I) Le talent
Les premières élégies
Quand Ovide choisit le genre élégiaque, il lui parut sans doute que les émotions qu’il pouvait donner avaient été comme épuisées par ses prédécesseurs Tibulle et Properce. Du coup il les remplaça par l’esprit. Dans ses poésies érotiques il y en a beaucoup, certains disent même trop, mais pas assez pour préserver le lecteur de l’ennui qui naît de la monotonie du sujet, ou pour défendre le poète contre l’irritation que cause sa froide immoralité. Cependant ses œuvres ont un grand intérêt dans la mesure où elles sont un miroir exact de la société élégante à Rome pendant la seconde partie du principat d’Auguste, ce qui en fait leur curiosité.
Aussi frivoles que soient les peintures d’Ovide, il faut en effet reconnaître qu’elles marquent une date dans l’histoire morale de Rome. En effet, à jouir de la prospérité et de la sécurité matérielles, on avait cessé de se souvenir à quel prix on les avait achetées. On perdait aussi la mémoire du passé tragique, et on se laissait aller à la commodité de l’heure présente. Si l’on ajoute à cela la disparition de toute vie politique, on se retrouvait à l’époque du début de l’empire avec une société désoeuvrée, qui amena à Rome la formation de toute une classe d’hommes qui n’eurent plus d’autre affaire que de s’amuser. Pire même, après avoir connu le goût du plaisir, c’en était devenu le but de la vie. Et c’est cette nouveauté qu’exprime l’œuvre d’Ovide.
En réalité Ovide ne fut moraliste qu’à son corps défendant : observateur amusant et amusé, il dit bien ce qu’il voit parce qu’il s’y plaît. Par lui nous connaissons ce monde qui a perdu toute croyance, et n’en n’éprouve nul regret, parce que les dieux de l’ancienne foi sont de plus en plus risibles. Les arts et la poésie n’ont à ce moment d’autre objet qu'abréger les heures trop longues. Ce sont de purs jeux d’esprit : « Les vers sont utiles ? J’en doute » répond Ovide. Les affaires absorbent trop de temps; les passions ébranlent, ce qui explique qu’on leur préfère la galanterie, laquelle distrait suffisamment pour qu’on n’entende pas la voix de la conscience. Bref, tous ces oisifs s’agitent beaucoup plus qu’ils ne s’amusent.
Par exemple le galant homme qui veut faire agréer ses services par une belle dame s’obligera à mille choses, toutes destinées à simplifier et faire aimer la vie à la dame, au point que cela lui prendra toute la journée, une journée forcément harassante. Ensuite il demandera du papier et un roseau, et de gré ou de force, il écrira des verts galants. C’était à cela que servait l’éducation littéraire : « Jeune Romain -c’est un avis que je vous donne-, cultivez les belles lettres…la beauté se laisse séduire par une voix éloquente ». Les premières poésies d’Ovide sont pleines de ces petits tableaux où revit ce monde brillant, superficiel et vide, avec des gens pas nécessairement méchants, mais qui préparent les générations qui auront le goût de la servitude et de toutes les dépravations qu’elle fait naître.
Les Métamorphoses, les Fastes
Avec la maturité, Ovide se découvrit de nouvelles ambition, d’autant qu’il comprit que le lecteur n’allait pas infiniment se contenter de ces peintures légères. Cependant il ne pouvait pas rompre d’un coup avec ses habitudes d’esprit, et il ne fallait pas demander de philosophie à Ovide. En outre, même s’il était possible de vivifier ses récits par une pensée morale, il ne le fit pas par indifférence. Les Métamorphoses sont tour à tour châtiment du crime, comme pour Lycaon, ou récompense de la vertu comme pour Philémon et Baucis. Peu lui importe. Point de patriotisme non plus, l’apothéose de Romulus et d’Hersilie ne donnant pas davantage d’émotion que la transformation des pâtres Lyciens en grenouilles. A cela il faut ajouter d’étranges puérilités dans les détails, mais tout cela n’enlève rien au talent d’Ovide, capable de séduire n’importe quel lecteur lettré. Nul plus que lui ne sait conter avec adresse, en rappelant qu’il a pu mettre à la file, quinze livres durant, tant d’histoires qui toutes se terminent de la même manière, et échapper à la monotonie et plus encore à l’ennui, tellement son style a d’abondance et son vers de fluidité.
Certaines de ses peintures sont d’un relief qui n’a rien à envier aux arts plastiques, au point qu’on imagine qu’Ovide dut être un grand amateur des sculpteurs anciens, En revanche parfois il lui arrive d’oublier d’être spirituel, mais atteint par moment à l’émotion poignante, en traduisant des sentiments honnêtes, comme dans l’histoire de Ceyx et d’Alcyone. A ce propos, la dite histoire est sans doute une de celles où Ovide exprime le mieux son immense talent, notamment quand il nous montre les deux époux métamorphosés en alcyons. Nul trait déplacé, rien que du cœur. Avec pareil talent, la poésie est bien autre chose qu’un divertissement de bel air et un jeu d’esprit.
