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Littérature et histoire - Page 12

  • Voltaire, le poète

    Après avoir étudié Voltaire sur un plan général, nous allons parler de Voltaire poète à travers quelques œuvres marquantes, à commencer par les Epîtres. Parmi celles-ci, il y a celle relative au souvenir d’un ami très cher, Lefèvre de La Faluère, conseiller au Parlement, qui se faisait appeler du nom de sa mère, Génonville.  Ce jeune homme, l’un des plus brillants et des plus chers compagnons de jeunesse de Voltaire, mort à l’âge de vingt-six ans, en 1723, victime d’une maladie très courante à l’époque, la petite vérole, a inspiré à Voltaire ces vers remarquables : « Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,/ Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,/ Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux-mêmes,/ Au monde, à l’inconstance ardents à se livrer,/  Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,/ Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer ! »

    Dans une autre pièce des Epîtres, intitulée L’auteur arrivant dans sa terre près du lac de Genève, composée au mois de mars 1755, il y a un passage plus que surprenant de Voltaire où il évoque Virgile et Auguste, en des termes plutôt injurieux, Virgile étant traité de « chantre flatteur du tyran des Romains », même si au vers suivant il est jugé comme « l’auteur harmonieux des douces Georgiques ». En fait pour Voltaire,  Auguste est surtout un despote qui a imposé sa dictature tout autour de la Méditerranée, ce que Voltaire n’accepte pas au nom de la liberté des peuples. D’ailleurs, un peu plus loin, il vante la défense de l’indépendance des Suisses contre Charles le Téméraire (1476-1477), après avoir brisé au siècle précédent le joug de la domination autrichienne.

    Dans une autre épître composée en 1736, et adressée à la marquise du Châtelet (1706-1749), qui avait entre autres travaux scientifiques publié une traduction du principal ouvrage de Newton 1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Voltaire aborde ce que l’on pourrait appeler la « philosophie de Newton ».  Il fait allusion à la théorie de la gravitation universelle, mais aussi à la gravitation qu’il appelle « l’âme de la nature », et, en parlant de « la robe étincelante », de la découverte de la décomposition de la lumière du soleil en sept couleurs simples. Peu après il reprendra  l’explication donnée par Newton sur le phénomène des marées, notamment le flux qui est causé par l’attraction de la lune et du soleil sur les eaux de la mer, avec l’eau qui cesse de monter  lorsque l’attraction de la lune et du soleil est égale au poids de cette eau, c’est-à-dire à l’attraction de la terre, ce que Voltaire traduit ainsi : « La mer entend sa voix. Je vois l’humide empire/ S’élever, s’avancer vers le ciel qui l’attire;/  Mais un pouvoir central arrête ses efforts:/ La mer tombe, s’affaisse et roule vers ses bords ». Bref, en lisant cette épître on apprend beaucoup de choses, certes bien connues des scientifiques, mais tellement éloignées des préoccupations du citoyen ordinaire. Cela est valable aussi pour  le phénomène des comètes, mais aussi pour les lois du mouvement de la lune ou la précession des équinoxes, ce que Voltaire traduit à sa façon…en nous obligeant à étudier de plus près tous ces phénomènes.

    Examinons à présent le passage de l’Henriade sur l’Angleterre, un pays que Voltaire (comme Montesquieu) a beaucoup admiré pour ses mœurs libérales, au vrai sens du terme, et son gouvernement constitutionnel. Rappelons que Voltaire, exilé dans ce royaume quand il publia sa Henriade (1728), traduit les éloges qu’il lui décerne, comme dans nombre de ses ouvrages de la même période (1728-1734), en critiques du gouvernement, des mœurs et des préjugés français. A propos de Français, Voltaire évoque Henri IV, le héros du poème, qui est allé demander du secours à la reine d’Angleterre, Elisabeth, secours que d’ailleurs il n’obtint pas réellement  dans les négociations sur la paix de Vervins entre la France et l’Espagne (1598). Fermons la parenthèse, pour noter que Voltaire était aussi très réaliste sur la société anglaise, faisant le constat que « l’éternel abus de tant de sages lois fit longtemps le malheur des peuples et des rois ». Pour mémoire il faut rappeler que la grande charte, fondement des libertés anglaises depuis 1215, n’empêcha pas la guerre civile d’éclater à plusieurs reprises en Angleterre. La guerre des Deux-Roses notamment, qui opposa de 1450 à 1485 deux branches des Plantagenêts, remplit une grande partie de la seconde moitié du quinzième siècle.

