, que son neveu Etienne Perier (premier des cinq enfants du couple que forma Gilberte Pascal, soeur de Blaise et Jacqueline, avec son cousin Florin Perier) nous a fait connaître.  Mais il n’en faut pas moins voir là l’exacte indication de son dessein, et l’on risquerait fort, si l’on n’y songeait, de se méprendre sur le sens et la portée de quelques uns des plus célèbres fragments des Pensées : on ne verrait dans Pascal qu’un moraliste plus profond, mais du même genre que La Rochefoucauld et La Bruyère. Or, quoi que La Bruyère lui-même en ait pensé, notamment dans son Discours sur Théophraste, il n’y a vraiment pas lieu de  comparer Pascal avec ces fins observateurs de la nature humaine, dont l’entreprise a été si différente de la sienne.

    Un dernier mot enfin, Pascal a beaucoup médité sur Montaigne. On le remarque surtout dans les Pensées, ce qui m’a permis de faire le rapprochement avec ce qu’a écrit Montaigne dans son Institution des enfants, mais aussi dans son Apologie de Raymond de Sebonde (Essais), ou encore dans la formule très connue qui dans les Pensées a pris cette forme  : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », ce que Montaigne avait écrit ainsi dans le dernier chapitre des Essais : « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme, c’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ». Quand deux génies écrivent la même chose…

    Michel Escatafal

  • Avec les Gracques l'éloquence devient un art

    gracques.jpgLa liste des orateurs à Rome est des plus prestigieuses, avec des personnalités qui donnèrent à l’éloquence ses lettres de noblesse. Après avoir longuement évoqué Caton, je vais aborder  un autre chapitre avec  les Gracques. Ceux-ci comme Caton s’attachèrent au parti populaire, mais au lieu d’avoir l’origine et l’éducation plébéienne du paysan de Tusculum, Tiberius et Caïus Gracchus sortaient d’une illustre famille, et ils reçurent l’éducation et la culture la plus soignée. Cornelia (189-100 av. J.C.), leur mère, fille du premier Africain (Scipion), femme de Tiberius Sempronius Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, devint  veuve de bonne heure et se consacra toute entière à ses fils, afin de faire d’eux des hommes et des citoyens dignes du grand nom qu’ils portaient.  Pour être sûre de parvenir à ses fins, elle alla jusqu’à refuser d’épouser Ptolémée, roi d’Egypte.

    Guidée par l’autorité de cette femme supérieure, les deux jeunes gens conçurent les ambitions les plus hautes et les plus désintéressées, s’habituèrent aux fortes vertus, et développèrent le germe de talents bien élevés. En fait Cornelia aura auprès de ses enfants le rôle que jouera, beaucoup plus tard,  la reine Hortense auprès de son fils Louis-Napoléon Bonaparte, à cette énorme différence près qu’Hortense fit à son fils des cours d’une morale bien particulière, où abondaient les excitations à la pratique des perfidies et du mensonge, au dédain de toute moralité, au mépris des hommes et des lois. En fait elle apprit au futur empereur  Napoléon III la méthode qu’il faut suivre pour tromper une nation et s’emparer du pouvoir. Mais revenons aux Gracques, comme on les appelle communément, pour dire que leur vie appartient totalement à l’histoire politique de Rome, pour laquelle ils sont considérés à juste titre comme des héros, et j’ajouterais comme des héros tragiques.

    Tiberius Gracchus (162-133 av. J.C.) périt en effet dans un mouvement révolutionnaire, massacré par la faction aristocratique, sans que celle-ci ait pu l’empêcher  de faire entendre les protestations des opprimés.  On retiendra de lui cette tirade célèbre : " Les bêtes sauvages répandues dans l’Italie ont leur tanière et leurs repaires où elles peuvent se retirer. Ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont en partage que l’air et la lumière qu’ils respirent. Les généraux mentent quand ils les engagent à défendre leurs tombeaux et leurs temples et à repousser l’ennemi. Parmi tant de Romains il n’en est pas un seul qui ait un autel paternel ni un tombeau où reposent ses ancêtres. On les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre ". Cette simple lecture permet de mieux comprendre pourquoi Tiberius Gracchus mourut à vingt neuf ans, victime de la vindicte des grands propriétaires.

    Caïus  Gracchus (154-121 av. J.C.) reprit courageusement l’œuvre de son frère et entreprit de venger son assassinat. Il put croire un moment qu’il parviendrait à ses fins. Chéri du peuple, craint du Sénat, il devint pendant deux ans le véritable maître de Rome. Mais c’était trop beau pour être vrai, et la cupidité des chevaliers, l’orgueil patricien, l’inconstance populaire lui firent bientôt comprendre qu’il allait succomber à son tour.  Cela ne lui fit pas renoncer pour autant à ses desseins, malgré les supplications de ses amis et les angoisses qui l’assiégeaient, comme en témoignent les paroles qui nous ont été conservées de lui, parlant du meurtre de son frère.