Ce changement se marque plus encore dans les Fastes, œuvre qui est une véritable mine d’or pour les historiens et les archéologues qui y trouvent de précieux renseignements sur la religion romaine et ses cérémonies. Mais les Fastes nous montrent un Ovide mûri, capable de comprendre la beauté d’un passé religieux et grave. En outre ce chantre de la vie mondaine est aussi capable d’être ému par la forte rusticité de la Rome primitive, et de retrouver, au milieu des vieilles légendes de son pays, la simplicité de l’expression. Il est simplement dommage pour la postérité et l’histoire que l’exil soit survenu trop tôt, ce qui a privé Rome et l’humanité de quelques chefs d’œuvre supplémentaires, car les œuvres d’exil ne furent que des élégies plaintives, ce qu’il appelait « l’élégie…en longs habits de deuil ».
Les œuvres d’exil
A partir du jour où la disgrâce l’eut frappé, Ovide n’eut d’autre pensée que son malheur, ne sachant plus que gémir, avec pour corolaire une absence totale d’ambition littéraire. En fait le plus émouvant dans ces élégies, c’est la compassion que suscite l’exilé. Par exemple il y a de vraies larmes dans les vers où il nous raconte la dernière nuit qu’il passa à Rome avant son départ, son accablement qui l’a empêché de faire ses préparatifs, sa stupeur au milieu de l’abandon où le laissent les amis infidèles, les gémissements de ses serviteurs et le désespoir de sa femme. Il a su aussi nous restituer les dangers qu’il courut pendant sa traversée : « Ces vers, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos comme c’était mon habitude ; j’écris au milieu des tempêtes, à la lumière d’un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes ».
Après les cinq livres des Tristes, qui doivent leur nom à la dépression d’Ovide, il donna encore les quatre livres des Pontiques (en lien avec le Pont-Euxin), mais cette plainte continuelle n’attendrit plus personne, certains diront même qu’elle fatigue. Et ce ne sont pas les plates adulations (inutiles) adressées à Auguste et Tibère, afin d’obtenir son rappel à Rome qui vont rehausser le tableau qui est fait de cette période noire de sa vie, où il ne trouvait quasiment personne pour parler latin avec lui. D’ailleurs les lettres qu’il lira en public sont traduites en gète et en sarmate, langues qu’il aura eu tout le temps d’apprendre pendant les neuf ans que dura son exil, en fait jusqu’à sa mort.
II) Le Style
Ovide, dit-on, en général fait pressentir ce que l’on appelle la littérature de la décadence. Il est certain que par le choix de ses sujets, par la manière de les traiter, par son style surtout il s’éloigne du goût des grands poètes classiques, Horace et Virgile. Les critiques anciens s’en aperçurent très vite : Sénèque le Rhéteur, qui n’est pourtant pas bien sévère, signale déjà ses écarts d’imagination, sa complaisance pour tout ce qu’il écrivait, sa tendance à se faire un mérite de ses négligences, puisqu’il disait « qu’un beau visage a plus de charme lorsqu’on y voit quelques tâches ». Ovide lui-même a fait des confidences qui sont autant d’aveux : Tout ce que je voulais dire se présentait à moi sous forme de vers ». « Mes vers sont enfants du plaisir…Le loisir, voilà ce que j’ai toujours chéri ». Il nous dit bien qu’il a brûlé quelques-uns de ses ouvrages : « J’ai beaucoup écrit, mais tout ce qui m’a semblé mauvais, j’ai confié aux flammes le soin de le corriger ».
Peut-être a-t-il en effet supprimé quelques uns de ses vers, mais il n’en a point modifié. Il n’a pas eu ce soin de la perfection qui est le tourment et l’honneur des maîtres. Il abuse de son extrême facilité, et pour relever ce qu’elle pourrait avoir d’un peu commun, il ne s’interdit guère les tours d’adresse dans la versification ou dans le style. C’est par là surtout qu’on peut le rapprocher de cette école que vit la génération suivante préoccupée avant tout de la dextérité, du savoir-faire, de l’ingéniosité des procédés, et qui produisit tant d’habiles artisans de vers, si peu de poètes. Pourtant dans ses parties saines, le langage d’Ovide a une grâce souple et fluide, un éclat doux et poli qui défendent de voir seulement en lui un virtuose, et où l’on retrouve les heureux dons d’un artiste rare, sinon supérieur.
Michel Escatafal