    Toujours dans La Henriade, on découvre une autre face de l’admiration de Voltaire pour l’Angleterre, à savoir son activité commerciale, et l’estime dans laquelle on y tenait les commerçants. A noter que Voltaire a consacré au commerce anglais la dixième de ses Lettres philosophiques (publiées en 1734), et qu’il dédia sa Zaïre (1732) à M. Falkener, « marchand anglais ». A ce propos dans la pensée de Voltaire, cette activité commerciale n’empêche pas l’Angleterre d’être en même temps la nation où les arts sont les plus honorés, et la première aussi par les succès guerriers. On comprend également qu’en feignant de peindre ce pays au temps d’Elisabeth, c’est surtout à l’Angleterre de son époque qu’il pense et qu’il veut rendre hommage, comme en témoignent ces vers : « Aux murs de Westminster, on voit paraître ensemble/Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,/Les députés du peuple, et les grands, et le roi,/ Divisés d’intérêts, réunis par la loi ;/ Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,/ Dangereux à lui-même, à ses voisins terribles ». Quelques vers plus loin, quelque peu obséquieux, il en profite pour faire un éloge délicat du roi régnant à cette époque, Georges II, célèbre pour les conflits qui l’opposèrent à son père, Georges 1er.

    Enfin, toujours dans ce registre, on peut citer dans les Poésies mêlées, des vers adressés (en 1743) à la Princesse Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric II, mariée en 1744 à Adolphe-Frédéric qui devint roi de Suède en 1751, qui peuvent passer pour le modèle du madrigal : « Souvent un peu de vérité/ Se mêle au plus grossier mensonge :/ Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,/ Au rang des rois j’étais monté ;/ Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire !/ Les dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôté:/ Je n’ai perdu que mon empire ».  A noter que Frédéric II, lui-même écrivain, (Anti-Machiavel très prisé de Voltaire), poète et musicien,  fit une réponse impolie  à ce madrigal, symbole d’une certaine manière des relations compliquées entre les deux hommes, au point que Voltaire fut emprisonné quelque temps à Francfort (1753), sans pour autant que la rupture soit consommée entre le monarque et le philosophe, puisqu’après s’être installé en Suisse, Voltaire reprendra sa correspondance avec le roi de Prusse.

    Michel Escatafal

     

  • Voltaire était le meilleur ou parmi les tous meilleurs dans tous les genres littéraires

    littérature,histoireAujourd’hui je vais évoquer un auteur dont on dirait de nos jours qu’il figure parmi les « monstres sacrés » de la prose comme de la poésie.  Il y a tant à dire sur cet écrivain qu’on ne peut pas se contenter de faire un résumé de sa vie, ni de son œuvre littéraire. Pour autant je vais essayer de retenir l’essentiel de François-Marie Arouet, né à Paris le 20 novembre 1694, qui prit le nom de Voltaire. Déjà il faut noter qu’il commença très tôt à faire des vers de qualité, à l’époque où il était élève au collège Louis-le-Grand. Il fut aussi, très jeune, secrétaire de l’ambassadeur de France aux Pays-Bas, poste qu’il occupa peu de temps, préférant revenir à Paris, où il fréquenta beaucoup la société du Temple. Pour mémoire on désigne sous ce nom le groupe d’écrivains et de gens du monde qui se réunissaient, pour y parler librement de toute chose, chez Philippe de Vendôme, grand prieur de France, dont l’hôtel était situé dans l’enclos du Temple.

    Soupçonné par deux fois d’avoir publié une satire politique, il fut d’abord exilé à Sully-sur-Loire, puis enfermé à la Bastille (1718). Cette même année il fit représenter son Œdipe, qui renouvelait jusqu’à un certain point le type de la tragédie classique. Lorsqu’à la suite d’une affaire pénible, Voltaire, outragé par le chevalier de Rohan-Chabot, fut arbitrairement obligé de quitter la France et de passer en Angleterre (1726), il mit ce nouvel exil à profit pour étudier les mœurs, la philosophie et la littérature des Anglais. Quand il revint à Paris (1729), un an après la publication de son poème épique la Henriade, il y rapportait, outre l’ébauche d’une tragédie de Brutus (1730), qui est l’une de ses plus fières inspirations, ses Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, dont la forme est si agréable et le fond si riche (1734). L’Histoire de Charles XII, cette brillante et exacte monographie, la tragédie de Zaïre, son chef d’œuvre dramatique, sont du même temps (1731-1732).