    " Vos ancêtres, disait-il au peuple, ont déclaré la guerre aux Falisques  (peuple de l’Italie antique) qui avaient insulté le tribun du peuple Genucius. Ils ont condamné à mort Caïus Veturius pour avoir refusé de faire place à un tribun qui traversait le Forum. Et, sous vos yeux, ces hommes ont assommé Tiberius à coup de bâton, traînant son cadavre du Capitole à travers toute la ville pour être jeté dans le fleuve, et ceux de ses amis qu’on a pu arrêter ont été mis à mort sans jugement ".

    En outre, quand Caïus se sentit complètement abandonné de ses partisans, serré de près par ses adversaires qui allaient le mettre à mort, il s’écria devant ses ennemis presque ébranlés par tant de bravoure : " Malheureux ! Où aller ? Où me réfugier ? Au Capitole ? Il est encore teint du sang de mon frère ! Dans ma maison ? Pour y voir les lamentations et le désespoir de ma mère !" Tout cela, comme dira plus tard Cicéron, donnait à Caïus Gracchus plus qu’à aucun autre orateur " une éloquence pleine et féconde ".

    Autant Caton semblait manquer d’idées générales et d’un sentiment de la beauté de la forme, autant les Gracques surent s’élever au-dessus des sentences et des dictons de la morale pratique jusqu’aux conceptions d’une sagesse plus profonde et plus large. En plus ils ont vécu dans un temps où l’enseignement de la rhétorique s’était largement répandu dans Rome, ce qui signifie que la maison de Cornelia avait subi les influences de ces nouveautés apportées par les Grecs. Cicéron, encore lui, témoignera que Caïus Gracchus avait " quelque chose d’imposant dans l’ensemble de sa composition et une élocution pleine de noblesse ".  En résumé, avec les Gracques l’éloquence cesse d’être pour les Romains un heureux instinct, une manifestation brillante de la passion ou du bon sens chez quelques hommes doués, pour devenir véritablement un art.

    Michel Escatafal

  • L’éloquence à Rome et Caton orateur

    le Forum.jpgComme l’histoire, l’éloquence fut un art romain. Le patriciat se montrant jaloux de ses droits, voulait diriger les affaires publiques au grand jour, ne voyant aucun danger pour son pouvoir dans la parole publique.  De fait, pour les premiers orateurs  romains la parole n’était qu’un moyen puissant pour assurer la prééminence de leur parti, et au dehors pour faire triompher les intérêts de Rome.  L’intérêt, voilà le maître mot de ceux qui veillaient sur la tradition des vieilles vertus romaines, dans lesquelles étaient exclues toute forme de justice sociale, comme nous dirions de nos jours.  D’ailleurs rarement dans la longue lutte que se sont livrés la plèbe et le patriciat, les tribuns ne pensèrent à réclamer l’égalité en s’appuyant sur le principe de justice. En fait, si l’on veut trouver un caractère de moralité à l’art oratoire, on ne peut le rencontrer qu’à travers les préceptes de la coutume et de l’usage antique. C’est un peu étroit pour parler de moralité, mais celle-ci reposait sur du solide.

    « Il faut à l’orateur,  disait Tacite dans son Dialogue, des acclamations, des applaudissements, un théâtre. » Cette scène ne manquait pas à Rome, et le Forum en fut longtemps l’emblème. Dès le temps des rois, la vie politique y avait trouvé son centre, mais au fil des siècles il allait devenir le cœur de la vie à Rome sous toutes ses formes (plaisirs, affaires, politique etc.). Cela lui permit alors de bénéficier en priorité de nombreux embellissements, notamment le temple de Saturne (dieu du temps et de l’agriculture), celui de la Concorde, le Tabularium (dépôt des archives publiques), la basilique Porcia. De la tribune l’orateur pouvait apercevoir la citadelle et le temple du Capitole, ce qui nous laisse imaginer le sentiment de patriotisme qui pouvait emplir le cœur de celui qui s’adressait à la foule de ceux qui l’écoutaient.

    Les assemblées du Sénat se tenaient parfois en plein air ou sur quelque point du Forum, mais elles avaient lieu dans ce qu’on nommait une Curie (Curia Hostilia sous la République), vaste salle quadrangulaire ou l’on ménageait une estrade pour le président. Les sénateurs se réunissaient aussi dans les temples. La quatrième Catilinaire fut prononcée dans le temple de la Concorde. La salle où parlait Cicéron était richement décorée, avec notamment les statues des douze grands dieux qui semblaient assister au débat, ce qui ne pouvait qu’inspirer recueillement et gravité à l’orateur et à ceux qui l’écoutaient. Au passage, il faut souligner que le règlement du Sénat interdisait les interruptions, et que la parole appartenait en droit aux vétérans de la vie politique, et non aux plus éloquents. Ceux-ci devaient donc attendre leur tour pour pouvoir intervenir un jour dans la prestigieuse enceinte.