    Des inimitiés puissantes, que des œuvres comme le Temple du goût, cette  piquante critique de tant d’écrivains médiocres, n’étaient pas faites pour apaiser, forcèrent encore Voltaire à quitter Paris : de 1734 à 1749, il demeure pour la plupart du temps à Cirey, en Champagne, chez Madame du Chatelet, et produit alors les tragédies de la Mort de César (1735), d’Alzire (1736),  de Mahomet (1741), de Mérope (1743), que devaient suivre plus tard l’Orphelin de la Chine (1755) et Tancrède (1760), sans oublier  les Discours sur l’homme (1734-1737) en vers,  et un grand nombre d’épîtres, d’odes et de fantaisies diverses. Tout cela lui vaudra d’entrer à l’Académie française en 1746.

    En 1752, pendant un séjour à la cour du roi de Prusse, qui fut plus agité et qui se termina plus tôt que Voltaire ne l’eût pensé et souhaité (1750-1753), il publia, outre son Poème sur la Loi naturelle, le Siècle de Louis XIV. Ce livre célèbre se rattache à cette histoire universelle des temps modernes, histoire des progrès de la civilisation depuis le neuvième jusqu’au milieu du dix-septième siècle, à laquelle Voltaire donna le titre d’Essai sur l’esprit et les mœurs des nations (1758), et qui serait une œuvre de premier ordre, si le souci de faire servir le récit des faits à la démonstration d’une thèse y était moins apparent. Plus tard devaient paraître l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand (1759-1763) et  le Précis du siècle de Louis XV (1768).

    Quand à partir de 1770, Voltaire s’est fixé dans sa terre de Ferney, autour de laquelle il s’occupe efficacement, pour le bonheur des habitants de tout ce pays, de relever l’agriculture et l’industre, il est véritablement roi, roi de la pensée en Europe : les savants, les hommes de lettres, les grands seigneurs, les souverains de tous les pays correspondent avec lui. En outre, il élève victorieusement la voix dans toutes les affaires qui passionnent l’opinion publique. Enfin les lettres, les traités, les opuscules satiriques et philosophiques, les romans, les poésies légères, madrigaux, épigrammes, les satires mordantes, les épîtres pleines de finesse et d’élévation se multiplient sous sa plume, et son théâtre s’accroit encore d’un grand nombre de productions nouvelles.

    On sait que la sixième représentation de sa dernière tragédie, Irène, fut pour les Parisiens l’occasion de le faire assister vivant à sa propre apothéose (31 mars 1778). Il mourut un peu plus de trois mois après être rentré à Paris, dans la nuit du 30 au 31 mai 1778, laissant l’exemple d’une activité intellectuelle qu’on ne retrouve au même degré  chez aucun autre écrivain, pas même chez un Cicéron, un Bossuet ou un Goethe. Mais gardons-nous de croire que l’universalité de son esprit et de ses aptitudes soit son seul titre de gloire. La multiplicité seule des ouvrages de Voltaire nuit à leur popularité. La vérité c’est que nul, à l’exception de Corneille et Racine, ne peut lui être préféré dans la tragédie, que sa Henriade même est supérieure à tout ce que notre littérature classique a produit dans le genre épique, que si certains l’égalent, nul ne le dépasse dans la satire et dans l’épître, qu’enfin comme prosateur il est aussi grand que Bossuet, auquel d’ailleurs il ne ressemble en rien.

    Les narrations  de ses ouvrages historiques, ses Lettres sur les Anglais, quelques-uns de ses opuscules satiriques ou philosophiques, et, par-dessus-tout, ses romans et sa correspondance sont d’inimitables chefs d’œuvre. Enfin, sans parler de tant d’idées neuves en littérature, et sans chercher à le défendre contre les reproches trop souvent mérités de servilité, de mesquinerie, de fourberie même et d’impudence, sans refuser de déplorer, avec tous les bons esprits, la légèreté et l’injustice de ses attaques contre les croyances religieuses, il faut lui laisser la gloire suprême d’avoir , quoi qu’on en ait dit, passionnément aimé l’humanité et contribué, plus que personne, à répandre dans le monde quelques-uns des principes fondamentaux sur lesquels repose la société moderne.

    Michel Escatafal

     

  • Marivaux fait de la peinture de l'amour l'objet même de la comédie

    littérature, histoire de la littératureNé à Paris le 4 février 1688, mort le 12 février 1763, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux a commencé par écrire des oeuvres fort médiocres. Ensuite il se rattrapa en  écrivant des comédies et des romans, sans oublier les recueils périodiques qu’il a rédigés. Dans ces recueils, le Spectateur français, l’Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, les Pièces détachées, comme dans ses romans, Marianne (1731-1736) et le Paysan parvenu (1735) , on trouve des peintures de mœurs et de caractères intéressantes et fortes, même si elles manquent de cette légèreté, de cette vivacité mordante et un peu âpre, qui fait le premier charme des romans de Le Sage.

    Comme auteur dramatique, Marivaux ne mérite qu’un seul reproche : ses comédies manquent de variété. Il semble qu’entre la Surprise de l’amour (1727), le Jeu de l’amour et du hasard (1730), les Fausses confidences (1736), le Legs (1736), l’Epreuve (1740), il n’y ait d’autre différence que celles des circonstances extérieures au milieu desquelles l’action se déroule, et que cette action soit toujours la même. D’ailleurs Marivaux le premier fait, non plus de l’étude des caractères généraux, mais de la peinture de l’amour, l’objet même de la comédie. Toutefois ce sentiment, toujours sérieux et profond, n’a rien ici de la violence avec laquelle il se déchaîne ordinairement dans la tragédie.

    Marivaux ne met en scène que des personnages dans l’âme desquels la passion qui doit les animer pendant tout le cours de la pièce est, dès l’exposition, déjà née où tout près de naître. Un très léger obstacle seul la contrarie et l’empêche de se déclarer : comment arrivera-t-elle à en triompher, par quels états successifs passera-t-elle pendant cette très courte crise? C’est là ce qu’étudie notre auteur, et l’on voit assez quelle prodigieuse finesse d’analyse il faut déployer dans de pareils sujets. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que personne n’ait réussi à imiter Marivaux, qui n’avait lui-même imité personne, et qu’il y ait lieu de le regarder comme le plus grand  des auteurs comiques que la France a produits, depuis la mort de Molière jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, à l’exception peut-être de Beaumarchais  qui l’a parfois égalé.

    J’avoue que c’est en lisant l’Epreuve, représentée pour la première fois le 19 novembre 1740 par les Comédiens Italiens au théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, que j’ai ressenti tout le talent de Marivaux, et plus particulièrement la scène même de l’épreuve. Pour résumer, Lucidor, jeune seigneur de Paris, aime Angélique et il est aimé d’elle. Cela se ressent, mais Lucidor n’est pas absolument sûr de l’affection d’Angélique, craignant que cette dernière ne l’aime d’abord que pour sa fortune. C’est la raison pour laquelle il a résolu de l’éprouver avant de demander sa main. Alors il essaie de se faire passer pour un autre, ce qu’Angélique devine tout de suite. Néanmoins Lucidor insiste en faisant passer son valet Frontin, habillé avec des habits de maître, comme le prétendant à la main d’Angélique.

    C’est par cette ruse qu’il éprouvera  Angélique, lui demandant après lui avoir présenté le faux prétendant : « Jetez les yeux dessus : comment le trouvez-vous ?  Angélique répliquera en repoussant le faux prétendant par cette expression : « Je n’y connais pas », manifestant ainsi son courroux contre tout le monde, à commencer par Lisette sa servante, mais aussi sa mère indignée que sa fille refuse le bon parti qu’on lui offre, et enfin contre Lucidor parce qu’il ne lui a pas fait confiance. Elle est tellement en colère qu’elle consent à épouser le personnage qu’on lui a présenté en essayant de l’aimer. Heureusement tout est bien qui finira bien, et Angélique épousera l’homme qu’elle aime, lui-même ayant pu constater que sa bien-aimée l’aimait d’un amour sincère.