    La basilique avait un rôle très différent, car consacrée essentiellement aux affaires de justice. La basilique Porcia fut construite par Caton en 184 av. J.C., lequel dans un accès de générosité remarqua un jour que les marchands, les oisifs, les plaideurs qui encombraient le Forum, avaient souvent à subir les intempéries. Elle s’appelle Porcia parce que Caton appartenait à la gens Porcia. Cette basilique était un vaste édifice divisé en trois galeries par deux rangs de colonnes ou d’arcades superposées. Au fond de la nef centrale, plus haute que les autres, se trouvait un hémicycle où siégeait le tribunal pour les affaires de commerce et les causes civiles. Le jour où un avocat de renom venait traiter une affaire retentissante, cela permettait à un public nombreux de s’entasser dans les vastes salles d’audience. Dans un tel cadre l’avocat, orateur, pouvait donner la pleine mesure de son talent.

    Caton n’était pas avocat, mais il a ouvert la liste des orateurs romains, au même titre que celle des historiens. Dans ses Origines il prit la peine de recueillir quelques uns de ses discours. Son éloquence était empreinte avant tout de cette rude moralité qui a fait de lui le type même du censeur redouté. Sa définition de l’orateur ? « L’orateur c’est l’homme de bien habile à parler ». Le campagnard qu’il a toujours été se retrouvait quand il donnait à ses sentences la forme des proverbes populaires. Et quand il trouve le vice sur son chemin, il le combat avec une indignation enflammée. Il n’a pour les personnes qu’il n’apprécie pas ni ménagement, ni indulgence. Il était aussi sarcastique à l’occasion, surtout vis-à-vis de ceux qu’il appelait les bavards. Pour lui un bavard c’est quelqu’un « dont l’envie de parler est si grande, qu’à prix d’argent il louera des auditeurs ».  Il n'aimait pas non plus les personnes bien en chair. A propos d’un certain Véturius, personnage gras et corpulent, ne disait-il pas : « Quel service un tel corps peut-il rendre à la république, lorsque chez lui, depuis le cou jusqu’aux aines, tout est ventre » ?  Telle fut l’éloquence de Caton, animée, passionnée, vivante, mais rude et sèche, et toute empreinte de rusticité primitive. En fait Caton allait inaugurer une liste prestigieuse où nous allons retrouver des personnages comme les Gracques (nés en 162 et 154 av. J.C.), et plus tard Cicéron (106-43 av.J.C.).

    Michel Escatafal

  • Caton et l'histoire de Rome

    caton.jpgSi les poètes romains se sont mis dans tous les genres à l’école grecque, ce ne fut pas le cas des premiers historiens qui ne durent rien à Hérodote (482-425 av. J.C.) ou Thucydide (460-vers 395 av. J.C.), pas plus que des premiers orateurs qui ne durent pas davantage à Démosthène (384-322 av. J.C.) ou Eschine (389-314 av. J.C.). La prose en effet, qui va droit au but, tout en étant un instrument de précision, au service de l’action et de la réflexion, et non de la rêverie et de l’enthousiasme, devait se former  d’elle-même chez un peuple dont le génie fut de vouloir et d’agir.

    Aujourd’hui nous allons plus particulièrement parler de l’histoire, laquelle à vrai dire a existé de tout temps à Rome, pouvant même être considérée comme un besoin national. Elle était gravée sur la pierre des tombeaux, l’airain des statues. Elle était aussi présente dans les archives des familles patriciennes. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les premiers annalistes tout Romains qu’ils aient pu être par l’esprit et les mœurs, composèrent leurs ouvrages…en grec. Pourquoi ? Tout simplement parce que des gens comme Fabius Pictor ou Cincius Alimentus appartenaient au parti patricien, et voulaient que l’histoire fût un privilège de leur caste. Heureusement Caton (234-149 av. J.C.) allait venir qui, en écrivant ses Origines en latin, donna à l’histoire une forme et une inspiration démocratiques.

    Mais qui était ce Caton ? Réponse, un fils d’agriculteur né à Tusculum, qui travailla durement toute sa vie, jusqu’à l’âge canonique pour l’époque de quatre-vingt-cinq ans.  C’était un Romain, un vrai, qui rassemblait en lui toutes les vertus de sa patrie. Soldat à dix-sept ans, il participa à la célèbre bataille du Métaure (207 av. J.C.), où les légions romaines défirent et tuèrent Hasdrubal, frère d’Hannibal.  Dur pour lui-même, il est gênant pour ceux qu’il emploie autant que pour ceux qui l’emploient, tellement l’homme était d’une inflexible probité, au point de devenir un embarras pour un personnage de la qualité de Scipion, qu’il accompagnait comme questeur dans son expédition de Sicile. Cela ne l’empêcha pas toutefois de voir grandir sa renommée, et d’arriver au consulat (195 av. J.C.). Il devint même commandant en chef en Espagne.