    Au passage on peut admirer la simplicité et le naturel parfait des attitudes et du style dans cette scène, qui va nous amener au plus touchant et au plus imprévu coup de théâtre. Et là on retrouve l’immense talent de Marivaux qui sait produire de grands effets par des moyens très simples, ce qui est toujours le propre des écrivains de premier ordre, catégorie à laquelle Marivaux appartient.

    Michel Escatafal

  • Les Mémoires de Saint-Simon sont l'oeuvre d'un mécontent de génie

    Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, est né à Versailles le 16 janvier 1675, d’un père âgé qui n’hésita pas à se remarier pour avoir un fils afin que son duché (octroyé par Louis XIII) ne soit pas perdu. Très fier de sa haute naissance, au point qu’il se maria en 1695 avec une petite nièce de Turenne, cousine avec le roi d’Angleterre,  il fut de ceux qui regrettaient de voir que la noblesse eût conservé si peu de part au gouvernement de l’Etat, pensant  que son influence était propre à tempérer l’autorité absolue des rois, tandis que des ministres de naissance médiocre ne pouvaient être que leurs serviles créatures. La rigidité honorable, mais hautaine, de son caractère et de ses principes, nuisit peut-être à sa fortune militaire ou politique. En 1702 il quitta l’armée, se croyant victime d’injustices répétées et, sous la Régence, renonça à la fois à l’amitié du duc d’Orléans et aux postes diplomatiques auxquels il avait été appelé, ou qu’il pouvait encore espérer se voir confier.

    Ses Mémoires sont donc avant tout l’œuvre d’un mécontentement, mais ce mécontent fut aussi un homme d’un grand caractère, quoiqu’aveuglé par des préjugés qui ne peuvent paraître que mesquins. Ils sont aussi l’œuvre d’un écrivain incroyablement doué du don de pénétrer les cœurs à travers les visages et, en saisissant les moindres grimaces de ceux-ci, de peindre ceux-là jusque dans leurs replis les plus profonds. Aussi tout chez lui, jusqu’aux règles les plus élémentaires de la correction, est-il sacrifié au pittoresque du tour ou de l’expression, au point que certains affirment que ce très grand et très original écrivain serait le plus dangereux des modèles, s’il n’était inimitable. Au point de vue historique, pourvu qu’on se tienne en garde contre la partialité de Saint-Simon, ses Mémoires sont une source presque inépuisable de renseignements sur la dernière partie du règne de Louis XIV et la première de celui de Louis XV.

    A propos de ses Mémoires, il faut noter que Saint-Simon avait commencé dès 1694 à noter tous les évènements dont il était témoin. En 1730 il connut le Journal de Dangeau, qui va de 1684 à 1720, et l’annota, complétant ses récits ou corrigeant ses jugements avec âpreté. Enfin, en 1740, il se mit, en continuant de profiter du récit de Dangeau comme d’une sorte de trame chronologique, à rédiger définitivement ses Mémoires. Celles-ci ne furent publiées, après la mort de l’auteur en mars 1755, que dans des éditions incorrectes et fragmentaires. Le texte authentique n’en fut donné pour la première fois qu’en1856.

    Parmi les passages que j’ai retenus plus particulièrement  de ces Mémoires, il y a celui relatif au Lit de justice du 26 août 1718. Je rappellerais qu’on appelait lit de justice le siège sur lequel s’asseyait le roi, dans certaines séances solennelles du Parlement, et par la suite la séance elle-même. Il s’agit ici de la séance dans laquelle tout pouvoir et tout droit furent enlevés au duc du Maine, fils de Louis XIV, et qui, en affermissant la régence du duc d’Orléans, donna toute satisfaction à la majorité de la noblesse. Celle-ci ,en effet, ne cacha pas son bonheur d’en avoir terminé avec ce règne de "vile bourgeoisie", appellation donnée au règne de Louis XIV par Saint-Simon, lequel nourrissait  une haine violente contre la bourgeoisie et le Parlement.

    Il y a aussi un magnifique portrait de la duchesse de Bourgogne, qui avait épousé à l’âge de douze ans le duc de Bourgogne, fils du grand Dauphin. Marie-Adélaïde était la fille de Victor-Amédée II, duc de Savoie et de la duchesse de Savoie, Anne d’Orléans, fille de Monsieur (frère de Louis XIV), et de sa première femme, Henriette d’Angleterre. A ce propos, on retrouve dans le portrait de la jeune duchesse de Bourgogne quelques-uns des traits de l’infortunée et charmante Henriette d’Angleterre. Passionnée par le jeu, on découvre qu’elle payait immédiatement à son adversaire l’enjeu qu’il avait tenu, ce qui contraste avec certains comportements de l’époque. Bien que n’étant pas belle, elle savait néanmoins charmer ses interlocuteurs y compris les plus prestigieux d’entre eux, le Roi et Madame de Maintenon, "qu’elle n’appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié", si l'on en croit Saint-Simon, qui ajoute un peu plus loin que la duchesse était "admise à tout, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil".

    Bien d’autres textes ou pages mériteraient d’être soulignés dans cette œuvre très importante, surtout  si l’on s’intéresse à l’histoire. En tout cas la postérité a considéré Saint-Simon comme un des plus grands écrivains de son époque, une époque charnière entre la fin du règne de Louis XIV et l’avènement de celui de Louis XV. Oublions sa colère et ses rancoeurs, pour ne considérer que la manière dont il  a su se servir de sa langue, mais aussi la servir. A ce propos, et ce sera le mot de la fin, je ne puis résister à l’idée de reprendre ce que dirent les Goncourt : "Il n’y a que trois styles : la Bible, les Latins et Saint-Simon". C’est peut-être lui faire trop d’honneur, mais cela donne quand même une idée de la place qui lui revient dans notre littérature.

    Michel Escatafal

  • Tite-Live : l'historien qui a su saisir l'âme du peuple romain

    Les historiens de l’époque précédente, César, Salluste, n’avaient fait que de l’histoire contemporaine, et en rapportant les évènements de leur temps, ils y avaient apporté des préoccupations  personnelles ou des passions de parti. Le grand passé de Rome avec ses gloires restait, comme une matière intacte, digne de tenter un patriote et un artiste. C’est ce noble et vaste sujet que Tite-Live voulut et put traiter. Ce Tite-Live, celte comme Virgile, est né à Padoue en 59 av. J.C. (selon Saint-Jérôme), grande ville qui était depuis très longtemps alliée fidèle des Romains, auxquels elle était restée attachée même pendant la guerre contre Annibal.Entrepôt du commerce entre le sud et le nord de l’Italie, la population et la richesse y avaient assez tôt afflué, et pourtant la fidélité aux mœurs sévères du vieux temps et l’esprit religieux n’avaient pas cessé de s’y maintenir. On était plutôt conservateur à Padoue, et lors de l’agonie de la République, la majorité des citoyens se rangea au parti de la loi, et soutint Pompée contre César.

    C’est dans ce milieu que Tite-live fut élevé, mais on ignore à quelle famille il appartenait, même si l’on imagine que ses parents devaient faire partie au moins de la classe moyenne. Il est visible en effet qu’il reçut dans sa jeunesse une éducation libérale. Il apprit le grec, étudia certainement la rhétorique et la philosophie, et quand il vint à Rome, nous savons qu’il ne fut point obligé de se mettre en peine d’un gagne-pain.  Avait-il dès lors conçu le dessein de son histoire? La splendeur de la grande cité, la cité universelle de l’époque, fit-elle naître en lui l’ambition de rapporter les destinées du peuple-roi ? En tout cas il dut songer à sa grande œuvre très tôt, et c’est sans doute ce qui attira sur lui l’attention d’Auguste, soigneux d’encourager les historiens comme les poètes.

    Du coup Tite-Live, qui n’exerça aucune fonction publique, vécut dans l’intimité de l’empereur, et la faveur impériale ne coûta rien à la dignité de son caractère. D’ailleurs, il n’a jamais caché ses  sympathies pour le régime républicain, mais le césar, homme d’esprit, qui savait faire la différence entre un homme d’action et un lettré, confia à Tite-Live l’éducation du jeune Claude. Au reste l’existence de l’historien s’écoula obscurément, prise sans doute tout entière par le travail. Tout juste peut-on noter qu’il eut un fils, dont il dirigea attentivement les études, puisque les anciens possédaient une lettre où il recommandait au jeune homme l’étude de Cicéron et de Démosthène, et qu’il  maria sa fille à un rhéteur assez médiocre, Lucius Magius.