    Les villes tombant devant lui, il conquit un immense butin, ne se réservant presque rien pour lui-même, favorisant ses soldats avant tout. J’aime mieux, disait-il, « que beaucoup d’hommes reviennent avec un peu d’argent  que peu  d’hommes avec beaucoup d’or ». A méditer pour ceux qui refusent les redistributions à notre époque.  A coup sûr Caton n’aurait pas approuvé le bouclier fiscal ! Fermons la parenthèse pour noter que s’il avait avant tout le souci du bien public,  Caton refusait aussi avec obstination les nouvelles mœurs de son époque, devenant ainsi une sorte de censeur impitoyable sans crainte d’exciter  la haine et les représailles. A ce propos, le moment capital de sa vie fut sa censure (184 av. J.C.). C’est là qu’il démontra avec une virulence extrême sa haine des nouveautés, allant jusqu’à faire rayer de la liste sénatoriale sept sénateurs parmi les plus illustres.

    En fait toute son existence ne fut qu’une censure perpétuelle. Déjà il détestait la civilisation grecque, au point de penser que tout ce qu’elle apportait à Rome était nuisible, qu’il s’agisse de la médecine dont il disait qu’elle n’est que « l’art d’assassiner  impunément ceux qui s’y fient », ou encore de la poésie, poète étant pour lui synonyme de parasite, sans parler de la philosophie qui  peut même être dangereuse. N’a-t-il pas affirmé que Socrate ne fût « qu’un bavard et un séditieux qui a perverti les mœurs de son pays en tirant ses concitoyens en opinions contraires à leurs lois et coutumes anciennes ».  Bref pour Caton, les jeunes Romains ne devaient pas écouter les leçons des Grecs, mais se contenter d’entendre uniquement la voix des magistrats et des lois de leur nation. Hélas pour lui, personne ne l’écouta, et quand il mourut en 149 avant J.C., la jeunesse toute entière était éprise d’hellénisme et se passionnait pour la philosophie autant que pour la chasse ou l’équitation.

    Nous avons de Caton des fragments de nombreux discours, d’un Traité sur l’Agriculture, et aussi d’un livre d’histoire intitulé Les Origines. Dans le Traité sur l’Agriculture Caton restitue la vie idéale du vrai Romain qu’il fut, du moins de celui qui vit à la campagne, avec toutes les valeurs qui auraient dû incarner la vie à Rome de son temps. « Les profits qu’on tire de la culture de la terre sont honnêtes et solides ». En outre « elle fait des hommes robustes et des soldats courageux ». Cela dit Caton ne fut pas qu’un homme intègre sur le plan des principes régissant la société, car il fut aussi « un tyran » pour ceux qui l’aidaient à exploiter son domaine, n’hésitant à vendre ses serviteurs vieux et usés comme les bœufs hors-service ou la ferraille hors d’usage. Et c’est tout cela qui fait du Traité sur l’Agriculture un précieux document sur l’histoire de son époque.

    Pour compléter cela il écrira aussi Les Origines que l’on peut assimiler à une véritable œuvre historique. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin d’en faire l’analyse, car Cornélius Népos (100-vers 27 av. J.C.) l’a faite pour nous quand il a écrit à propos des Origines: « Elles comprennent sept livres. Le premier contient ce qui s’est passé sous les rois ; le second et le troisième rapportent les origines des villes d’Italie ; le quatrième et le cinquième racontent sommairement la première et la seconde guerre punique ; les deux derniers font le récit des autres guerres jusqu’au pillage de la Lusitanie (150 av. J.C.) par Servius Galba ». En fait, en écrivant cela Caton a voulu restituer aux Romains ce qu’il considérait comme leur véritable histoire, avec le véritable orgueil du citoyen épris des vertus nationales.

    Son livre aura une très grande influence, et inspira aux Romains un goût plus vif encore pour l’histoire. Il sera ainsi le premier d’une lignée d’écrivains qui jusqu’à Salluste (86-34 av. J.C.), le plus grand de tous, s’essayèrent avec succès dans le genre historique, notamment Cassius Hémina qui tenta de soumettre les faits et les légendes à la critique, mais aussi Caelius Antipater et Claudius Quadrigarius qui eux voulurent donner à la discipline une forme plus littéraire. Mais, pour revenir à Caton, je veux aussi préciser qu’il fut aussi un grand orateur, autre genre très prisé dans l’art romain. Il en fut même là aussi un précurseur. J’en reparlerai dans un prochain billet.

    Michel Escatafal