    D’après Sénèque, Tite-Live avait écrit un traité de philosophie et un dialogue participant à la fois de la philosophie et de l’histoire. Mais les modernes ne connaissent de lui que son histoire, que nous sommes loin de posséder en entier. Ce grand ouvrage, qui remontait jusqu’aux plus lointaines origines du peuple romain, se terminait à la mort de Drusus (en 9 av. J.C.) et comprenait cent quarante-deux livres. Sans doute la mort (an 17) avait empêché l’historien d’aller jusqu’au bout de sa tâche, que vraisemblablement il voulait pousser jusqu’à la mort d’Auguste, laquelle interviendra en l’an 14. L’ouvrage, du vivant de l’auteur, parut par parties successives. Tite-Live donnait peut-être au public des séries de livres dont le sujet formait un tout, comme la guerre avec les Samnites, la guerre punique, etc…C’est la seule division qu’il paraisse avoir voulue. La distribution en décades remonte à une époque inconnue, mais certainement postérieure à l’auteur.

    Des cent quarante-deux livres que posséda l’antiquité, nous n’en avons plus que trente-cinq : les dix premiers, qui contiennent l’exposition de l’histoire primitive jusqu’à la guerre samnite, et ceux qui, de vingt et un à soixante cinq, partent de la seconde guerre punique et s’étendent jusqu’au triomphe de Paul Emile. En outre des livres perdus, il nous reste des espèces de sommaires, composés à une époque qu’on ne peut déterminer par un certain Florus, qui n’a rien de commun avec le Florus qui vécut sous les Antonins. Cela dit, si mutilée soit-elle, l’œuvre de Tite-Live qui nous est restée est suffisante pour discerner le but de l’écrivain et apprécier sa méthode. Tout cela transparaît dans la préface qu’il écrivit, laquelle par bonheur pour nous ne s’est pas perdue, où la candeur et la sincérité ressortent partout.

    Dans cette préface, il commence par faire ressortir tout ce qui le distingue de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui ont traité le même sujet, blâmant au passage les historiens érudits ou rhéteurs, ce que Tite-Live ne veut être à aucun prix. A son gré, en écrivant l’histoire, il est nécessaire d’avoir des visées plus hautes que la satisfaction de sa propre curiosité ou de servir sa gloire personnelle. Dit autrement, on doit se persuader qu’on travaille pour son pays, en s’efforçant de donner à ses concitoyens un utile enseignement moral et politique : « Ce que je voudrais, c’est que chacun étudiât avec soin la vie et les mœurs du passé ; qu’il sût par quels hommes, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, a été fondé notre empire. La discipline va se relâchant, il faudrait suivre d’abord l’affaissement des vieilles moeurs, bientôt leur déclin successif, enfin leur ruine complète, arrivant ainsi à notre époque où nous ne pouvons souffrir ni nos vices, ni leurs remèdes ».

    Pour accomplir pareille tâche, il faut en premier lieu que l’historien soit désintéressé. Même si on ne peut lui demander de renoncer totalement à l’espoir d’atteindre à la gloire, la renommée ne doit pas être sa première ambition, ce que Tite-Live traduisait ainsi : « Quoi qu’il arrive, je me trouverais heureux d’avoir travaillé pour ma part à l’histoire du premier peuple du monde, et si dans cette foule d’auteurs mon nom devait rester obscur, je me consolerais encore…». Mais où pouvait-il puiser cet oubli de lui-même ? Tout simplement dans sa passion pour son œuvre, du moins si l’on en croit Pline l’Ancien (23-79), qui déclara un jour qu’il « avait assez fait pour sa propre gloire et qu’il pourrait se reposer, s’il était possible que son âme goutât le calme et le contentement en dehors de son travail ». 

    Ce généreux détachement, ce dévouement infatigable à son œuvre, étaient soutenus dans l’âme de Tite-Live par un patriotisme ardent et profond, rien ne lui paraissant plus grand que le tableau de la destinée de Rome. C’est en ce sens que l’histoire dans Tite-Live a un accent unique. Tite-Live revit la vie de son peuple, s’identifie avec la destinée de Rome, alors que Salluste demandait à l’histoire la distraction de ses loisirs, César pour sa part se contentant de la mettre au service de sa réputation. Bref, l’œuvre de Tite-Live fut comme un monument élevé à la religion de la patrie, et en rendant témoignage aux vertus du passé, Tite-Live avait pour but de dégoûter ses lecteurs des vices du présent, et d’assurer pour l’avenir la perpétuité des grandes actions et des générations héroïques.

    Ces tendances de moraliste, ces préoccupations de patriote ont fait suspecter la véracité de Tite-Live, étant entendu qu’on ne peut guère attendre de l’impartialité  de la part d’un homme si infatué de la gloire et des vertus de son pays. Et de fait, il faut remarquer qu’il a avancé des faits manifestement faux. Par exemple, Porsenna n’est point entré dans Rome (fin du sixième siècle av. J.C.), et les Gaulois ont à peine pu résister à Camille (quatrième siècle av. J.C.). Cela n’avait  d’ailleurs pas l’air de gêner Tite-Live, lui-même déclarant qu’entre deux assertions douteuses, il choisissait toujours la plus favorable aux Romains. Il en fera de même pour les affaires intérieures, penchant toujours du côté du parti patricien contre les chefs du parti populaire. Il alla même jusqu’à rejeter sur Varron l’entière responsabilité du désastre de Cannes (216 av. J.C.), oubliant au passage le génie militaire d’Annibal.

    En fait Tite-Live n’a jamais pensé que l’histoire fût avant tout une science. D’ailleurs, malgré son intimité avec l’empereur, il semble n’avoir jamais fouillé ou consulté les documents originaux ou les pièces officielles, ne tirant profit non plus de nul monument non écrit. Peu lui importe tout cela, il se contente de répandre uniformément sur toutes les époques de l’histoire romaine la même couleur, donnant le même costume aux hommes des temps les plus divers. Et pour couronner le tout, Tite-Live n’a pas compris le rôle considérable que doit jouer la géographie dans l’histoire.  Cela étant, il a pour excuse le fait que dans l’antiquité nul ne songeait à exiger d’un historien qu’il considérât l’histoire comme une matière scientifique.

    Néanmoins, si l’impartialité de Tite-Live n’est point parfaite, tout imprégné qu’il est de la gloire de Rome, on ne peut lui reprocher un manque de bonne foi, avouant les défaites de Romains, ce qui est la moindre des choses, mais soulignant aussi leur cruauté. C’est particulièrement évident quand il raconte le sac de Pométia, ville des Aurunces qui, « quoiqu’elle eut capitulé, fut traitée aussi cruellement que si elle eût été prise d’assaut ». Par ailleurs, en rapportant l’histoire d’Annibal, même si l’épouvante dans l’imagination populaire a pu l’égarer, nombreux sont ceux qui ont affirmé que la peinture du génial ennemi de Rome n’était pas infidèle, ni menteuse. De même on aurait tort de l’accuser d’avoir voilé l’infamie des Romains imposant la trahison à Prusias, contraint pour sauver son royaume à livrer Annibal. Tite-Live qui n’était pas un fanatique de la politique était plutôt un apôtre de la modération, ce qui explique ses préférences pour les hommes du Sénat, moins exaltés que ceux de la plèbe.

    En réalité, même si Tite-Live ne se souciait pas exagérément de l’exactitude et de la véracité des faits, il n’en reste pas moins qu’il eut à un très haut degré la conscience de son devoir d’historien, allant chercher les sources de l’histoire chez les historiens et non ailleurs.  En outre, même si nous sommes imprégnés de nos jours du goût pour l’histoire pittoresque, avec l’intérêt de connaître les mœurs privées d’une nation, à voir les anciens dans le costume qui leur est propre, avec leurs habitudes, leurs usages, leurs passions d’un jour, ne faut-il pas regarder de près aussi l’âme des peuples ? Après tout, qui pourrait penser qu’il n’est point instructif de saisir cette âme du peuple romain, en fixer les traits caractéristiques, fussent-ils ennoblis et embellis ? Pour toutes ces raisons, personne n’a pu s’empêcher de reconnaître le grand effort de Tite-Live pour arriver à la vérité, en tout cas à une forme avancée de vérité.

    Michel Escatafal